SIERRA DE TERUEL, ÉLÉGIE POUR UNE RÉPUBLIQUE DÉFUNTE

Positif, nº 645, novembre 2014, p 96.

En décembre 1937 est publié le roman intitulé L’Espoir. Il s’achève sur la victoire républicaine lors de la bataille de Guadalajara, mais il en est tout autrement de Sierra de Teruel, le film tourné par André Malraux entre août 1938 et janvier 1939, grâce au soutien financier du sous-secrétariat à la Propagande du gouvernement de la Deuxième République espagnole. Ses défenseurs sont alors en danger et l’espoir s’en est allé.

Le film s’ouvre sur la mort d’un aviateur italien auquel la population d’un village rend un hommage funèbre. Le « commandant » fait un bref discours puis afin de préparer l’enterrement auquel tous prendront part on rédige le nom du nouveau défunt sur une ardoise prévue à cet effet. D’emblée, le ton est donné : le peuple solidaire et stoïque continuera le combat jusqu’à son dernier souffle.

Dès ces toutes premières scènes vit un peuple en souffrance, privé d’armes, assiégé par un ennemi dont on ne cesse d’entendre en off les tirs en rafale et les bombardements. Une certaine rigidité se dégage des caractères univoques des personnages, de l’élocution parfois raide des non professionnels, tout autant que du souci d’employer un travelling ou un recadrage appuyés.

Le film se clôt sur les images d’une population endeuillée par la mort d’aviateurs sacrifiés sur l’autel de la fraternité après avoir fait sauter un pont. Cet éloge de l’aviateur sans autre famille que ses compagnons d’armes est contemporain des oeuvres de Hawks et Saint-Exupéry. Tandis que les silhouettes d’hommes, de femmes et d’enfants serpentent le long d’une route en lacets, la musique de Darius Milhaud ajoute à la solennité d’une scène frappée au sceau d’un lyrisme fréquent dans le cinéma soviétique de l’époque. La durée de ce bloc, près de huit minutes, dans un film d’à peine plus de soixante-dix minutes montre bien l’aspiration de Malraux à bâtir une liturgie en quelque sorte oecuménique.

Max Aub, futur auteur du cycle romanesque appelé Le Labyrinthe magique, est crédité au générique du film en tant qu’auteur du « découpage ». En fait,  il traduit le scénario, effectue des repérages, voire choisit certains des interprètes. Quant à Denis Marion, auteur en 1970 d’une monographie consacrée à Malraux,  il « assiste » celui-ci pour l’écriture du scénario.

En janvier 1939 le tournage doit être interrompu, si bien que Sierra de Teruel demeure inachevé. Près d’un tiers restait à filmer ce qui explique en partie l’étrange densité documentaire des épisodes successifs auxquels manque le lien d’une trame à laquelle l’auteur avait peut-être renoncé pour mieux mettre en valeur l’héroïsme collectif. Six mois après la fin de la guerre civile espagnole, en juillet 1939, Malraux termine le montage du film, peu avant que  le pacte de germano-sovíétique de non agression ne mette un terme à la propagande anti fasciste. Pendant l’occupation la Gestapo détruit le négatif ainsi que les copies, sauf une qui miraculeusement parvient à la Library of congress des Etats-Unis en 1942 sans que son auteur en ait connaissance, bien qu’il ait été à l’initiative de ce contact. En 1945, il est distribué sous le titre Espoir, mais dix-neuf plans ont disparu, des intertitres apparaissent, le générique a été modifié et Malraux est dessaisi des droits sur le film.

L’historien du cinéma Ferrán Alberich (1) en a étudié avec rigueur les aléas et le cheminement. D’après lui, il est probable que l’aviateur et producteur occasionnel Edouard Corniglion-Molinier ait contribué au soutien financier du film et que Roland Tual en ait été le responsable de production à Paris, notamment auprès du laboratoire Pathé.

Depuis la première projection en Espagne en 1977, le film n’a cessé de susciter un intérêt renouvelé, comme en témoigne le récent article que lui a consacré Víctor Erice (2). Aujourd’hui, sa valeur de témoignage, son élan contradictoire entre la distance discursive et l’exaltation du défi utopique disent bien sa singularité.

 

 

  • Ferrán Alberich, Sierra de Teruel : una coproducción circunstancial. Actes du VII congrès de l’Association espagnole des historiens de cinéma (AEHC), 1999.
  • Víctor Erice, Trafic, nº 81, Printemps 2012.