Artículo publicado en Positif (nº 617-618, julio-agosto de 2012, dossier «60 ans de comédiens»)
Vin rond : se dit d’un vin souple, soyeux, sans aspérités, harmonieux, d’une acidité de même intensité que le moelleux et les tannins. Dira-t-on d’une voix qu’elle est « ronde » ? Celle de Philippe Noiret nous invite à le croire. Rien d’astrigent ou d’agressif dans cette voix charnue mais « pleine en bouche » dès sa jeunesse, apte à vieillir comme un vin de garde, dont les arômes peu à peu rehaussés par le bouquet n’altérèrent jamais la clarté. Que son débit soit lent ou plus vif, dicté par la langue de la rue ou celle de la cour, que son volume s’enfle ou frôle le murmure, une même ligne en préserve la saveur, si bien qu’elle nous inspire une confiance durable puisque rien ne la détourne de son cours naturel.
A ses débuts la voix était encore proche d’un vin aimable et charmeur que son image de géant nonchalant popularisa grâce à Zazie dans le métro (Louis Malle, 1960) et surtout Alexandre le bienheureux (Yves Robert, 1967). Il est vrai qu’il sut tirer parti d’une certaine indolence. Dans La Grande bouffe (Marco Ferreri, 1973) il s’accomode aisément des assauts d’Andréa Ferréol qui à la fin lui apporte deux énormes seins de gélatine mortifères, tant il s’est épuisé à manger. Parfois son personnage se vautre dans la veulerie, dans Coup de torchon (Bertrand Tavernier, 1981) il subit les pires vexations avant de régler ses comptes aux membres peu reluisants de la communauté coloniale française de l’Afrique occidentale. Pourtant, son personnage silencieux de veuf vengeur, tout de rage et de douleur contenues, (Le vieux fusil, Robert Enrico, 1975) est l’un des plus aimés du public. Est-ce à dire que les réalisateurs et producteurs ne surent pas voir en lui la stature d’un homme d’action ? Il est fort possible que la bonhomie qu’on lui accorde lui ait été sur ce point préjudiciable. On préféra voir en lui l’homme tranquille, plus sanguin qu’atrabilaire, prêt à s’emporter brièvement pour défendre son bien avant de retrouver une placidité taciturne (L’horloger de Saint Paul, Bertrand Tavernier, 1973).
Cette voix semble un vin ample dans lequel l’héritage théâtral, perceptible dans le vibrato, la résonance, la cadence, se fond dans la présence subtile d’un terroir, c’est-à-dire dans l’attachement à une tradition. Il écrit dans son autobiographie : « Il faut se méfier de l’originalité à tout prix. Au fond, seuls les clichés sont vrais. Il ne faut pas les craindre ; au contraire il faut les évaluer, trouver leur part de vérité et s’en servir. » (1) Un geste, un vêtement, un objet, une coupe de cheveux, une paire de chaussures, l’aidaient mieux à construire le personnage qu’une plongée dans son passé hypothétique. A cet égard, le maillot de corps rose pâle, que l’on devine sale, résume le laisser-aller et le manque d’estime de soi du protagoniste de Coup de torchon.
Il n’y a rien d’opaque dans cette voix d’oracle débonnaire, de baryton, grave aux abords de la quarantaine – assombrie en même temps qu’assouplie, ce qui est rare –, imprégnée par quelque secrète détresse du plus loin qu’on s’en souvienne. Peut-être était-il de ces jeunes êtres auxquels l’avenir ne fait pas crédit. Cependant, sa voix tient à égale distance l’âpreté du désenchanté, le souffle court de celui que la vie a épuisé et la voix rauque du noctambule vieillissant, en un point où la discrétion rejoint l’élégance et la colère, le silence. Là s’esquisse en puissance la silhouette du militaire dont il a revêtu l’uniforme dans Le désert des tartares (Valerio Zurlini, 1976), Fort Saganne (Alain Corneau, 1983) et La vie et rien d’autre (Bertrand Tavernier, 1989), tous trois hommes des déserts et des terres dévastées.
Cette voix reconnaissable entre mille est au meilleur d’elle-même lorsqu’elle ne cède pas à la tentation de l’effet. Racine le faisait remarquer à son fils : il n’est pas nécessaire que vous signiez votre lettre pour je sache que c’est vous l’auteur de la missive. Certains cinéastes, Patrice Leconte (Tango, 1993), Claude Berri (Uranus, 1990), Bertrand Blier (Les côtelettes, 2003) usèrent des ressources du bateleur car il y a chez sans conteste lui un goût de rhêteur pour la diatribe qui s´épanouit dans le monologue soutenu par l’excès jubilatoire. Claude Chabrol lui confia pour Masques (1987) le personnage d’un cynique présentateur de programme de télévision dont le discours final, juste avant sa chute auprès des spectateurs, constitue un morceau de bravoure attendu. Depuis, un autre comédien choisi par Chabrol semble prendre plaisir à poursuivre dans cette voie de la composition haute en couleur : Jean-François Balmer dans Rien ne va plus (1997) et L’ivresse du pouvoir (2002). Le cinéaste avait proposé à Noiret le rôle du garagiste meutrier de Que la bête meure (1969), celui-ci le déclina au profit de Jean Yanne. Pure spéculation : s’il avait interprété le rôle il en aurait gommé les aspects les plus odieux pour rechercher plus d’ambigüité. Son refus l’écarta sans doute du casting du Boucher (1970) où Yanne s’illustra superbement.
Le cavalier Noiret écrit dans son autobiographie : « Quand on chevauche au grand galop, on ne peut pas ne pas être juste. » (2) Ce bel éloge de l’ivresse l’est tout autant de la justesse, saisies dans un même élan, et parfois un personnage se détache de sa parole enivrée d’elle même dans une sorte d’à-quoi-bon-désabusé, une sensation de fin de règne, qui renvoie dos à dos les puissants et les faibles, les justes et les vauriens, comme il advient au régent Philippe d’Orléans dans Que la fête commence (Bertrand Tavernier, 1975), convaincu de la dérision de tout panache.
Un refus implicite des mondanités et des servitudes se devine chez celui qui se retire d’un milieu corrompu bien connu de lui pour se consacrer à l’élevage de chevaux (Les Ripoux, Claude Zidi, 1984), chez celui qui vit sous l’Ancien Régime (Cyrano et d’Artagnan, Abel Gance, 1962 ; Chouans, 1989, et Le bossu, 1997, de Philippe de Broca) ou mène la vie de château (Thèrèse Desqueyroux, Georges Franju, 1962 ; Clérembard, Yves Robert, 1969). Noiret était homme d’un autre temps, quelle que fut l’époque décrite dans le film.
Savourer l’une de ses interprétations c’est se laisser guider par sa voix caressante, au fil des ans capable d’osciller entre la mélancolie ombrageuse du violoncelle et l’éclat jovial du tuba, tandis que la douceur du basson et du hautbois donne à sa voix la texture chaude, et un peu assourdie, d’un instrument à vent. La version doublée de certains films qu’il a interprétés, Le facteur (Michael Apted, 1994) et la plupart des films italiens auxquels il a contribué, nous empêche de goûter les nuances de son jeu parce qu’il repose sur le rythme, non de son corps ou de ses déplacements, mais de sa parole, de sa respiration en une sorte d’abandon de la volonté. Parfois ses syllabes finales expriment une pointe de lassitude ou de scepticisme à l’endroit de ses contemporains et la lenteur ondulante de son flux évoque les volutes des cigares qu’il affectionnait de fumer. Cette manière de ne pas conclure dit aussi le désir de ne pas s’appesantir, de ne pas marteler les mots, de ne pas asséner un message afin de laisser parmi les changements de hauteur, au creux des inflexions, des interstices propices à la pensée du spectateur. Le cavalier qu’il était ne pouvait ignorer cette célèbre maxime de La Guérinière selon laquelle « la main bonne renferme trois qualités qui sont d’être légère, douce et ferme » Ce même principe s’applique à l’art de l’interprétation lorsque les plis et les coutures deviennent invisibles.
Dans notre mémoire de spectateurs certains comédiens se distinguent par le regard (Al Pacino), la silhouette (Jean Gabin), la manière d’occuper un lieu (Alain Delon), d’habiter un personnage (Robert De Niro), une énergie nerveuse (Patrick Dewaere), une présence massive (Gene Hackman, Toshiro Mifune, Lee Marvin) ou malgré tout diffuse (Michel Piccoli), un sens de l’écoute aigu (Bruno Ganz, Max von Sydow), une passivité déconcertante (Marcello Mastroianni), une capacité à doter immédiatement le personnage d’un passé (Alain Delon encore) ou au contraire à l’inscrire dans le présent (Vincent Lindon).
Mais d’autres acteurs nous lèguent une voix inimitable qu’une singularité suffit à rappeler à nos oreilles : la morgue de George Sanders, dandy condamné à l’ennui parmi les plébéiens, la rigueur martiale de Vittorio Gassman chez qui la mâchoire est tout, l’autorité masquée par un souci de contention aristocratique chez Jeremy Irons, le cailloutis chevrotant de Michel Simon, l’alanguissement de Kevin Spacey, le sifflement tantôt séducteur, tantôt cinglant, de Jean-Louis Trintignant, le trait sec et puissant de Michel Bouquet, la voix de fût de chêne de Jean-Pierre Marielle, le phrasé en dentelle de Michael Lonsdale, le vent sombre insufflé par Orson Welles, la rêverie suspendue d’un éternel jeune homme nommé André Dussolier, et, bien sûr Philippe Noiret.
Dans L’homme de la plaine (Anthony Mann, 1955), le personnage du old timer devinait le grade du protagoniste incarné par James Stewart grâce au son de la voix, alors même que celui-ci occultait son identité : il était capitaine. Celle de Noiret s’est à jamais fixée dans celle du commandant Dellaplane (La vie et rien d’autre) : cinquantenaire rétif, bourru, courtois, ennemi de la familiarité, soucieux d’ordre et d’équité, en délicatesse avec l’autorité, sensible aux usages d’un monde en déclin, prompt àux éclats comme aux confidences pour peu que l’on sollicite sa sensibilité d’écorché vif. Noiret écrit sans ambages qu’il chérissait ce personnage, son centième, « entier, indompté, il avait quelque chose de fordien. » (3)
Tout l’art de l’acteur tient dans une simple phrase adressée à l’officier subalterne, interprété par François Perrot, chargé de trouver la dépouille du soldat inconnu. Il est dans la rue entouré de soldats annamites et de cercueils lorsque Noiret lui dit ceci : « Je vous comprends une fois sur deux Perrin, et encore. Enlevez-moi tout ça. Ça démoralise le public votre étalage… Vous me remettez tout ça dans votre brouette, vous me remettez tout ça à l’ombre en attendant qu’on en prenne livraison » Puis il ajoute « Soyez gentil, faites ça, comme si c’était un ordre. » Outre la finesse de la réplique écrite par Jean Cosmos on perçoit ici un mélange d’impatience maîtrisée par l’urbanité, d’ironie, de paternalisme bienveillant et de plaisir à forger la scansion musicale d’un alexandrin par un officier cultivé. Faire tenir tant de nuances en quelques mots à peine, et dans une phrase presque anodine, voilà bien l’expression du talent fortifié par l’expérience.
L’équitation fut l’une des passions du comédien qui écrit: « Á tous les sens du mot, l’équitation apprend à se tenir. À se contrôler. Lorsqu’on est à cheval, il n’est pas question de faire des mouvements intempestifs, de se laisser aller à l’humeur. (…) C’est une façon d’être dans la vie, en dérangeant le moins possible. » (4) La gaucherie, l’inélégance, l’apitoiement sur soi, voilà ce qu’il combat. Retiré sur les rudes et rocailleuses terres de Turcy, dans l’Aude, aperçues à la toute fin de La vie et rien d’autre, Noiret endossa le rôle du hobereau qui aux fastes préfère la discrétion de sa gentilhommière, et aux courtisans, la compagnie d’un cheval. Nuno Oliveira disait que l’art équestre commence par la perfection des choses simples. Conscient que l’artisanat rend l’artiste exigeant et patient, Philippe Noiret aurait certainement souscrit à cette conviction du maître portugais, d’apparence si simple qu’elle devient plus mystérieuse qu’un précepte oriental. On imagine l’acteur sur la terre soleilleuse de Turcy s’avancer, jour après jour, sur la voie de la légèreté au contact d’un cheval « rond » : rassemblé, aux allures fluides et les sens en éveil.
- Philippe Noiret, Mémoire cavalière, avec la collaboration d’Antoine de Meaux, Editions Robert Laffont, 2007, Le livre de Poche, p 401.
- Ibidem p 485
- Ibidem p 443
- Ibidem p 292-293