LE CORPS TRANSFIGURÉ
Positif, Nº 625, mars 2013.
A la fin de sa vie Matisse tâcha sans succès de faire le portrait d’une jeune fille. Selon lui elle ne savait pas prendre la pose et encore moins s’y tenir. Excédé par ses justifications, le maître sourcilleux lui dit déceler en elle une anomalie physique qui l’empêchait de la peindre et lui suggéra d’aller rendre visite à un médecin. Quelques jours plus tard la jeune fille revint voir Matisse et lui révéla qu’on lui avait diagnostiqué une scholiose. L’artiste plastique, peintre ou sculpteur, porte un regard capable de percevoir l’en-deçà et l’au-delà des apparences : le monde de la matière lui appartient ou plutôt lui livre certains de ses secrets auxquels le commun des mortels reste insensible ou étranger.
Cette quête d’une matière originelle habite le film du premier plan jusqu’au dernier. Il s’ouvre sur un vieil homme penché sur une branche noueuse, puis sur un nid, ce n’est pas là le geste d’un flâneur mais celui d’un artiste à l’écoute du monde, non pas la carte contemporaine plongée dans les tourments de la Deuxième Guerre mondiale dont il n’a cure, mais une terre paisible, presque endormie, auquel le paysage cérétan puis la Garrotxa catalane offrent leurs rondeurs vallonnées. « Moi, j’ai une sculpture à faire, guerre ou pas guerre » dit-il à Mercè, la jeune espagnole qu’il prend pour modèle, réfugiée dans le sud de la France sans doute depuis 1939. Il faut comprendre l’égoïsme du vieux Marc Cros se sachant sur le seuil de la mort, peut-être pas indifférent au sort de ses semblables mais lassé de leur contact. L’atelier lové dans les collines est son abri éloigné du tumulte, c’est là qu’il sculpte dans l’ivresse du silence, hors du temps, loin des modes car l’on devine chez lui un tempérament de rebelle à rebours, trop solitaire pour suivre un mouvement artistique. Ce lieu est un temple de brocante où réside un croyant sans église ni dogme. Chacun de ses gestes est guidé par une approche tâtonnante, parfois l’intuition le conforte, au mieux l’inspiration l’assure de ses bienfaits. Tout le film sera une suite d’ébauches, plus que de scènes bâties selon des principes d’opposition. D’où l’absence de conflits manifestes et de sous-trames développées.
Lentement le film s’achemine vers un hommage à la forme première, selon les auteurs du scénario, c’est-à-dire à la femme, épouse d’un Dieu épris de sa création la plus belle entre toutes, mère d’Adam avec lequel elle aurait commis le premier inceste de l’histoire des hommes condamnés depuis à vivre dans une nostalgie des origines où la femme était une déesse. Clairière, torrent, rivière, sentier ombragé, se succèdent dans une nature édénique où la main de l’homme est absente pour mieux mettre en valeur ce rendez-vous avec l’Eve première incarnée par Mercè. Lorsqu’elle se déshabille pour la première fois Trueba prend soin de montrer d’abord son corps de manière fragmentaire puis dès l’instant où le modèle passe sous l’emprise du sculpteur elle est filmée dans son entier, sous des angles divers, afin de « trouver l’idée » sans laquelle l’oeuvre ne peut sortir de sa gangue. Sous le regard fécondant de l’artiste la jeune modèle apprend à s’abandonner avec une spontanéité telle que sa nudité n’a rien d’érotique ou de piquant. Et c’est ainsi qu’apparaît « l’idée », par mégarde, lorsque Mercè cesse de lutter contre sa propre volonté, lorsque son impudeur devient innocence, lorsque Cros ne peut plus en appeler au métier pour aller de l’avant. Face à la statue enfin terminée, inspirée par la Méditerranée de Maillol, Mercè regrette qu’elle ne lui ressemble pas, à quoi le vieil homme répond qu’il ne s’agit pas d’un portrait puis ajoute ce mot, superbe, attribué à Cézanne : « Le modèle est là pour consulter la nature » Quel bel aveu ! Quelle ambition ! Cette nature invoquée révèle un souci du détail, un « vérisme » quasi documentaire qui ne saurait étonner chez un admirateur de Pour la suite du monde (1963), très dissemblable si ce n’est que le film de Pierre Perrault et Michel Brault repose aussi sur la saisie d’instants, à bras-le-corps il est vrai, de hâchures apaisées par des havres de paix, et que le réalisateur espagnol aurait pu donner à son film le même titre : car le monde est là, bruissant, étrange, fuyant le long d’une route où la silhouette truffaldienne d’une jeune fille à vélo aspire la vie à perdre haleine.
A l’éloge d’Eve s’ajoute un adieu à la Femme pour un homme qui va vivre auprès de Mercè un dernier éblouissement, d’abord strictement artistique mais à son insu sensible aussi. Matière et matrice fusionnent dans un film attaché à exprimer le besoin de toucher pour accéder au partage. Les contours de Mercè, ses volumes et ses creux, sont si importants pour Cros, qu’il lui faut toucher ce corps pour le comprendre et enfin le sculpter. Jusqu’alors il ne peut que l’imaginer. Cet hommage au corps féminin est-il nouveau dans la filmographie de Trueba ? Non, si l’on songe que la sensualité traversait déjà Chico & Rita (2010) La Fille de tes rêves (1998), Belle Époque (1992) et El año de las luces (1986), mais jamais à ce point la gravité n’avait entravé l’élan. Toucher ici va au-delà de la caresse et du plaisir, c’est accepter l’autre, lui conférer sa condition d’être vivant. Voilà pourquoi à la nuit tombée Mercè, réveillée par le vieil homme troublé, posément, à l’aide de ses mains, grave dans sa mémoire les traits du celui qui bientôt ne sera plus.
Par le biais de la relation instaurée entre Marc Cros et Mercè, puis avec Werner, l’ami allemand quelque peu idéalisé auteur d’une biographie du sculpteur, scénariste et réalisateur proposent un credo, tout autant qu’une confession sereine. Le spectateur devine que « Le travail ne doit pas se voir. Seul le résultat compte » ou « Trouver l’équilibre pour ensuite le troubler » s’adressent à lui, sans rigueur ni semonce, mais avec bienveillance. On l’aura compris, le noyeau dur du film, sa raison d’être repose sur cette transmission non pas du savoir mais de la connaissance. Un jour que l’on demandait à Marguerite Duras la différence entre les deux notions, elle dit que le savoir s’acquiert à l’école, et que la connaissance est affaire d’apprentissage individuel. Depuis que face à un dessin de Rembrandt le maître lui enjoint de « regarder comme il faut regarder » le chemin entrepris par Mercè s’apparente à celui de la connaissance. Dès que le film s’éloigne de l’artiste et du modèle il nous expose aux faux pas, voire à la faute. Comment deux hommes d’expérience comme Carrière et Trueba ont-ils pu écrire les scènes mièvres interprétées par les enfants ? Celle que mène le curé est à peine imaginable dans un mauvais film français des années cinquante. Preuve s’il en était que le talent, indéniable ici, n’exclut pas le manque de lucidité.
Les scènes de bain et de pose seront l’occasion pour des commentateurs hâtifs d’établir une filiation prévisible avec Auguste et Jean Renoir, alors que le noir et et blanc du film, attentif aux vibrations de l’air, à la découpe géométrique de l’espace, aux trouées de lumière, rappelle, sans l’égaler toutefois, le magnifique travail de Ghislain Cloquet dans Au hasard Balthazar (1965) et Mouchette (1967) dans lesquels les choses et les êtres ont une consistance qui oscille entre le trait du graveur et la tâche d’encre éclatante.
L’artiste et son modèle serait un film moins juste si son tempo défaillait. A quoi doit-il son équilibre ? Au traitement du son respectueux du rythme et de l’harmonie de chaque scène. Le film n’a pas besoin de musique, si bien que les quelques accords de la neuvième symphonie de Mahler qui à la fin sourdent de la terre sonnent l’appel d’un départ, et c’est bien le cas. Trueba a été l’un des tout premiers à accorder au son en Espagne la place qui lui revient. Sa collaboration avec Gilles Ortion, Pierre-Louis Thévenet et Pierre Gamet, décédé après le tournage et auquel le film est dédié – ainsi qu’à son frère sculpteur Máximo Trueba – mérite d’être distinguée. Grâces lui soient rendues.
Floreal Peleato