LA VOIE LACTÉE DE L’ESPAGNE

Positif, nº 724, juin 2021, p 90-92.

Un passage de Campo cerrado de Max Aub décrit une réunion politique pendant la Guerre civile espagnole à laquelle assiste un Suisse qui déclare : « En Espagne être libre cela veut dire pisser où on veut et de préférence là où c’est interdit. » (1) L’observation exprimée par le personnage suisse n’est pas une caricature, elle repose sur une connaissance réelle – celle de l’auteur – de la vie en Espagne. En 1942, il s’exile au Mexique où il devient l’ami de Buñuel.

Plus enclin au « non » qu’au « oui », plus par principe que par conviction, plus indiscipliné qu’indocile, l’Espagnol se montre d’abord rétif aux normes. C’est ainsi que le rebelle usé par l’injustice revendique sa liberté. Pour le jeune Jean-Claude Carrière frotté à l’égalitarisme républicain vénéré en France la veine libertaire espagnole enracinée chez Buñuel a sans doute été un stimulant déconcertant au début de leur collaboration.

L’avoir cotoyé pendant vingt ans a laissé en lui une empreinte durable, parfois même là où l’on s’y attend le moins. Le protagoniste bougon de Milou en mai (1989), interprété par Michel Piccoli – acteur très apprécié par Buñuel –, est une sorte d’hidalgo désargenté du Sud-Ouest aussi réfractaire au travail que l’était don Lope dans Tristana (1970). Loin des remous qui agitent Paris en Mai 1968 il préfère une vie oisive aux curées professionnelles. Bien sûr, La Controverse de Valladolid (1992), filmée pour la télévision par Jean-Daniel Verhaeghe, affiche un goût certain pour l’histoire d’Espagne que Carrière considérait passionnante et méconnue. Déjà dans la série télévisée Bouvard et Pécuchet (1990), conçue par le même réalisateur, la capacité d’émerveillement des deux amis inséparables en dépit de leurs échecs réitérés évoque Don Quichotte et Sancho jetés dans le monde pour s’en extraire aussitôt, lui préférant les aventures de l’esprit au gré de conversations sans fin. Plus tard, l’idée des Fantômes de Goya (2006) vient au scénariste face au buste du peintre à Calanda – où est né Buñuel – alors qu’il guide Milos Forman à la recherche d’un projet situé en Espagne. Enfin, le pays lui inspire encore un reclus assez revêche mais bon enfant en la personne du peintre que Fernando Trueba (L’artiste et son modèle, 2012) isole aux pieds des Pyrénées pendant la Deuxième Guerre mondiale. Tant d’heures passées auprès de Buñuel dans une chambre sobre ou dans le monastère de El Paular au nord de Madrid ont imprimé une aspiration  à la frugalité chez cet homme très entouré, réputé pour son art de la conversation. Comme Buñuel, il aurait pu dire : « J’aime la solitude quand quelqu’un vient m’en parler. »

L’attachement de Carrière à l’Espagne l’a conduit à traduire une oeuvre de José Bergamín puis à écrire le savoureux Mémoire espagnole dans lequel il affirme : « Si l’on veut apprendre quelque chose sur la réalité d’un peuple, rien de tel que la fiction. » (2) S’abreuver à ses histoires aide à mieux comprendre un pays. Buñuel aura fait céder pour lui les gonds des lourds portails de la culture espagnole officielle, sans négliger les portes dérobées de la tradition populaire.

Celui qui a écrit plus tard le roman Simon le Mage, personnage contemporain du Christ, n’a pas pu ne pas avoir à l’esprit Siméon le Stylite (Simon du désert, 1965) et le père Nazario (Nazarín, 1958), tentés par une foi sacrificielle. Le Français du Midi et l’Espagnol du Nord étaient fascinés par les Pères du désert et l’hétédoroxie religieuse à l’origine de La Voie Lactée (1969). Le voyage des deux pèlerins vers Saint-Jacques-de-Compostelle justifie l’itinérance du récit divisé en rencontres épisodiques improbables. Les deux auteurs vont plus loin encore dans Le Fantôme de la Liberté  (1974) où les  personnages des huit segments échappent à notre analyse jusqu’à frôler l’abstraction désincarnée. Ces chemins de traverse légitiment les sautes brusques, le refus de la logique rationnelle, l’irruption de la fantaisie ou les rêves enchâssés dans Le Charme discret de la bourgeoisie (1972). Il faut avoir une boussole intérieure pour ne pas céder au vertige de ces méandres. Le vieil homme avait pour lui de connaître mieux que son cadet les classiques picaresques où l’enchevêtrement des récits et parfois leur brièveté sèche ou au contraire leur extrême longueur rend la lecture difficile.

Buñuel aimait à rappeler que la traduction en espagnol de Gil Blas de Santillane de Lesage par le père Isla résumait l’essence de l’Espagne. Sur ce point il rejoignait Bergamín pour lequel il ne faut pas s’insurger contre les clichés parce qu’ils condensent des traits authentiques. L’erreur est de les répéter par habitude au lieu de les transcender. Buñuel goûtait la crudité sans compassion du roman picaresque espagnol. On ne s’étonnera pas que Carrière, futur auteur du Cercle des menteurs, ait pris plaisir à ces digressions narratives qui font aussi le sel de La Bible en Espagne de George Borrow et du Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki, dont Buñuel aimait beaucoup l’adaptation cinématographique réalisée par Wojciech Has.

Il aurait pu faire sienne une phrase de Simon le Mage : “Un personnage doit être une énigme à soi même.” Les six films que les deux hommes coécrivent le confirment.  Le cas le plus célèbre est celui de Séverine (Catherine Deneuve) dans Belle de jour (1967), déchirée par le besoin d’explorer les territoires du désir et celui de la contrainte sociale. Cette nature double rend parfois imprévisible un personnage secondaire, l’évêque jardinier dans le ludique Charme discret de la bourgeoisie, pour n’en citer qu’un. Non moins troublant est le maître des lieux (Michel Piccoli) du Journal d’une femme de chambre (1964). Toujours à l’affût d’un jupon, il n’a rien d’un séducteur épris de beauté, d’un esthète passé maître dans la pratique du plaisir, plutôt est-il sous l’emprise de ce que Buñuel a souvent qualifié de tyrannie du désir. Et qui mieux que Conchita (Ángela Molina/Carole Bouquet) dans Cet obscur objet du désir (1978), son film d’adieu, pour clore cette liste de personnages étrangers à eux-mêmes. Tantôt déesse, tantôt serve, irrésistible et insupportable, elle incarne pour Buñuel la toute-puissance de la femme mystérieuse placée sur un piédestal, quand elle n’est pas honnie.

La dernière scène du film transpose en quelque sorte la fin de Tristana, le roman de Galdós. Sans doute ce choix s’est-il opéré à l’insu de Carrière et peut-être même Buñuel n’en était pas pleinement conscient. Dans le film, par une nuit de neige, Tristana court au chevet de Lope épuisé par une douleur dans la poitrine. Elle feint d’appeler au téléphone le médecin, ouvre grand la fenêtre et laisse ainsi mourir son vieux mari. Dans le bref dernier chapitre du livre, Tristana et Lope vivent unis par le lien indissoluble du mariage. Lope est devenu un « bourgeois pacifique » ému de planter un  arbre ou de voir une poule pondre un oeuf. Tristana se découvre un goût pour la pâtisserie dont son mari se délecte avant de louer Dieu.  La dernière phrase du livre se charge d’ironie : « Étaient-ils heureux l’un et l’autre ? … Peut-être. »

Après le dernier plan de Cet obscur objet du désir, Mathieu (Fernando Rey) et Conchita se détesteront, s’aimeront, s’habitueront l’un à l’autre, puis s’ennuieront mais ne se quitteront pas non plus. « Ni avec toi, ni sans toi », pourrait être la devise de Mathieu, mais tandis que le film de Truffaut que l’on associe à cette formule (La Femme d’à côté, 1981) exalte la passion romanesque, celui du réalisateur espagnol souligne la résignation produite par l’impossibilité de comprendre la femme et par l’interdiction de manquer à son devoir. À moins que la passion ne soit, puisqu’il faut subir selon l’étymologie du mot, cette souffrance chérie et inassouvissable sans laquelle on ne peut atteindre l’extase. Avec ou sans Carrière, Buñuel n’a jamais filmé le plaisir, seulement un désir douloureux et persistant,  presque toujours masculin, et quelquefois sa déviance. Pour lui la fidélité est une torture et le sexe hors mariage, un enfer. Coincidence ? Carrière s’est lui aussi tenu au fil des années à distance du thème de l’adultère.

Quelle que soit l’interprétation que l’on donne à la fin de Belle de jour Séverine et Charles sont aussi liés à jamais. Pour le cinéaste, né en 1900, qui a vécu un demi-siècle avec son épouse Jeanne Rucar, comme pour tant d’autres hommes de sa génération le mariage était à la fois une institution méprisée et bénie. L’on sait bien l’homme qu’il a été : un compagnon sans faille, un mari jaloux à l’extrême, un père d’une droiture sévère. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir dans Lope l’autoportrait de Buñuel. Lui-même a dit se sentir très proche de cet homme contradictoire : révolutionnaire au café en compagnie de ses amis, protecteur et conservateur aux côtés de sa femme qu’il faut garder à l’abri des regards de crainte de la perdre.

Cela a été dit souvent et c’est vrai, les six films coécrits avec Carrière n’ont pas la rudesse des films mexicains et espagnols. Carrière a assourdi et assagi les récurrences de son aîné et s’est prêté bien volontiers à ses redites. Buñuel glisse à plaisir d’infimes détails grâce auxquels les films se répondent entre eux. La cape classique noire doublée de rouge que porte Alain Cuny au début de La Voie Lactée est de même coupe et couleurs que celle portée par Fernando Rey dans Tristana.  Est-ce important ? Pas plus qu’une coquetterie. Pas moins qu’une confession à demi-mot. Lorsque dans Le Journal d’une femme de chambre le hobereau s’apprête à satisfaire son désir soudain avec une employée de ferme peu engageante Buñuel propose une variation analogue au maladroit symbole du chat qui saute sur une souris utilisé dans Viridiana (1961), après que Francisco Rabal a jeté son dévolu sur Margarita Lozano. Dans l’avant-dernière scène de Belle de jour Séverine brode, tout comme, derrière une vitrine, une main féminine brode un tissu tâché de sang à la toute fin de Cet obscur objet du désir. La cérémonie nécrophilique organisée par le marquis dans Belle de jour prolonge le rituel imposé par don Jaime à Viridiana qui revêt la robe de mariée de l’épouse défunte le soir de ses noces. Cette variation autour de la virginité féminine et de sa résistance face à l’insistance masculine est modulée dans Belle de jour où Sèverine se refuse à son mari, puis dans Cet obscur objet du désir où le corset porté par Carole Bouquet a tout d’une ceinture de chasteté. Au lecteur de multiplier encore les exemples. Carrière a eu le talent rare d’hériter des obsessions d’un autre pour les féconder.

« L’essentiel est d’apprendre à regarder, à éduquer notre oeil, et, ensuite. à choisir. » (3) écrit le scénariste. Qui en douterait. Ce choix décrit bien le tranchant de la narration assoupli par le goût du cinéaste pour les  travellings d’accompagnement, les recadrages constants, une discrète chorégraphie de personnages en mouvement. Si bien que s’insère dans un scénario singulier, parfois hors-norme, une réalisation qui pourrait être celle d’un film des années trente et quarante, époque à laquelle Buñuel s’est formé.

Contrairement à une conviction très répandue Buñuel n’est pas un metteur en scène radical et novateur, il est, ce qui n’enlève rien à son talent et le rend plus difficile à déchiffrer, classique dans son découpage jusqu’à l’orthodoxie. Vétilleux, pourrait-on dire. Il a besoin d’un paradoxal ordre impérieux pour exprimer le désordre. Son originalité procède du montage implicite dès l’écriture, grâce auquel on s’engouffre vers l’inexpliqué. Ou pour le dire avec les mots de Carrière : “La beauté d’une histoire vient presque toujours de l’obscurité.” (4)

 

(1)Max Aub, El laberinto mágico I, Vol. II. Campo cerrado, Biblioteca Valenciana, Generalitat Valenciana, 2001, p 187.

(2) Jean-Claude Carrière, Mémoire espagnole, Plon, 2012, p 283.

(3) Ibidem. P 120.

(4) Jean-Claude Carrière, Le Cercle des menteurs, Contes philosophiques du monde entier, Plon, 1998, p 20.