Il est un temps immémorial durant lequel l’homme a rêvé dans une caverne où sont peut-être nées la musique, la peinture, le langage et le culte des morts. Là, à partir d’une trouée de lumière, il a imaginé le monde avant de le découvrir. Le cinéma de Víctor Erice nous invite à croire à l’existence de cette grotte. Et c’est bien une offrande à la lumière qu’il filme autant qu’un retour dans l’ombre car depuis qu’il est sorti de sa matrice l’homme, selon Erice, erre à la recherche d’un Ailleurs et d’un Avant primordiaux.
D’emblée l’homme est dans son oeuvre spectateur d’un monde qu’il ne peut que contempler. L’adulte conserve dans son regard ourlé de mélancolie l’empreinte de cette origine mythique. Dans L’esprit de la ruche (1973) et Le Sud (1983) le père est tantôt un somnambule, tantôt une sorte de passager clandestin, qui vit arraché au présent dans la pénombre et le chuchotement. Gardienne du secret paternel la mère vit recluse mais l’enfant peu à peu tisse sa toile de la connaissance.Son regard d’enfant s’ouvre alors sur le monde, tel celui d’Ana (L’esprit de la ruche) ou celui d’Estrella (Le Sud). Puisque la perte nous blesse à jamais, le regard dans ses films est souvent tourné vers un lointain intérieur, au point que même lorsqu’il use du champ contre-champ il filme, plus qu’un dialogue, deux monologues. Dès ses courts-métrages réalisés à l’Ecole Officielle de Cinéma (E.O.C) entre 1960 et 1963, le regard est rarement tourné vers l’autre, non par manque de chaleur mais parce que l’expérience de l’intime est solitaire. Même dans son film le plus récent (Alumbramiento, 2001) la personne est de préférence seule dans le cadre.
Appeler personnage un être qui demeure énigmatique serait faux car Erice renonce à la tyrannie conjuguée de la narration et de la dramaturgie pour ne capter que les frémissements de personnes à l’écoute de leurs pensées. Quelque chose que nous ignorons les empêche d’écouter leurs sens ; le désir a déserté leur vie. Mieux qu’une interprétation il attend de l’acteur une disponibilité, une concordance avec les signes du monde qu’il crée. Ainsi, davantage qu’à une représentation de la vie nous assistons à l’éveil grave d’une conscience parce que“Pour un être humain venir au monde signifie s’inscrire dans le temps”1. S’il n’est pas dolent le regard d’Erice néanmoins se voile, de sorte que l’émotion produite par ses films, pour profonde et durable qu’elle soit, est en couvre-feu. Pour cette raison aussi son cinéma s’enracine dans la réflexion et le recueillement propres à une “suspension de la vie”, en particulier dans le cas de l’artiste qui vit desviviéndose, hors de soi mais mais non hors la vie. Au fil des jours, le peintre Antonio López (Le songe de la lumière, 1992) voit le coeur ligneux de l’arbre plus qu’il ne regarde, puis ce ne sont que lignes et lumières.
Chez Erice prévaut la frontalité du regard, souvent immobile, qui contient un monde à déchiffrer – les photographies de famille – ou un appel. Le plus célèbre est celui qu’à la fin de L’esprit de la ruche adresse la petite Ana au monstre créé par le docteur Frankestein. “Soy Ana”, lui dit-elle dans l’attente de sa venue. A la frontalité répondent le silence, le dialogue bref et la lenteur des corps filmés en plans fixes. Après la déambulation antonionnienne d’une femme endeuillée dans son moyen-métrage de fin d’étude (Los días perdidos, 1963) Erice a renoncé à l’emploi du travelling, sauf exception (le beau plan séquence du repas de communion dans Le Sud). Le décor urbain de ce moyen-métrage – la périphérie de Madrid, déjà présente dans l’antérieur court-métrage intitulé Entre las vías (1961) – n’est pas sans rappeler les tableaux d’Antonio López.
Insérer un plan d’objet, un plan de nature, exprime le besoin de montrer le Tout à travers les parties ; tout est vivant, dès lors qu’est respectée la respiration des plans car : “Les plans sont la manière dont les images d’un film respirent. C’est une question de rythme, de durée.”2 En aucun cas ces plans de pendule, montre, écran, vitre, miroir, photographie ou carte postale ne sont pittoresques ou symboliques ; au contraire ils accroissent le mystère des êtres. Dans de tels films la fragmentation de l’espace est une manifestation de l’étrange beauté du monde. De surcroît chez Erice la nudité du plan renforce le goût du plan “juste et nécessaire”, de l’ellipse et de la métonymie, auxquelles l’espace off apporte une résonnance. Pour lui le sens naît de l’agencement des plans, non du plan lui-même. De l’enchâssement des plans se dégage une conception musicale du cinéma. Il semble que le scénario lui apporte la mélodie, le tournage la toute puissance des rythmes et enfin qu’au cours du montage s’y déploie l’harmonie. Et, en effet, pas un plan qui ne pèse dans cette respiration au tempo lent, tel un pianiste qui module ses notes sans appuyer.
Pour Víctor Erice, orphelin réel ou symbolique 3 né en juin 1940, la salle de cinéma fut la fenêtre ouverte sur un monde d’où l’on pouvait oublier l’air raréfié de l’après Guerre civile. Nous ne pouvons manquer de signaler que L’esprit de la ruche se situe en 1940, Alumbramiento précisément le 28 juin 1940, soit deux jours avant sa naissance, Le Sud en 1957 et le défunt projet intitulé La promesa de Shangai qui traitait une nouvelle fois d’une sortie de l’enfance se déroulait en 1948. Dans la caverne cinématographique il apprit que cet art exige le silence et la patience pour que naisse une pensée dont le flux circule entre les plans.
Qu’un tel homme considère la pratique du cinéma comme une forme de destin et un moyen de connaissance, autant qu’un métier et une écriture ne doit pas nous surprendre. Il est devenu cinéphile et critique puis metteur-en-scène au contact du cinéma classique (Murnau, Renoir, Mizoguchi, Sternberg auquel les séquences de cinéma du Sud rendent hommage, Nicholas Ray 4 chez lequel confluent selon lui l’innocence des origines, la poésie et l’incarnation du fatum) et, d’autre part, de la modernité qui instaure dès Rossellini le règne de la morale et à partir des années soixante le rêve d’une rupture. Il aime les metteurs-en-scène pour qui le cinéma est une pensée en mouvement (Bresson, Godard) et se sent proche d’Ozu et de cinéastes qui cheminent en marge de la fiction, autrefois Flaherty, aujourd’hui Kiarostami. Plus que tout, la prégnance du mythe nourrit sa nostalgie du cinéma muet, éloigné de la littérature et du réalisme, et si près d’atteindre ce que l’on nomme malaisément poésie.
La brièveté de son oeuvre se prête à toutes les conjectures ; la plus injuste serait de croire à une attitude capricieuse, la plus ingénue conduirait à le statufier. Qu’importe notre attente puisqu’après le mot Fin il nous reste sa nostalgie d’un songe, le souvenir d’une splendeur austère, d’êtres vêtus de chair et de lumière pris dans la toile du temps. En espagnol accoucher se dit alumbrar qui signifie aussi éclairer, enseigner, ou découvrir une source souterraine. Accoucher se dit encore dar a luz, donner (à) la lumière, c’est-à-dire littéralement : révéler. Dans L’esprit de la ruche Víctor Erice capta dans un plan documentaire le premier regard de spectatrice de la petite Ana face au film Frankestein. Peut-être les incertitudes et la gravité du cinéaste expriment-elles la constance de cette ambition : filmer une révélation.
1 El cultural, 15-5-2001, p 47.
2 Ajoblanco, nº 123, novembre 1999, p 25.
3 « Escribir el cine, pensar el cine… », novembre 1997, dans Bandaparte, Víctor Erice nº9-10, janvier 1998, p 4.
4 Nicholas Ray y su tiempo, sélection et complilation de textes de Víctor Erice et Jos Oliver, Filmoteca española, 1986. Lire « Como en un espejo » p 17-p21 et « Tiempo de crisis » p 31-37.