À la question « Pourquoi filmez-vous ? » posée en 1987 à des cinéastes du monde entier Robert Bresson a proposé la plus brève et la plus belle des réponses : « Pour vivre » (1) Cette simplicité trompeuse résume en un souffle le refus des griefs, le goût de la discrétion et l’appel à la constance envers et contre tout. Mieux que quiconque il a exprimé ce besoin éprouvé aussi par les cinéastes d’aujourd’hui. D’où qu’il soient ils sont unis par la conviction que les histoires nous aident à vivre ensemble. Liv Ullmann l’a rappelé récemment: « We are storytellers » (2).
Plus de trente années se sont écoulées depuis la publication du mot de Bresson et pourtant combien sont-ils encore à croire que l’on filme par caprice, au lieu de comprendre et d’accepter que la vie est moins intense autrement ? Combien sont-ils à penser que les cinéastes sont des assistés à la merci des institutions culturelles ? Rarement ils ont pris un risque professionnel, renoncé à leurs vacances ou avantages considérés des droits inaliénables, cependant du haut de leur certitude ils savent que les saltimbanques sont des enfants gâtés.
Parmi ces redresseurs de tort certains affirment, au nom d’un élan généreux, d’on ne sait quel droit, que la culture devrait être gratuite. Vivre ensemble requiert de mettre l’intérêt collectif, sinon au premier plan – ce serait utopique –, au moins sur un pied d’égalité avec l’intérêt individuel. Ce qui le meut le citoyen pour protéger le bien commun : la tête et le coeur. Le consommateur vorace est lui guidé par sa panse. Il veut tout, tout de suite, à un prix dérisoire, sans égard pour ceux que son addiction expose aux injustices et aux inclémences. Cetet attitude confirme que l’arrogance aime donner la main à l’ignorance. À les croire des centaines de milliers de personnes grâce auxquelles les films existent en Europe devraient exercer leur profession pour l’amour de l’art, ou presque. Pire encore, la crise générée par la pandémie est l’alibi parfait pour faire main basse sur la culture.
A qui décrit sa situation précaire, on répond « Oui, je comprends » pour évacuer de manière polie un sujet ennuyeux. Leur importe-t-il qu’un réalisateur consacre deux, trois, quatre années, ou plus, de travail acharné et continu pour un salaire souvent modeste parfois obtenu au prix de conflits et de négociations ? Non. Puisqu’il a choisi sa voie, qu’il l’assume et n’importune pas les autres. Doit-on s’irriter que ceux, plus nombreux, qui soutiennent sincèrement les arts se méprennent sur le sens de leur vocation ? Non plus, il est plus facile de comprendre l’art que les artistes. Combien d’intellectuels brillants saisissent les arcanes d’une oeuvre sans entrer en empathie avec son auteur.
Sous prétexte qu’il est un « privilégié » on recommande au cinéaste le silence. À dire vrai son unique privilège est d’aimer son travail jusqu’à la déraison, plus puissante que la volonté, plus épuisante que la maladie. Les bien-pensants, ou faut-il dire les courtisans, s’inclinent seulement devant le succès. A réussi qui le méritait. L’adulation devient alors le revers du mépris, car on tolère les artistes, mais la tolérance est bien différente du respect. Hélas, elle contient en germe un sentiment de supériorité.
En 1961 Rafael Azcona et Luis García Berlanga (3) ont écrit le scénario de Plácido. Dans cette comédie noire située dans une petite ville provinciale espagnole quelques jours avant Noël on invitait chaque famille à « asseoir un pauvre à sa table ». Prenons garde qu’en 2020, et peut-être au cours des prochaines années, il ne faille asseoir un cinéaste à sa table, ou de manière plus générale, un artiste, gêné d’être confondu avec un nécessiteux, blessé d’être réduit à quémander, outré par ce manque de considération. Bien sûr, on ne parlera plus de charité chrétienne, plutôt de solidarité. Que la condescendance change de nom n’empêchera pas un pauvre de l’être. Il ne m’incombe pas de mentionner ici des enquêtes, ou réclamer ce que d’autres, plus compétents que moi, sauront revendiquer ailleurs.
Selon Orson Welles le cinéma était le plus beau train électrique du monde (4). Dans la situation actuelle il n’a plus de piles et il faudra recourir à un train en bois aux couleurs écaillées. Plus que jamais la créativité est la condition de survie, pour peu qu’elle soit soutenue par les puissants, ou du moins par les croyants car il faut croire au cinéma, sans quoi nous sommes bien mal en point.
Je pense parfois à Murnau, seul à Tahiti, loin du faste des studios, abandonné par ses producteurs, hanté par son rêve polynésien, prêt à réaliser son film avec une équipe de deux ou trois personnes, obligé d’investir ses deniers dans ce qui demeure son dernier film, le superbe Tabou (5). C’était il y a près d’un siècle, il n’était pas le premier à donner sens au « cinéma d’auteur », bien avant que l’expression ne soit forgée. Depuis lors pléthore de réalisateurs à travers le monde ont vécu une situation semblable à la sienne. Et après eux d’autres viendront, exposés aussi à mille vicissitudes. Pas de quoi se plaindre, non, il en sera toujours ainsi, tout juste de ne pas vouloir être dupés.
Il est pernicieux, hypocrite et lassant d’associer le « cinéma d’auteur » à l’indigence économique. Bien des films sompteux sont le fruit d’une pensée profonde et d’une ambition sans entraves. Jusqu’ici plus d’un metteur en scène a dû se contenter d’une peau de chagrin. À présent elle sera un luxe.
Tucker (6) de Francis Ford Coppola est une métaphore à peine voilée de la condition du cinéaste et par extension du créateur condamné à voir son rêve écorné. En 1948, le projet de voiture révolutionnaire conçue par l’ingénieur Preston Tucker déclenche la vindicte des producteurs du secteur automobile. Il va trop vite, trop loin, avec trop d’éclat, et de ce fait bouscule les habitudes de ceux qui veulent « the same but different ». Sa créativité débordante le conduit à la ruine. Qu’il est facile de chanter maintenant les louanges de son entreprise quichottesque. On m’objectera que la plupart des réalisateurs continuent de creuser le sillon tracé par leurs aînés. Est-une raison pour les priver de leur petit train ? Coûteux ? Dans certains cas, aussi créateur d’emplois, de revenus, de culture et de prestige.
L’adversité de nos contemporains inspire la défiance, parfois même la crainte, celle des cinéastes du passé suscite l’admiration à l’égard des grands blessés de l’art. Il ne suffit pas que les réalisateurs, de concert avec les producteurs, se mobilisent pour trouver de nouvelles formes de financement. Si les pouvoirs publics européens ne font rien la pauvreté va clairsermer les rangs des gens du cinéma, comme on disait autrefois, les gens du voyage.
2021 est déjà là. A chacun de réparer son petit train de bois, de le pousser pour qu’il avance encore jusqu’à ce que de nouvelles piles soient disponibles pour le train électrique. Soyons-en bien conscients : renoncer, c’est donner raison aux médiocres qui voudraient nous dissuader d’aller de l’avant. À qui voudra contraindre le cinéaste à courber l’échine, il faudra répondre, comme Hubert-Félix Thiéfaine (7) : « Pas un seul cheveu blanc n’a poussé sur mes rêves. »
Floreal Peleato
(1) Libération, numéro hors-séries, mai 1987.
(2) “40 Years of FERA: What Makes a European Filmmaker in 2020?” – https://www.youtube.com/watch?v=u_ccpMQSNcw&list=PLo9TlqnXWI_P0g76emvBAoL4vUNIzlpHp&index=3
(3) Plácido (Luis García Berlanga, 1961).
(4) “Early Film by Orson Welles is Rediscovered” David Kehr, New York Times, 7 Aug 2013https://www.nytimes.com/2013/08/11/movies/early-film-by-orson-welles-is-rediscovered.html
(5) Tabu: A Story of the South Seas (F.W. Murnau, 1931)
(6) Tucker: The Man and His Dream (Francis Ford Coppola, 1988)
(7) Trois poèmes pour Annabel Lee (Suppléments de mensonge, Hubert-Félix Thiéfaine, 2011)