MYSTERE DE LA DOUCEUR

Positif, nº 565, mars 2008, p 97-99.

Au cours d’un entretien filmé consacré à Procès de Jeanne d‘Arc on demande à Florence Delay pourquoi Bresson l’a choisie pour son film et elle répond que sans doute émanait d’elle un mystère de la douceur qu’il a su entrevoir. En aucun cas la douceur ne peut être sollicitée, encore moins provoquée ; son mystère se fonde sur la fragilité grâce à laquelle la force tempère la brutalité et sans laquelle elle n’est que faiblesse.

Cette traversée des apparences appelle l’attente, mieux encore est elle nourrie par le recueillement afin qu’ait lieu ce dévoilement, de sorte que l’accès au mystère de la douceur relève d’une aspiration à une connaissance qui aille au-delà du savoir, une connaissance qui si elle n’est pas religieuse est pour le moins spirituelle. Il n’y a pas de douceur sans mystère ni de mystère sans douceur ; leur faire violence c’est s’obstiner à s’avouer vaincu. Combien de comédiens et cinéastes échouent à les rechercher quand seule l’attente peut être récompensée

Si la douceur est la sève nourricière d’une oeuvre cinématographique son auteur doit assumer que souvent on la qualifiera de féminine et qu’on la confrondra avec la mièvrerie, le renoncement au risque, la monotonie, l’incapacité à doter de vigueur. Les détracteurs d’Henry King diront qu’il en était dépourvu puisque pendant près de trente ans il s’accoutuma aux servitudes de la Twentieth Century Fox. Si bien que l’énergie de Walsh, la modernité de Hawks, le lyrisme de Ford, la sècheresse de Wellman, pour nous en tenir à des caractéristiques fort simples, assurent à leurs auteurs une place au premier rang dans le panthéon des grands cinéastes classiques, alors que King s’efface, d’autant plus que l’homme semble s’être fondu dans ses films.

Sa conviction chrétienne n’est pas étrangère à cette place de deuxième choix à une époque où prévaut l’ironie, où la peur du ridicule étouffe le goût du sublime. Que pèse un simple fidèle face à l’athée blasphémateur, au croyant torturé, au dandy fasciné par les fastes de la religion, à l’apprenti démiurge, au mystique, à l’ascète ? Bien peu de chose. Chanter les louanges de la bonhomie, de la joie, de la bonté, de la stabilité sociale et familiale, de la vie rurale ou dans une small town, comme dans State fair (1933) et Wait till the sun shines, Nellie (1952), serait propre d’un réactionnaire n’était la réelle innocence de son auteur, qu’il est certes difficile d’imaginer défendant la cause des noirs et des hommes mis au ban d’une société stricte. Il est né dans un pays aux frontières encore mouvantes en 1886, soit une vingtaine d’années à peine après la fin de la guerre de Sécession, onze ans après Griffith.  Sa réflexion intellectuelle a pour socle le XX siècle mais il est patent que sa sensibilité et son imaginaire relèvent de la fin du XIX siècle. L’innocence aujourd’hui perdue – qui n’est pas l’ingénuité, toujours à l’ordre du jour – de qui est convaincu de vivre dans la Terre promise autorisait ce regard bienveillant sur les hommes.

Selon King en dépit des malheurs c’est la bonté qui sauve l’homme de sa faiblesse, lors même qu’il est athée. Tel est le cas du personnage qu’interprète Alexander Knox dans I’d climb the highest mountain (1951). Ce misanthrope méfiant perd un enfant à cause du pasteur accueilli par une communauté agraire de Géorgie bercée par un rêve jeffersonien. Cependant lorsqu’à la fin de son ministère le prédicateur adresse ses adieux aux villageois l’homme blessé lui tend la main ; nul esprit de vengeance, nul dédain factice ne le ronge. Rien ne convainc le fermier éprouvé par le deuil de l’existence de Dieu mais poind dans son existence grise le goût de la vie. Suggérer l’apparition de l’amour de la vie serait excessif et mènerait au sermon mais le metteur en scène s’arrête sur le seuil de la solennité. A la fin de Wilson (1944) le président Woodrow Wilson (encore Alexander Knox) n’hésite pas à recevoir son rival politique qui pour sa part incarne le précepte de Voltaire selon lequel : « je ne suis pas du tout d’accord avec vous mais je défendrai jusqu’à la mort pour votre droit à soutenir vos idées ». Une franche poignée de main scelle alors leur adieu. Grâce au talent de Lamar Trotti, auteur tout aussi inspiré de L’incendie de Chicago (1937) et La folle parade (1938), Wilson et  I’d Climb the highest mountain comptent parmi les plus beaux films de King. Sur un mode mineur il dresse l’éloge de la probité et du courage face à l’adversité. Scénariste et réalisateur partagent le goût pour la chronique paisible du devoir, qu’il s’agisse de la prédication ou la présidence des Etats-Unis. Cette attention portée au quotidien, ce refus du suspense et des stridences contient un éloge implicite d’un principe démocratique : accorder à chacun une place dans l’édifice commun. Le gros plan qui individualise est plutôt rare, de même celui qui glorifie, ainsi, lorsque le président Wilson sert à boire aux soldats qui partent sur le front King affirme l’égalité de ces hommes car pour exceptionnel qu’il soit un homme n’est jamais supérieur aux autres. Dans Un homme de fer (1949) le général Savage  (Grégory Peck) harangue ses aviateurs sur le point de silloner le ciel en quête d’ennemis allemands avant de leur asséner : « Considérez-vous morts. » A l’instar de son personnage King ne hausse pas le ton, n’appuie pas le propos par un mouvement de caméra, une ponctuation musicale, un geste ou une pause de l’acteur, c’est au contraire sa retenue un peu sèche qui surprend d’abord puis émeut. A la fin du film cet homme inflexible s’effondre et King l’écarte du récit afin de le laisser seul avec sa souffrance, non par mépris mais plutôt par souci de dignité. Il disparaît dans une sorte d’anonymat. Bien que sa trajectoire soit hors du commun, Bernadette Soubirous (Le chant de Bernadette, 1943) demeure une jeune femme jetée dans la vie quotidienne de son temps. Qu’une nonne doute de sa sincérité jusqu’à la révélation tardive de sa maladie montre à quel point King veut aplanir, éviter l’héroisme, pour mieux saisir l’abnégation sertie dans la douceur de Bernadette dont la force réside dans une foi primitive. Est-on si loin d’ailleurs du « tout est grâce » qui clôt Le journal d’un curé de campagne ?

Dans la fluidité des séquences l’on ne saurait minimiser l’apport de Barbara Mc Lean qui monta plus de vingt films de ses films mais c’est à King que l’on doit ces plans, d’apparence si simple, qui révèlent un bouleversement. C’est à la fin de Wait till the sun shines, Nellie le plan délicat de la rue aperçue jusqu’alors à travers la vitre du salon de coiffure dans lequel s’est déroulée la vie confinée du protagoniste, c’est à la fin d’un Un matin comme les autres (1959) Sheila Graham qui prend conscience de la mort de Scott Fitzgerald lorsqu’elle se tourne vers la porte d’entrée de la maison et là où quelques secondes auparavant infirmiers et brancardiers agissaient dans l’urgence il n’y a plus que le vide et le silence.

Pour autant, King aime à sculpter ses images, à leur donner la netteté de la gravure ; les draperies colorées de Léon Shamroy avec lequel il engagea una collaboration durable solidifient la douceur de ces scènes picturales. King évite l’effet spectaculaire soudain bien qu’il use volontiers d’un principe de mise en scène dont on trouve un exemple extrême dans L’incendie de Chicago. Ainsi, la ruade d’une vache est à l’origine d’un incendie qui dévaste la ville bâtie en bois. L’enchaînement des causes et conséquences répond au souhait de ne pas anticiper, de ne pas imposer un rythme. Ce n’est que contraint, lorsque les personnages sont dans une voie sans issue, qu’il emploie la violence. Hélas, la pudeur si prégnante dans ses films poussa peut-être la Twentieh Century Fox, ou King lui-même, à faire appel à Alfred Newman dont les partitions soulignent ce qu’il suggère.

Dans ses films l’homme est rarement médiocre, il est faible lorsque l’élan moral fléchit. Il est pour King un roseau qui ploie mais ne cède pas. L’auteur n’en gomme pas les défauts, il tend plutôt à les comprendre qu’à les condamner. Même l’assassin Robert Ford n’est pas un être à détester (Le brigand bien-aimé, 1939), c’est un homme dépassé par l’horreur de son acte. Pour King plus méprisable est Barshee qui spolie de leurs terres les pauvres propriétaires terriens. Quant à Johnny Ringo il plaint le jeune immature qui attente à sa vie (La cible humaine, 1950). L’un et l’autre deviennent des parias, c’est-à-dire des exclus condamnés à n’être plus présent dans le plan. Considérer l’autre médiocre est source de colère, le croire faible conduit à moins le critiquer. Cette propension à la clémence peut irriter les réfractaires prompts à la révolte.

On s’en doute, les paraboles bibliques abondent : David et Goliath dès Tol’able David (1921) puis dans le flash-back qui évoque l’enfance du roi David (David et Betsabée, 1951), le verger édénique de Ramona (1936) jusqu’à la vigne du patriarche de This earth is mine (1959), le fils prodigue dans Over the hill (1931),  L’incendie de Chicago  et Maryland (1940), et encore The earth is mine, mais s’il puise surtout ses sources dans l’Ancien Testament le ton est beaucoup plus serein.

Dans Barbara, fille du désert (1926) un intertitre nous annonce que « rédimer le désert » est le propos des habitants qui colonisent près du fleuve Colorado des terres brûlées par le soleil. Le rachat de l’homme est le pendant de la rédemption de la terre. L’ouverture de ce même film montre une jeune femme seule avec son bébé parmi des dunes de sable, à côté de son chariot et de son mari défunt. Cet opéra des origines qui chez d’autres prendrait une ampleur tellurique est traitée en quelques plans picturaux où le mouvement des personnages se fige, tout comme le prologue de L’incendie de Chicago qui présente une veuve et ses trois fils qui enterrent le père dans la Prairie à quelques lieues de Chicago.

Plus tard Tant que soufflera la tempête (1955) commence réellement lorsque dans le bateau qui l’éloigne de l’Irlande affligée par la famine la passagère protagoniste (Susan Hayward) aperçoit la côte d’Afrique du Sud. Elle dit : « On dirait la fin du monde ou son commencement. » Un cinéaste moderne traiterait, bien involontairement peut-être, de la fin d’une époque ou de la fin des temps mais King s’abreuve aux commencements, ou plus exactement il décrit ici, une fois encore, une renaissance : un nouveau pays, de nouveaux hommes libres. Etrangement Capitaine de Castille (1947) n’est qu’un long prologue. Le film s’achève là où commencerait la plupart des films : avant le grand et tragique spectacle de la conquête du Mexique. Dans Un matin comme les autres King  fait dire  à Scott Fitzgerald au bord de l’agonie : « La beauté de la littérature c’est qu’elle est toujours jeune. » Cet éloge des commencements justifie ces débuts de films marqués, au delà des conventions hollywoodiennes, par l’arrivée d’un jeune couple (I’d climb the highest mountain, Wait till the sun shines, Nellie), d’un personnage seul (A travers l’orage, 1935 ; Lloyds of London, 1936 ; Little Old New York, 1940 ; This earth is mine), d’un groupe d’hommes (A bell for Adano, 1948) dans un lieu nouveau où tout est à découvrir.

Haydn occupe dans l’histoire de la musique classique une place incertaine. Sa constance, son équilibre, sa discrétion attirent moins que la puissance et la gravité de Bach, le génie quasi divin de Mozart, les tourments de Beethoven. Sous la protection de la famille Esterházy il composa sans relâche durant une trentaine d’années. Il écrivit : « Mes fonctions de chef d’orchestre me permettaient de faire toutes les expériences, d’observer l’impression produite, d’améliorer ce qui était faible, d’ajouter, de couper, d’oser. Je me devais d’être original » Dans la prison dorée de la Fox le prestige permit aussi à King d’affermir son ambition d’artiste, occultée par son humilité d’artisan, non pour subjuguer, plutôt pour satisfaire un besoin de dépassement et pour atteindre à la beauté.