Artículo publicado en diciembre de 2023 en el número 754 de Positif. Está incluido en el dossier dedicado al cine español («Singularités du cinéma espagnol») que coordiné con Dominique Martinez.

«Notes éparses sur le cinéma espagnol actuel»

Les réalisatrices espagnoles ne cessent de conquérir des lauriers : Pilar Palomero, Carla Simón, Jaione Camborda, Estíbaliz Urresola Solaguren, Elena Trapé, Alauda Ruiz de Azúa, Clara Roquet, Elena López Riera, Neus Ballús, Lucía Alemany, chez lesquelles est perceptible une propension au récit autobiographique raconté sur un mode mineur, et Carlota Pereda, Estefanía Cortés et Rocío Mesa, qui exercent à la lisière du fantastique.

Depuis peu, deux tendances apparaissent, celle des actrices qui passent derrière la caméra (Marta Nieto, Itsaso Arana) et celle qui consiste à développer un court métrage en format long (par exemple Piggy, de Carlota Pereda, 2022). Hommes ou femmes, l’immense majorité des cinéastes de moins de 40 ans s’est formée dans une école de cinéma, parfois hors d’Espagne.

Femmes de tête

La discrimination positive, qui bénéficie aux jeunes réalisatrices, prête à polémique, mais celles de plus de 50 ans souffrent d’être écartées de la plupart des aides si elles ne sont pas renommées. Ce sont souvent des productrices qui donnent aux débutantes leur première opportunité de réaliser, notamment María Zamora, María del Puy Alvarado, Marisa Fernández Armenteros et Valérie Delpierre. Les productrices María Luisa Gutiérrez, Cristina Zumárraga, Belén Atienza, Pilar Benito, Mercedes Gamero et Sandra Hermida disposent de budgets plus importants.

Signe des temps, les cinq personnes nommées aux Goya en 2023 pour la meilleure direction de production étaient des femmes (Elisa Sirvent, Carmen Sánchez de la Vega, Sara García, María José Díez et Manuela Ocón). Par ailleurs, Esther García – pilier de la société El Deseo – a été, en 2018, la première productrice distinguée par le Prix national de cinématographie.

En 2021, Daniela Cajías a reçu le Goya de la meilleure photographie pour Las niñas, de Pilar Palomero. Dans son sillage, Rita Noriega, Neus Ollé et Gris Jordana ont obtenu une reconnaissance. En 2023, Zeltia Montes était récompensée du Goya de la meilleure musique pour El buen patrón, de Fernando León de Aranoa. En revanche, les femmes peinent à s’imposer en tant que sound designer, et la direction de festival leur échappe encore souvent, à l’exception de Marta García Larriu (Another Way Film Festival), Mane García (festival du cinéma africain de Tarifa/FCAT), Carlota Álvarez Basso, codirectrice du festival Cine por mujeres, et María Zafra, directrice de la Mostra internacional de films de dones de Barcelona (festival international du film de femmes de Barcelone), deux festivals consacrés aux femmes.

Entre 2018 et 2023, Beatriz Navas a dirigé l’ICAA (Institut de la cinématographie et des arts audiovisuels), entre 2012 et 2014, Susana de la Sierra l’avait précédée dans cette mission, tâche ingrate parce que le cadre légal est encore celui de la « Loi du cinéma » de 2007 conçue par l’éminent et respecté Fernando Lara, mais que l’État refuse obstinément la création d’une Agence indépendante.

Plusieurs femmes président des associations du secteur cinématographique. María Luisa Gutiérrez est à la tête de l’AECINE – association qui réunit les producteurs les plus puissants du pays –, Virginia Yagüe a pris les rênes de Dama – entité de gestion des droits audiovisuels –, Pilar Pérez Solano défend les intérêts des cinéastes à Accíon et Sandra Ruesga ceux du cinéma documentaire à Docma. Enfin, Ana Pineda est la directrice générale d’Alma, le syndicat de scénaristes. Bien entendu, la Cima – association des femmes dans l’audiovisuel de près 900 membres – veille aux intérêts des femmes engagées dans des activités cinématographiques.

Le développement durable dans l’industrie audiovisuelle est pour l’instant le domaine réservé des femmes. Elles ont encouragé l’ICAA à définir son Green Book des bonnes pratiques, et Marta Lopera et Delia Labiano viennent de mener sur le sujet une enquête commandée par la Spain Film Commission. Il n’est pas de journée professionnelle qui ne compte sans la collaboration de Sarah Calderón (The Film Agency), Paloma Andrés (Mrs. Greenfilm) ou Andrea Fuentes (CREAST). Dans ce concert féminin, le réalisateur, producteur et responsable du festival de Santander, Álvaro Longoria, fait figure d’exception.

La professionnalisation du milieu

D’autres aspects sont à signaler : le nombre croissant de tournages dans des régions jusqu’ici moins mises en valeur (l’Estrémadure et la Castille-La Manche), la volonté de tourner dans les langues officielles du pays autres que l’espagnol, l’apparition de producteurs qui semblent moins des gestionnaires de fonds publics que des partenaires impliqués tout au long du processus de création, la multiplication de la production de films documentaires de « création » soutenus par les festivals (Punto de vista, à Pampelune, et Alcances, à Cadix), les critiques et les masters. Le rôle des sociétés de production et de distribution « mini-majors » (Avalon Distribución, BTeam Pictures, A Contracorriente Films, Golem Distribución, Caramel Films, Wanda Visión, Vértigo Films), qui, quoi qu’elles en disent, se rapprochent des majors capitalistes, est aussi remarquable.

La « professionnalisation » du milieu est un phénomène prégnant. Ce ne sont plus des projets de films qui sont financés mais des « dossiers » qui contiennent logline, storyline, tagline, synopsis, note d’intention, teaser, photographies, budget et plan de financement, afin d’obtenir des subventions, des accords de coproduction et de ventes internationales, ainsi que des exonérations fiscales selon la région où est réalisé le film. Ainsi, les Canaries et la Navarre proposent jusqu’à 45 % d’exonération – quand la moyenne nationale se situe autour de 30 % –, mais depuis peu la région de Biscaye les surpasse.

Cette volonté d’offrir une vitrine vertueuse conduit l’Estrémadure à se doter elle aussi d’une académie du cinéma, à convertir l’Espagne en un plateau de tournage à ciel ouvert – ce qu’elle était dans les années 1960 –, à rouvrir les portes de la Ciudad de la Luz à Alicante, à promouvoir des « lieux d’intérêt cinématographique », à choyer d’ambitieux projets d’animation, à renforcer les liens avec les pays étrangers, à ce que les statistiques fleurissent dans les festivals où arborer sa respectabilité.

Par certains aspects, cette professionnalisation ressemble à une course à l’armement. L’Escuela de cine y del audiovisual (Ecam) – école de cinéma de la région de Madrid – s’est dotée d’un département de distribution pour commercialiser les courts métrages réalisés par ses étudiants, alors qu’existent déjà des entreprises spécialisées (Agencia Audiovisual Freak, Selected Films, Marvin & Wayne). L’Escola Superior de Cinema i Audiovisuals de Catalunya (Escac) – École supérieure de cinéma et d’audiovisuel de Catalogne – s’est depuis longtemps lancée dans la production de films. Ce phénomène de concentration horizontale n’est pas nouveau, dans les années 1990, Enrique González Macho (Alta Films) produisait des films, puis les distribuait et les exploitait dans son réseau de salles Renoir. Ce qui frappe aujourd’hui, c’est l’accélération du processus.

L’expression d’une contre-culture

Le rejet du modèle dominant est compréhensible lorsqu’on sait que des producteurs nous infligent encore des copies de copies de thrillers éculés, des comédies indignes de ce nom et des drames routiniers dont on se dispenserait bien. S’il faut donner des exemples d’inégalité des chances, il suffit de nommer les points « objectifs » du système d’aides sélectives de l’ICAA qui favorisent de façon outrancière des sociétés de production déjà solides. Autre exemple d’injustice : aucune loi antitrust, pas même sous les gouvernements dits de gauche, n’est venue freiner les incessantes acquisitions de catalogues de films réalisées par Enrique Cerezo pour Video Mercury Films. À lui seul, il détient les droits de plus de 7 000 films espagnols (produits par Andrés Vicente Gómez, Elías Querejeta, ou des films anciens), soit environ 75 % de la production nationale.

En parallèle de la professionnalisation du secteur se fait jour un autre phénomène déterminant. Lorsque José Luis Rebordinos, directeur artistique du festival de San Sebastián, affirme qu’une « génération Tabakalera » est sur le point de naître, il se réfère aux résidences accordées à de nouveaux réalisateurs hébergés à San Sebastián où Suro (Mikel Gurrea, 2022), El agua (Elena López Riera, 2022), Creatura (Elena Martín, 2023) et O Corno (Jaione Camborda, 2023) ont pris leur envol. Certains de ces films reposent sur des partis pris formels assez fermes. Cette tendance prend corps dans tout le pays, en particulier en Galice, où les festivals (Mostra de cine periférico de La Corogne), relaient le discours prôné par Oliver Laxe, Lois Patiño, Eloy Enciso, Xacio Baño et Anxós Fazans. Ils goûtent un cinéma hautain sous couvert d’humilité, enclins à filmer l’inachevé, l’allusif et la ruralité qui apparaît comme l’expression d’une contre-culture face à un capitalisme insidieux. La « radicalité » est leur maître mot, leurs dévots (programmateurs et critiques) le répètent à l’envi.

On peut ajouter que cette « génération Tabakalera » et ce Novo Cinema Galego sont contemporains d’une « génération Filmin », car cette plateforme digitale créée en 2007, sur laquelle près de 15 000 titres sont disponibles, a façonné la nouvelle cinéphilie espagnole. Hélas ! il manque en Espagne une collection de DVD de qualité qui permettrait l’apport de chercheurs et serait précieuse pour les spectateurs, étrangers, bien sûr, mais aussi espagnols, car l’une des principales carences culturelles du pays est l’absence d’enseignement du cinéma en milieu scolaire.

Incubateurs et résidences

Il faut aussi mentionner la multiplication des résidences de développement sans lesquelles la viabilité d’un premier ou d’un second film est presque impossible. L’Ecam en est à la sixième édition de la « incubadora », l’Académie du cinéma, à Madrid, propose sa cinquième édition de résidence annuelle, la Residencia Navarra, la Residencia de l’Académie du cinéma catalan, et IsLABentura Canarias accueillent des projets pour la deuxième année consécutive. En noevmbre 2023 vient d’avoir lieu la première édition de la Residencia de cine de Extremadura. Et la bourse Ikusmira Berrriak (Tabakalera, festival de San Sebastián, Elías Querejeta Zine Eskola) existe depuis 2015. Ces résidences stimulent le sentiment d’appartenance à un groupe.

Malgré les réclamations réitérées des réalisateurs de fiction et de cinéma documentaire l’ICAA ne propose pas d’aides à l’écriture ou au développement, ce qui a pour conséquence une paupérisation des scénaristes et des documentaristes qui s’improvisent producteurs pour survivre. De plus en plus, les biographies documentaires consacrées à des personnalités comme Fernando Fernán Gómez, Francisco Umbral, Carlos Boyero, Paco de Lucía, Joaquín Sabina ou Terenci Moix abondent. Les revendications pauvrement didactiques de figures féministes du passé (Las sinsombrero, Las maestras de la República, A las mujeres de España, María Lejárraga, les portraits de Clara Campoamor et María Forteza) se multiplient. De même que les films où le cinéma est un moyen du militantisme social, mais certainement pas une fin en soi. De temps en temps, émerge un documentaire modeste et réussi (La visita y un jardín secreto, d’Irene M. Borrego, 2022 ; A los libros y a las mujeres canto, de María Elorza, 2022).

Depuis des décennies, certains réalisateurs ont compris qu’ils devaient leur indépendance à leur condition de producteur. Rodrigo Sorogoyen, Manuel Martín Cuenca, Pablo Berger, Fernando Franco et Alba Sotorra perpétuent cet attachement. Rappelons au passage que, tous secteurs confondus, les salaires perçus en Espagne sont environ 30 % plus faibles qu’en France et qu’un réalisateur tourne, dans le meilleur des cas, un film tous les trois ans.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de constater qu’il n’a jamais été autant question de « diversité », surtout depuis l’enquête commandée par Dama et réalisée par l’université Carlos III de Madrid (2015-2019) à propos de la diversité dans la création culturelle espagnole, et que jamais la nouveauté n’a été aussi formatée. Dans le panorama actuel, les francs-tireurs sont exclus d’un système de production où l’important est de « remplir les cases » en dépit de la force, de la pertinence et de la singularité des projets. Il y a peu, Fernando Trueba déclarait : « Le véritable succès consiste à réaliser les films que l’on souhaite. » Qu’il en soit ainsi.