Nº 625, mars 2013, Les Fleurs de leur secret sur la collaboration entre Pedro Almodóvar et le compositeur Alberto Iglesias.

ALMODOVAR/IGLESIAS, LES FLEURS DE LEUR SECRET

Lorsque Pedro Almodóvar fait appel à Alberto Iglesias pour composer la bande sonore de La Fleur de mon secret (1995) il semble chercher l’âme soeur car depuis qu’il a mis un terme à sa collaboration avec Bernardo Bonezzi – l’auteur de la musique de quatre de ses premiers films, mort en 2012 –, le réalisateur n’a pas donné suite aux contributions d’Ennio Morricone (Attache-moi, 1989) et Ryûchi Sakamoto (Talons aiguilles, 1991). Pour tous Iglesias est alors l’auteur des bandes sonores atmosphériques écrites pour les films quasi abstraits de Julio Medem, mais le monde créé par Almodóvar le met en contact avec des formes plus directement expressives, parfois proches du chant dont l’impact sur le spectateur est immédiat.

La partition de La Fleur de mon secret, peu diserte, permet toutefois d’identifier quelques constantes dans l’échange qui va se produire entre le cinéaste et le compositeur. D’abord, la musique s’installe dès le générique de début de film pour signaler au spectateur la relation profonde souhaitée par le réalisateur entre les images et les états émotionnels. Et jusqu’aux tout derniers plans le film sera habité par la musique, comme s’il était hors de question pour le metteur en scène de ne pas prendre congé du spectateur sans une musique qui tisse tous les liens affectifs.

Ici la rencontre initiale entre le taconeo flamenco superposé à la ligne mélodique ébauchée par un violon signale déjà qu’Almodóvar ne manque presque jamais d’intégrer dans le film une chanson de préférence latinoaméricaine égrenée par Chavela Vargas ou Caetano Veloso, ou mise en bouche de Penélope Cruz – Volver – bien qu’interprétée par Estrella Morente, voire un standard américain murmuré par un enfant – Moon River – . Et ce n’est pas le moindre mérite d’Iglesias que de maintenir une cohérence forte en dépit de cette rupture de continuité. D’ailleurs, un geste musical est à retenir ; il insère un tango, c’est-à-dire une forme populaire et l’on sait à quel point le réalisateur est attaché à ces manifestations épidermiques de l’émotion.

Dès cette première collaboration la voix de l’introspection prend corps avec les cordes, de préférence un trio ou un quatuor formé par violons, viole, violoncelle ou contrebasse, renforcés par des bois mais beaucoup plus rarement par des cuivres. Cette section de cordes évoque une musique de chambre plus vocalique que consonantique en quelque sorte, plus assonante que dissonante, constituée le plus souvent de phrases brèves, d’élans ascendants suivis de lamentos descendants, placés plutôt sur des scènes non dialoguées, des moments de suspense, de transition. Caractéristique est la séquence au cours de laquelle Marisa Paredes après la visite de son mari est plongée dans l’angoisse. L’envol des violons jusque là discrets ne craint pas de souligner son affliction, tel un chanteur qui ne s’interdirait pas de placer sa voix « très en avant ».

Carne TRémula 2En chair et en os (1997) scelle la relation entre les deux hommes. Ce film,  l’un des meilleurs du cinéaste, est encore aujourd’hui l’un des moins appréciés car sa singularité plus feutrée surprend ou déçoit les spectateurs conquis par le colorisme et les stridences. Plus encore, il est exempt de la panoplie d’effets parfois faciles à l’origine de l’adulation dont il est l’objet à travers le monde : coincidences abusives, coups de théâtres peu vraisemblables, comportements des personnages dictés par l’auteur plus que par leur propre logique, griffe stylistique conçue comme une marque déposée, goût d’un design envahissant, volonté à tout prix de s’accorder au moins une scène de comédie.

Ce film est l’occasion pour Alberto Iglesias de composer une bande-sonore chaleureuse et vibrante. Apparaissent ici avec force ces cordes pincées, ces accélérations laissées en suspens que l’on retrouvera dans les films suivants, ces notations éparses, beaucoup plus nombreuses qu’une première écoute ne le laisse soupçonner, ces volutes réservées à la clarinette qui dialogue avec les cordes ou nous mène le long d’un chemin sinueux. Plus inhabituel est le motif « italianisant », primesautier, interprété pendant le générique du début au piano, au violon,  à l’harmonica, auxquels vient se joindre la mandoline car ni Almodóvar, ni Iglesias, ne semblent avoir avoir de goût pour le leitmotiv et cependant il est ici repris au moins deux fois avant le générique de fin. Beaucoup plus tard, dans Les étreintes brisées (2009), le tandem créatif aura recours une nouvelle fois au leitmotiv grâce à l’emploi d’A ciegas, une chanson autrefois fameuse.

Tout aussi étonnant, et ce trait va singulariser toute la production musicale d’Iglesias pour Almodóvar, il n’y a pas selon toute apparence de ligne directrice nette et l’on passe d’un piano percussif, peu mélodique, aux cordes presque baroques puis à l’harmonica en duo avec la mandoline. On peut deviner qu’Iglesias ne s’impose aucune unité affichée, qu’il recherche non pas une simple adéquation entre l’action dramatique et les affects, mais une immersion dans les eaux profondes des sensations et sentiments à peine formulés, et surtout qu’il compose en fonction de la scène elle-même, non du film dans son entier. Cette déconstruction formelle, ce « tachisme » musical, cet art non figuratif, peuvent dérouter ou déplaire tant le compositeur s’adonne avec fréquence à des changements abrupts de ton au sein d’une même partition.

Todo sobre mi madre 3A tous égards le bien-aimé Tout sur ma mère (1999) prolonge les acquis du film précédent. La géométrie visuelle s’accentue, les effets de répétition dramatiques aussi, sans pour autant assécher le récit, tandis que la musique au contraire semble contrebalancer cette architecture très visible grâce à cette propension au disparate et à l’inachevé. Ainsi, le motif musical s’interrompt brutalement lorsque meurt le fils de la protagoniste. Iglesias ne guide pas l’interprétation des scènes du haut de son pupitre, il préfère apporter au spectateur des moments musicaux autonomes néanmoins soumis à des variations. Aux cordes – violon, guitarre et basse –, toujours chéries, Iglesias ajoute des pulsations rythmiques jouées au piano proches du jazz. La ligne mélodique associée à la mort du fils est d’abord interprétée par une trompette lointaine lorsque la mère se trouve seule chez elle, puis par une section de cordes à l’instant où nous pénétrons dans le théâtre en partie à l’origine de sa mort. Il n’y a pas véritablement de leitmotiv mais le motif pour accordéon composé par Dinno Saluzzi qui évoque le père absent et l’Argentine croise en alternance les impressions liées au fils dont la mort imprègne encore les derniers accords. Avec le générique de fin se développe le motif le plus jazzistique de la collaboration entre Almodóvar et Iglesias. On pense ici à Miles Davis mentionné par le réalisateur aveugle dans Les Étreintes brisées. Bien sûr, la musique populaire n’est pas oubliée puisqu’une valse se glisse dans le corpus musical du film.

Hable con ella 2À son tour Parle avec elle (2002) amplifie la tendance d’Almodóvar à structurer son récit à partir de symétries au point que même la musique et la danse y contribuent. C’est à Pina Bausch qu’il revient d’ouvrir le film avec son ballet intitulé Café Müller ; c’est encore elle qui est conviée à clore l’histoire par le biais du spectacle de saveur cap-verdienne appelé Masurca Fogo. Sertie entre ces deux extrêmes la musique d’Iglesias fait à nouveau la part belle aux cordes soutenues par les bois, s’il s’agissait de peinture on parlerait de lents et larges aplats.  Accord tacite ou pas entre le metteur en scène et le compositeur, la clarinette est encore ici la voix de la douleur contenue et lancinante (suicide de Benigno), à moins que ce ne soit celle de la conscience qui interroge, tandis que le violon est celle de l’émotion que l’on autorise à se manifester. Pour le faux court-métrage muet intitulé Amante menguante (L’amant qui rétrécit) il s’essaie à une musique d’accompagnement telle qu’on pouvait l’entendre dans les années vingt, sa scansion quelque peu solennelle souligne les agissements du personnage principal et suit avec soin le rythme du montage. L’appel du Brésil imprègne l’histoire grâce à la voix de Caetano Celoso puis une guitarre de sonorité brésilienne s’invite ça et là avant que la guitarre flamenca de Vicente Amigo n’accompagne le méditatif générique de fin. Plus d’un perdrait sa contenance face à tant de diversité, pas Iglesias, peut-être parce l’unité dramatique qui prévaut est encore une fois la scène, plutôt que le film dans son entier. De manière analogue, pour les cinéastes obsédés par la cohérence visuelle l’unité à préserver coûte que coûte est le plan, pour ceux qu’habitent la quête du vivant, c’est la séquence ; enfin, pour les narrateurs, c’est le flux du film.

Si à propos de La mauvaise éducation (2004) Iglesias a mentionné  Alex North il est indéniable qu’un nom vient à l’esprit dès les roulements de tambours de l’ouverture, celui de Bernard Hermann. Le film emprunte au cinéma de genre son esthétique de film noir mâtiné de mélodrame. Sous les obsessions palpite un ton presque hitchcockien. A la différence des apports antérieurs, ici Iglesias est sur le point de commenter l’action dramatique à renforts de cordes menaçantes. En guise de contraste, tantôt le saxophone, tantôt la guitarre interviennent pour ponctuer les affleurements du désir. Le choeur des voix enfantines avant la mue est une concession maladroite aux conventions. Ces voix « célestes » si l’on veut, entendues à l’instant où commence le flash-back explicatif et que l’on doit percevoir comme l’expression de la pureté qui précède la puberté, sont reprises lors du retour au village en Galice, lorsque meurt le jeune drogué et jusque dans le générique de fin pour transmettre l’idée que la blessure d’enfance ne s’est pas cicatrisée. Sans doute est-ce la seule fois qu’Iglesias soit peu inspiré, soit sollicité avec trop d’empressement par son réalisateur, cède à un usage convenu.

Volver 2Peut-on imaginer Volver (2006) sans musique ? Oui. Mais vraisemblablement Almodóvar n’a pas osé prendre ce risque. En conséquence, ce choeur de femmes manchegas, crédible et savoureux, se nourrit avant tout de mots, comme d’autres ont besoin d’air pour vivre. L’air justement est ce que tente d’apporter le compositeur à cette histoire enracinée dans un terroir battu par les vents, et l’on aimerait que les sons, et surtout le silence, en soient la musique, si bien que la partition d’Iglesias ne se départit pas de cette sensation de flottement en même temps que de redondance. Mauvaise ? Certes pas, mais peu utile malgré les micro-motifs qui mêlent cordes, guitarres, harpe et flûte.

Film peu charnel, en dépit des atours apparents et attendus de la passion, mécanique à force de contrôle, Les étreintes brisées (2009) offre l’une des bande-sonores les plus variées et chatoyantes de la collaboration entre les deux artistes. S’y arrêter mériterait un détour. Limitons-nous au générique : celui du début (la scène de casting) propose una variation pour piano et violon d’A ciegas, la copla créée en 1953 par León, Quintero et Quiroga, rendue célèbre par Concha Piquer, mais la fin du film réserve une surprise majeure, la splendide interprétation de la chanson par Miguel Poveda orchestrée avec somptuosité par Alberto Iglesias. C’est là un triomphe de l’arrangement musical, non point une redite, mais une réinvention de la chanson. Tout ce qu’Almodóvar a pu rêver de textures qui rappellent le technicolor et les stars d’autrefois, de douleurs extatiques et de plaisirs lancinants, d’une Espagne défunte ravivée par l’idéalisation et l’ironie, est condensé dans cette mémorable version de l’amour masochiste d’une femme prête à aimer encore et encore l’homme infidèle qui la fait souffrir et préfère porter à jamais le bandeau symbolique qui la rend aveugle. Si l’art consiste à transformer des intentions en expressions, qui douterait qu’Alberto Iglesias y soit parvenu bien souvent, pour notre plaisir?