Nº 619, septembre 2012, dossier « Les nouveaux horizons de Martin Scorsese », Suprême renoncement, consacré au Temps de l’innocence (The Age of innocence)
LE TEMPS DE L’INNOCENCE, SUPRÊME RENONCEMENT
A la fin de sa vie le très distingué Newland Archer, créé par la romancière Edith Wharton, constate qu’il lui aura manqué la « fleur de la vie ». Pour avoir mis l’amour au tombeau lorsque la comtesse Olenska, séparée de son mari, a bouleversé sa vie au moment même où il allait épouser la douce May, cet homme sensible et cultivé, respecté par ses pairs, s’est enfoncé dans une vie narcotique d’où est bannie toute entorse aux usages et tout excès. Newland a aimé les deux femmes, May d’un amour tendre, Ellen d’un amour passionné mais hélas inhibé. A l’une il offrait des corbeilles de muguet ; à l’autre il envoyait des roses jaunes afin de lui témoigner, peut-être inconsciemment, son inquiétude amoureuse et son désir d’infidélité.
Pour avoir cédé aux injonctions non moins discrètes qu’insistantes de l’aristocratie new-yorkaise la vie de Newland Archer (Daniel Day-Lewis) s’est fânée trop tôt. Dès le générique de début du film conçu par Elaine et Saul Bass le cinéaste file la métaphore contenue dans le livre parsemé de digressions sur la symbolique florale en montrant une troublante éclosion de fleurs, peut-être délétères ou carnivores. Fidèle à l’écrivain, Scorsese enchaîne avec « l’air des fleurs » de Faust dans lequel Marguerite se demande « m’ama, non m’ama » puis le spectateur voit l’oeillet blanc porté à la boutonnière par Newland avant de découvrir son visage. Peu à peu ce langage prend tout son sens : il presse May (Winona Ryder) d’avancer la date du mariage dans un jardin d’hiver ; celle-ci, cernée de fleurs immenses, annonce, face à la caméra, son mariage à Ellen (Michele Pfeiffer). Pendant le dîner donné par le couple depuis peu marié quelques roses jaunes limitent le champ de vision de May qui regarde en direction d’Ellen et Newland assis en bout de table, puis une nouvelle composition de roses jaunes sépare Ellen et May assises sur un canapé. Qu’un éclatant bouquet trône au milieu de la table dressée lors du dîner chez les Van der Luydens n’a rien d’étonnant, cependant un travelling avant puis une plongée verticale le détache parmi les invités pour mieux en signaler la nature axiale. De même, une conversation familiale chez les Archer est filmée en un mouvement circulaire autour d’une table grâce auquel un bouquet est toujours situé au centre de l’écran.
De n’avoir su vivre son amour pour la belle comtesse, le dandy new-yorkais a anesthésié ses sentiments avec la plus grande violence derrière une douceur trompeuse, une fêlure fitzgeraldienne fragilise alors celui qui avait tout pour être heureux : la beauté, la jeunesse, l’intelligence, l’argent, le pouvoir et le prestige. May sera la femme aimée, Ellen, la femme rêvée. Scorsese filme May, presque toujours vêtue de blanc, caressée par une douce lumière naturelle, sauf dans les deux scènes cruciales situées dans le bureau où elle révèle à demi-mot son mensonge, tandis qu’il réserve à Ellen des intérieurs capiteux, presque oppressants. Sa blondeur n’est pas sans rappeler celle de l’inaccessible Betsy (Taxi Driver) et des fuyantes Vicky (Raging Bull) et Ginger (Casino). Une demi-heure après le début du film, pendant la soirée chez les Van der Luydens, la comtesse dit l’une des phrases-clef du film : « Pensez-vous qu’il y ait une limite à l’amour ? » A cette question Newland n’ose répondre. Quelques secondes plus tard, le réalisateur saisit son regard face à May, de profil, vêtue de blanc, pareille à une effigie, puis montre sans transition un tableau dans lequel une femme à l’ombrelle, aussi vêtue de blanc, aux traits indistincts, est assise en bord de mer. Newland s’en éloigne après l’avoir observé en amateur d’art. Cette toile, accrochée dans le salon de la comtesse avec laquelle il a rendez-vous, évoque la peinture d’inspiration européenne d’alors, Manet ou Mary Cassat, et annonce implicitement le retour définitif d’Ellen Olenska en Europe.
L’enchaînement de ces trois plans – Newland en arrêt face à sa promise, May qui lui sourit, l’inconnue au visage mystérieux – résume à lui seul l’indécision émotionnelle de son protagoniste. Le tableau, vu d’abord en gros plan, anticipe la silhouette lointaine d’Ellen Olenska, de dos sur la digue, voilée par une lumière mordorée. Ce plan, si décrié au moment de la sortie de film, qualifié de « chromos », est l’expression d’une vision mentale, bien éloignée d’une carte postale d’un sentimentalisme doucereux, ressouvenance d’autant plus forte qu’elle obsèdera Newland jusqu’à ses derniers jours. Plus tard, dans un parc, son regard est guidé par une main qui peint le profil d’une femme habillée de blanc, assise sur un banc, le visage protégé du soleil par une ombrelle, et qui n’est autre que la comtesse Olenska, comme s’il percevait d’abord l’image idéalisée avant de voir la femme. Il n’est pas le seul dans ce cas puisque dès l’ouverture du film – la représentation de Faust – les hommes, à l’exception de Newland, regardent Ellen à travers des jumelles. Au reflet dans l’eau de la maison isolée où la comtesse s’accorde un repos hivernal répond le reflet final sur la vitre de l’appartement parisien dans lequel elle vit qui précède pour Newland le souvenir de sa vision évanescente, seule à côté du phare.
Dans les séquences initiales situées à l’opéra puis au bal, Newland Archer devient le prisonnier consentant du protocole. L’insistance du cinéaste à fixer les rites de cette caste ne doit rien au souci de mettre en valeur des « productions values » mais plutôt au besoin de montrer la rigidité des codes sociaux. Lors de la scène du premier dîner donné par les jeunes époux, Scorsese filme en travelling les mets luxueux qui couvrent une table infiniment longue avant de nous présenter les convives assis autour. Bien sûr, si l’on ne considère que son trajet ce mouvement d’aller-retour peut ennuyer, mais si l’on prend garde à sa visée, il devient alors une critique sans appel de ce monde sans chaleur où, comme Newland l’indique dans une séquence antérieure à Ellen : « tout est étiqueté, mais tout le monde ne l’est pas. »
Le clan frappe Newland Archer en lui imposant sa loi, comme il advient aux personnages de Gangs of New York dont Le Temps de l’innocence, situé exactement à la même époque, est l’envers policé, mais tout aussi cruel. Que l’on se souvienne du dîner au cours duquel, assise aux côtés de Newland, observée par tous les invités qui feignent de ne pas lui accorder leur attention, elle en est réduite à de menus propos. En fin de soirée, la conspiration silencieuse à l’encontre des amoureux s’agrave lorsque Newland envisage de la raccompagner, elle lui est alors ravie par un couple qui se fait fort de la soustraire à sa présence. Sans doute la brutalité des maîtres des Five points est plus spectaculaire que les mondanités appréciées aux environs des Four Squares, mais l’usage de la contrainte n’est pas moins douloureux.
Si forte que soit la vitalité de Newland, le clan amenuise sa résistance sans délai. Ce trop-plein excisé, il s’éloigne de « l’aperçu de la vraie vie » saisi aux côtés de l’indépendante et lucide Ellen, qui refuse de croire au pays utopique où Newland songe à l’emmener pour s’aimer sans entraves. Il s’achemine alors vers la mort lente d’une vie sans désir. C’est lorsque le dilemme moral est le plus aigu, c’est-à-dire entre la visite rendue à Ellen en villégiature dans une maison bordée de neige et la scène où il annonce à May sa volonté d’abréger la durée des fiançailles, que le scénariste Jay Cocks et Scorsese insèrent un plan de Newland en train de lire Supreme surrounder de Dante Gabriel Rossetti, poème absent du roman, si ma mémoire est bonne. Ce « suprême renoncement » le mène à la rêverie filtrée par les conventions artistiques, ainsi qu’à l’introspection qui justifie pleinement le recours à la narration en off, n’en déplaise aux spectateurs pressés d’en mépriser l’usage sous prétexte qu’il s’agit d’un « film d’époque » alors qu’ils l’acceptent dans Taxi Driver, Les Affranchis ou Casino. Joanne Woodward pose sur ce monde feutré une voix distanciée et délicate, ironique parfois, quelque peu désabusée, pour dépeindre, comme à regret, les blessures de personnages devenus les spectateurs de leur propre vie.
Le matriarcat incarné par l’opulente Granny adoucit en apparence ses obligations pour mieux anéantir les tentatives d’échapper à son emprise, d’autant plus que la figure paternelle est inexistante ici. (Étrangement, Scorsese dédie le film à la mémoire de son père) A l’opposé, si frêle qu’elle paraisse, May use bien vite de son pouvoir et brise la vie du mari qu’elle souhaite conserver à ses côtés, par amour dira-t-on. Après avoir deviné son intention de la quitter pour rejoindre Ellen, elle le devance et dit à la comtesse être enceinte, en ignorant si elle l’est vraiment, afin de précipiter son départ définitif vers l’Europe. Lorsque Newland l’apprend de la bouche même de May, il ne peut céder à la colère, ni exiger des excuses. Tout quitter ou se taire à jamais, voilà l’alternative. En un instant il est foudroyé. Sur son lit de mort May ose mentir à son fils aîné en lui disant que Newland a renoncé, après qu’elle le lui a demandé, à ce qu’il avait de plus cher pour préserver la famille.
A ceux, convaincus que l’adaptation scrupuleuse d’une oeuvre littéraire est inévitablement « académique », il faut signaler que Jay Cocks et Scorsese respectent, jusque dans ses dialogues, un roman d’une architecture si ciselée que la première scène comme la dernière ont leur place dans le film et que les motifs dramatiques du livre font écho, sur un mode mineur, aux préoccupations du cinéaste. Mais il pousse beaucoup plus loin qu’Edith Wharton le romantisme de l’histoire. Là où elle analyse et dissèque, il laisse en suspens, avec non moins de talent, afin de créer un climat de non-dit. Dans le roman, Newland avoue à Ellen son amour sans détour alors que les sinueux mouvements de caméra enveloppent les personnages pris dans leurs circonlocutions pour affirmer, comme Flaubert, que les grandes passions sont muettes.
Contrairement à la contention attendue, Scorsese multiplie les effets de manière à produire une altération sensorielle en accord avec les glissements émotionnels des personnages. Se succèdent fondus-enchaînés, fondu au rouge, au jaune, ralentis, fragmentation accélérée, plans subreptices au musée, lecture face à la caméra de la lettre envoyée par Ellen, projection mentale lorsque Newland imagine qu’elle se joint à lui derrière une fenêtre pour l’embrasser, changements de lumière dans une même scène lorsque Newland lit dans le bureau la lettre d’adieu de la comtesse, voire de l’intensité lumineuse et du son quand Newland retrouve Ellen dans la loge à l’opéra.
De l’aveu même du musicien la partition s’en réfère à Brahms et Scorsese n’a pas manqué de signaler que le montage du film s’appuie sur les rythmes composés par Elmer Bersntein – convaincu à juste titre qu’il s’agit là d’un modèle de collaboration –, si bien que Le Temps de l’innocence est l’opus le plus mélodique de son auteur, trop de l’avis de ceux qui préfèrent à ce film mal-aimé, en couvre-feu il est vrai, les affrontements chaotiques et le tempo staccato de ses films les plus admirés. Pour aimer ses subtils duos et trios très legato, soutenus par quelques leitmotiv d’un lyrisme lancinant, le spectateur doit se laisser porter par son concert de murmures, admirablement modulés par Daniel Day-Lewis, Michelle Pfeiffer et Winona Ryder. Classique est le film en ce sens que sa complexité est à dévoiler au-delà de la clarté, quoique ce classicisme distillé, plus apollinien que dyonisiaque, repose sur le « suprême renoncement » de l’auteur aux grandes pompes pour accéder à la « noble simplicité et sereine grandeur » que Winckelman attribuait aux oeuvres grecques. À peine âgé de cinquante-sept ans Newland Archer, convalescent après une longue léthargie affective comprend, trop tard, que la vie, qu’il a fuie, continuera sans lui et qu’il lui reste à prendre rendez-vous avec le Temps.