DUELLISTES
Nº 548, octobre 2006, p 97-98.
Depuis le Grand Siècle la France cultive l’art du duel. A la cour la langue se doit d’avoir la finesse du fleuret, le tranchant du sabre et la puissance de l’épée tandis que la “phrase” de l’escrimeur doit être coulée, sans ajouts ni redites. Plus tard la saillie remplace dans le salon bourgeois l’épigramme ou le pamphlet. En 1900 le pistolet s’est substitué à l’arme blanche et au gymnase les poings remplacent le fleuret maintenant moucheté. De fait, la boxe, qu’elle soit anglaise ou française, naît d’une nostalgie aristocratique parmi les escrimeurs auxquels on interdit la navrure plus prestigieuse qu’une médaille (1). Ils sont souvent militaires ou fils d’ascendance noble ces hommes soucieux d’équité mais non d’égalité.
En 1900 Paris accueille l’Exposition universelle. Son gigantisme exalte la splendeur d’une France officielle qui hésite entre la commémoration de la Révolution française (Exposition universelle de Paris en 1889) et la glorification de la mission civilisatrice (Exposition internationale et coloniale de Lyon en 1894). La France qui se veut un modèle pour le monde exhibe aussi les populations soumises aux bienfaits de la colonisation. Perpétuer la geste conquérante du Premier Empire est le voeu le plus cher de la bourgeoisie française dont les valeurs s’enracinent autant dans l’idéal aristocratique que dans l’héritage républicain. Le duel contient l’aveu d’une tentation aristocratique ; il ne saurait y avoir de duel avec un “indigène” ou un “inférieur” dont la vilénie l’emporterait sur l’élégance.
En ce début de Belle Époque le duel postule l’attachement à une conduite esthétique et morale léguée par l’escrime. Il est l’expression d’une minorité qui refuse l’arbitrage de la société et lui préfère la liturgie réservée à quelques initiés. Dans Madame de…(Max Ophuls, 1953) le général (Charles Boyer) évoque une vétille pour apostropher le baron Donati (Vittorio de Sica). Bien entendu, la raison à peine déguisée du duel est Louise (Danièle Darrieux). Il est frappant que soient ici réunies la France et l’Italie car ce sont deux pays où sont nés de brillants théoriciens et praticiens de l’escrime. En effet, la France – et la langue française – se prêtent au traité, à la maxime, à l’aphorisme. Un personnage tâche de réconcilier les deux rivaux : “Vous n’allez pas vous battre pour des questions professionnelles”. On lance un soufflet à un rival amoureux mais les affaires d’Etat sont rarement l’objet d’un duel. L’enjeu c’est l’honneur mis à mal. Et c’est toujours un mouvement d’humeur, réel ou feint, car il y a de la théâtralité dans l’attitude cinglante du duelliste.
Faut-il d’ailleurs une cause réelle ? Les bretteurs s’emportent au moindre manquement à leur égard, les ferrailleurs n’ont besoin que d’un prétexte pour sortir leur rapière. La vanité peut ternir l’aspiration héroïque du duelliste orgueilleux. Cela peut cacher une lassitude, une trop haute estime de soi, de la forfanterie ou une imitation aristocratique chez celui qui a le goût du combat singulier. Dans Les grandes manoeuvres (René Clair, 1955), Félíx Leroy (Yves Robert) veut épouser une grisette après avoir mené une vie de célibataire mysogine. Il exige réparation de son ami Armand de la Verne (Gérard Philipe) dont un commentaire à l’endroit de sa fiancée l’a blessé. Le duel aura lieu. Ce sera une mascarade car De La Verne feindra de mourir et il dira à son ami : “Qu’est-ce que tu me reproches ? Tu l’as eu ton duel.” Félix lui retorque : “Comédien, tu n’as pas honte?”. Il y a dégradation du sens de l’honneur en point d’honneur sourcilleux. Un détail est ici important : tous deux appartiennent au corps prestigieux des dragons mais Félix est plébéien. Armand a pour lui l’allégresse et la légèreté que la France d’alors prête à l’aristocrate. C’est lui le séducteur qui mène le jeu. De surcroît, il manie la langue aussi bien que les armes.
Joseph Conrad consacra une longue nouvelle (Le duel) à la querelle de deux officiers de l’armée napoléonnienne qui s’affrontent durant quinze ans au point de ne garder aucun souvenir précis de la raison première de leur conflit. Notons que la discipline militaire n’autorise le duel qu’entre officiers de même grade. Seules importent les subtilités dans cet art meurtrier de la fugue grâce auquel s’affinent des figures de style. A la dernière page du récit l’écrivain fait dire à Armand d’Hubert qu’il doit “l’instant le plus extatique de sa vie” à Gabriel Féraud, son adversaire sorti du rang.
Le duel suspens le temps, tout comme le duo durant lequel les amoureux transis ne se quittent pas des yeux. Et l’on remarque que dans un film français situé aux environs de 1900 le duel est l’envers du duo amoureux célébré à travers la danse, souvent d’ailleurs il lui succède. Dans les deux cas le face à face muet marque le point culminant de la rencontre. Les regards à la dérobée des amoureux annoncent la clandestinité du duel.
Dans Casque d’Or (Jacques Becker, 1952) Manda (Serge Reggiani) et Roland-belle-gueule (Robert Sabatier) s’affrontent après que Manda a fait chavirer d’ivresse Marie dans la guinguette. Dans Les grandes manoeuvres le faux duel se déroule après que les deux amis ont courtoisé leurs belles. Dans Madame de… le duel final fait écho aux deux valses durant desquelles Louise et le baron Donati partagent leur unique étreinte en dansant.
Souvent le duel se tient entre chien et loup, dans un lieu clos ou au contraire dans un pré, une clairière, en un lieu qui échappe au contrôle policé. S’entourer de témoins signifie s’en remettre au jugement des amis ou des pairs, c’est-à-dire privilégier les affinités électives plutôt que les liens du sang. Tout dans ce rituel contribue à renforcer la solennité de l’heure de vérité car on dresse un procès-verbal. Dans Casque d’Or Manda et Roland-belle-gueule s’affrontent de nuit dans l’arrière-cour de l’Ange Gabriel selon les règles des “apaches” : un surin est lancé au sol entre les deux prétendants de Marie. Roland-belle-gueule étant un homme de basse étoffe il met la main le premier sur le couteau – arme de traître selon les codes cinématographiques – et devient ainsi l’agresseur que doit désarmer le héros en danger. Manda est un homme de qualité qui ne considère pas son adversaire un ennemi, le mépriser signifierait s’abaisser. Dans Madame de… le général et le baron Donati ont rendez-vous dans un bosquet. Dans Les grandes maneuvres Armand de Laverne et son ami Félix Leroy se retrouvent dans une étendue plane bordée d’arbres. La netteté du paysage et la clarté du ciel annoncent une meilleure fortune pour les duellistes.
Du duel du général et du diplomate italien nous ne voyons dans Madame de… que les préparatifs. Nous n’en verrons pas non plus l’issue. Le statisme du duel au pistolet drape de gravité le contrôle de soi. Le duel d’opérette des grandes manoeuvres tourne en dérision les rodomontades et minimise les incertitudes du coeur. Celui de Casque d’Or héroïse l’homme du peuple qui n’a pour lui que le courage. Les mots lui manquent.
Au fil des siècles la tradition a forgé un lexique connu dans le monde entier car le français demeure la langue internationale dans les compétitions d’escrime. Ce vocabulaire est aussi cher aux esprits romanesques. Quant à eux les hommes politiques savent jeter le gant, croiser le fer, couvrir leur garde, serrer la mesure, esquiver, riposter, user de parti pris, d’une botte secrète, d’une incartade, d’un coup fourré ou du coup de jarnac, rompre sans fuir, donner l’estocade. En 1900 le duel n’est pas tombé en désuétude. Il incarne un rêve français de gentilhomme : mêler les beautés de la langue et celles de l’escrime. En 1950 le duel a disparu mais il n’est de foyer français où l’on ne rêve encore de bel esprit, du panache de Cyrano de Bergerac et des trois mousquetaires.
(1) Remarquons que c’est pendant la décennie qui précède la Révolution française, sans doute en 1780-1781, que La Boëssière invente le masque qui couvre dorénavant le visage de l’escrimeur.