CI-GÎT LA TENDRESSE IMPOSSIBLE

Positif, nº 742, dec 2022

Les rondeurs d’un boudha, la barbe en collier d’un mormon, le crâne tôt dégarni, le roulement de tambour de ses invectives nous empêchent d’imaginer Marco Ferreri jeune, et d’ailleurs l’a-t-il été ? Faut-il à son propos donner raison à Voltaire qui affirmait : « Qui n’a pas l’esprit de son âge, de son âge a tout le malheur » ? Fut-il un adolescent emmuré dans ses désirs non comblés puis un mari sage qui jetait sur l’écran ses obsessions les plus retorses  ? Le premier plan de sa filmographie (El pisito, 1958) montre une jeune femme qui éconduit un touriste anglosaxon empressé, mais doit s’en retourner penaud vers sa belle voiture sans même avoir reçu un baiser. Les garçons qui donnent leur titre à Los chicos (1959) rêvent en vain, à l’exception de l’un deux, des belles du quartier, déjà râleuses comme leurs mères tout autant que maltraitées par les hommes. Quant aux femmes dans La Petite voiture (El cochecito, 1960) elles sont des comparses autoritaires qui jacassent.

Dès sa période espagnole s’annonce le mal être masculin fréquent plus tard dans son oeuvre. On peut y voir l’inconfort d’un homme défaillant face à une Lilith capable de réduire à néant son besoin de tendresse. Dans ses films la femme appartient à une autre espèce venue d’un autre continent. Castratrice (Le Lit conjugal, Le Harem), monstre de foire (Le mari de la femme à barbe), animalisée (Liza), puissante même lorsqu’un mâle rageur la dévore (La Chair). À ses débuts déjà il se détache de ses personnages pour être le marionnettiste qui se joue de leurs misères. Sur ce point, dans l’Espagne des années cinquante il pouvait s’offrir à satiété une Grande bouffe pour se repaître de ce que lui faisait mal : la veulerie de nos semblables.

Selon certaines sources Ferreri aurait été chargé de la production exécutive de Toro bravo de Vittorio Cottafavi. D’autres prétendent qu’il détenait en Espagne la patente d’une firme qui vendait des objectifs pour le procédé Totalscope. Très vite il crée Albatros Films et rencontre Rafael Azcona. Les deux larrons s’entendent aussitôt. Ensemble ils écriront une douzaine de scénarios. D’abord la censure interdit plusieurs de leurs projets, notamment l’adaptation d’un roman d’Azcona se déroulant pendant une veillée funèbre. Puis ce dernier s’inspire d’un cas réel survenu à Barcelone pour écrire le roman qu’il va adapter avec Ferreri. Isidoro Ferry, ancien champion de natation, s’improvise producteur parce qu’il apporte le capital grâce auquel le réalisateur tourne son premier film et impose son nom au générique comme coréalisateur, ce qu’il n’est pas.

Alors que la crise du logement est à son comble, Rodolfo qui par manque de moyens financiers ne veut vivre avec Petrita épouse une octogénaire dans l’espoir qu’elle meure tôt et puisse ainsi conserver le droit d’occuper l’appartement en tant que locataire. On lit dans un document attenant au scénario dactylographié : « C’est une histoire sans héros, sans espoir, sans solutions… de personnages fatalement tragiques et traînés par leur destin.» Le ton est donné. Se mêlent dans le film le rire ravageur d’Azcona et le sarcasme triste de Ferreri. Le pauvre scribe est sous l’emprise de sa fiancée Petrita, incarnation du matriarcat espagnol le plus redoutable. Jamais depuis douze ans Rodolfo n’a commis l’ « irréparable » et supporte d’être soumis à son acariâtre compagne. Voilà une version de la Femme et le pantin où les eaux usées remplacent les liqueurs enivrantes. Pas un habitant de la pension ne se hausse au-dessus de la médiocrité. Ce sont tous des survivants trop occupés à manger le lendemain. Ferreri se délecte de leur asphixie affective et compose en plans séquence des scènes d’ensemble dans des espaces exigus, peut-être par peur d’étre pris en flagrant délit de compassion.

En 1959 Eduardo Ducay fonde Época Films et voilà Ferreri lancé dans l’écriture de Los chicos aux côtés de Leonardo Martín. Classé par la censure « film de troisième catégorie » il sort en salles tard, dans de mauvaises conditions et bien vite est oublié. Même Ferreri parlera très peu de cet opus d’une nonchalance trompeuse. Dans cette tragicomédie du coin de la rue aucun évènement ne tire les quatre amis adolescents de leur vie terne et désargentée. Chispa est le fils du propriétaire boîteux et aigri d’un quiosque à journaux. Carlos, studieux, est le seul à vivre dans un appartement spacieux. Joaquín – El Negro –  se croit dur et Andrés se rêve toréador. Jeunes et adultes sont prisonniers du qu’en-dira-t-on, au point que la mère de Carlos fait repeindre son salon dans l’attente d’une visite de personnes plus aisées. Au fil de cette succession de scènes presque documentaires on perçoit une violence en sourdine. Cependant, la sobrieté de Leonardo Martín adoucit les rigueurs de Los olvidados, qu’évoquent la pauvreté criante, le personnage du simple d’esprit et la scène du rêve où le timide Carlos s’imagine espontáneo (1) dans les arènes de las Ventas. Mise sur un piédestal ou rabrouée la femme est à nouveau incomprise.  Les filles sont obligées de boire de la bière alors qu’elles préfèrent le coca-cola, les femmes sont dévisagées sans vergogne par des passants et une adolescente dit à son prétendant : « Pourquoi tu veux que je fasse toujours ce que tu veux alors qu’on est même pas encore fiancés ? »

La Petite voiture (El cochecito, 1960) est produit par le jeune Pere Portabella (Films 59) qui a déjà soutenu Los golfos puis coproduira Viridiana avant de s’illustrer dans la réalisation de films à la limite de l’expérimentation. Il permet à Azcona d’adapter son propre conte cruel sur la vieillesse, réécriture d’une nouvelle publiée en 1957 dans la revue La codorniz puis reprise dans Paralítico publiée en 1960 par la maison d’édition Arión. C’est, selon Azcona, cette version qu’aurait lue Ferreri. Le scénariste était présent pendant le tournage pour écrire ou modifier certaines séquences, si bien que le premier scénario publié en 1960 est différent du film, beaucoup plus concis, et dont les dialogues en partie improvisés doivent être doublés durant le montage à cause aussi d’une prise de son défectueuse. Le manque d’intimité, d’écoute, de respect, d’opportunités, de fantaisie accentue la frustration du vieil Anselmo dont l’ami Lucas possède une petite voiture pour personne handicapée, en fait un tricycle motorisé. Il fera un caprice : lui aussi voudra son cochecito à quelque prix que ce soit, en feignant que ses jambes se dérobent à lui. Lorsque son fils lui reproche son achat inconsidéré don Anselmo se venge en versant de la mort-aux-rats dans la marmite familiale. La censure juge la fin prévue contraire aux bonnes moeurs et impose que  le vieil homme repentant téléphone chez lui pour prévenir la famille de son forfait. La fin originale, disponible aujourd’hui, montre don Anselmo face à son immeuble tandis qu’une ambulance évacue les blessés ou défunts. Puis sur une route déserte deux gardes civils l’arrêtent. Facétieux, il leur demande si en prison il aura le droit de conduire son cochecito. Azcona, toujours fasciné par « l’attendrissante stupidité collective », décrit le défilé carnavalesque d’une cour des miracles empruntée à la picaresque. Un fils de marquise attardé, un commerçant aigrefin, un festin pour pique-assiettes, un concours de petites voitures pour handicapés, et chez chacun le mépris de la souffrance d’autrui. Conscient de son jeu de massacre Ferreri filme un unique gros plan de don Anselmo juste au moment où le vieil homme voit comment on sort les corps de ses proches. Peut-être ressent-il alors le besoin de nous apaiser un peu.

Après El cochecito Ferreri ne peut renouveler son permis de résidence en Espagne et repart en Italie où l´éloge de la fuite assumé par don Anselmo irriguera Dillinger est mort, Liza et Rêve de singe. Pendant le monologue d’ouverture de Contes de la folie ordinaire  (1981) Ben Gazzara dit à un public restreint : « To do a dangerous thing with style is what I call art.” Accorder trop de prix au « danger » l’a parfois éloigné du « style », mais sa vulnérabilité l’a exposé à la solitude de celui dont on rejette la tendresse.

(1) Dans l’Espagne des années 50 et surtout 60 où la gloire des toréadors fait oublier la grisaille quotidienne, espontáneo – « spontané » – et désigne ces apprentis toréadors qui se lancent dans l’arène à la recherche d’un instant de gloire éphèmère.