« Mosaïque indienne », article publié dans Positif, dossier « Figures du western », Nº 509/510, juillet/août 2003, p 10-16.

MOSAÏQUE INDIENNE

L’enfance du monde

“Qu’est-ce que la vie ? C’est l’éclat d’une luciole dans la nuit. C’est le souffle d’un bison en hiver. C’est la petite ombre qui court dans l’herbe et se perd au couchant”

                                                                                           Crowfoot, 1877

Porte-parole de la confédération des Pieds-Noirs

A coup sûr la terre indienne foudroie le voyageur stupéfait de découvrir en lui un poète ou un voyant. La Genèse et l’Exode frappèrent les esprits au point que certains virent chez les peuples indiens les descendants des tribus perdues d’Israël. Le peintre George Catlin alla même jusqu’à affirmer que les Mandans étaient d’origine galloise. Il n’est pas rare que l’indien noble du western soit digne d’être blanc car il éveille davantage la nostalgie d’un monde perdu que l’admiration d’un monde différent. D’où la fascination pour ces mythiques indiens aux yeux bleus du haut Missouri, pour ces rivières dont le cours conduit aux sources de l’Eden car pour nombre d’auteurs de western l’Ouest fut, comme l’affirma Abraham Polonsky, un Paradis perdu.

En 1520, Hernán Cortès écrit à Charles Quint que les mots lui manquent pour exprimer ce qu’il ne peut décrire car des splendeurs sans nom foisonnent dans le Nouveau Monde : depuis tous les voyageurs ont rêvé de chanter le Dit de l’Amérique. De cette geste inachevée les cinéastes sont les hérauts. Certains ont réussi le prodige de faire entrer le monde dans l’écran, non pas de manière frontale mais en situant le spectateur au centre de ce monde ceinturé de montagnes (La piste des géants, Le convoi des braves, La captive aux yeux clairs, Jeremiah Johnson). Aucun cependant, tant s’en faut, n’a capté le murmure des hautes herbes de la Prairie comme l’oeil du photographe Edward S. Curtis, tout particulièrement lorsqu’il séjourna chez les Piégans du Montana. L’horizontalité sans fin serait-elle plus difficile à filmer que les cimes et les canyons ?

The big sky 1Que l’on cite à l’envi la célèbre définition de la vie contenue dans Macbeth ou la vision de monde plus récente proposée par Cormack Mac Carthy (1) on se heurte au chaos, à l’illusion, à la lutte aveugle de l’homme blanc contre les éléments, tandis que pour Crowfoot, Black Elk, Luther Standing Bear et aujourd’hui Yellow Tail, Lame Deer, Tacah Ushte, la vie est une offrande votive de l’homme à la Mère Nature. Il n’y a pas de Prométhée indien.

Très tôt le deuil de la conquête délita la beauté d’un monde que les rêveurs d’Amérique savent perdue. Dès le XVII siècle l’abeille (2) annonça dans l’Ouest la venue de l’homme blanc des siècles après que Douce Médecine, le héros Cheyenne des temps immémoriaux, eut prophétisé la disparition de l’Amérique indienne. Il avait prédit le cheval et les hommes barbus mais il ignorait que le miel précéderait la variole, l’alcool, la famine, les armes, les réserves, l’exclusion et l’injustice (3). Si le miel est pour les européens la douce récompense de la Terre promise il fut pour les indiens l’amer présage de la douleur. Pis encore : le soc de la charrue (La caravane vers l’Ouest) éventra la terre indienne, cette étoffe plissée par des mains invisibles.

Gardien du rêve

“Tout son être tendait vers une seule chose, un seul but : courir. Il dépassa la souffrance. L´’épuisement s’empara de son esprit, et enfin il put voir sans avoir à penser. Il put voir le canyon, les montagnes et le ciel.”

                                                                                     Scott Momaday (4)

La danse du soleil des Indiens des Plaines est une ascèse solitaire qu’entreprend un homme en quête de vision, mais les auteurs d’Un homme nommé Cheval (5) prêtent à ce rite religieux la valeur d’une preuve de virilité imposée, tant le blanc continue d’associer l’indien au guerrier ou plutôt au “sauvage”. Pour tout dire il est un guerrier dont la mission est d’apporter la paix au péril de sa vie. Cependant, ne nous y trompons pas : la vie indienne était rude, voire brutale ; il cotoyait la mort jour après jour. Face à l’indien voici le blanc qui a perdu son essence guerrière devenu un conscrit à la solde d’un gouvernement ou un mercenaire dont le bras s’abat au gré des alliances politiques.

L’église des blancs est l’ecclesia, le lieu où s’assemblent les fidèles au moment du culte ou lorsqu’un danger menace la communauté, tandis que la nature est le temple qui unit l’indien à la terre et au ciel. Certains voyageurs l’ont compris: “J’affirme sans crainte, au su de tous – et je défie quiconque de soutenir le contraire –, que partout où on le rencontre dans son état de nature, l’Indien d’Amérique du Nord est un être profondément moral et religieux, doté par son créateur d’une connaissance intuitive de la présence d’un grand architecte de l’univers et de son propre être.” écrit George Catlin en 1844 (6).

Cet enracinement cosmique qui émane du séquoia et du saguaro (7) souvent échappe au blanc pour lequel ces croyances qu’il ne comprend pas sont des superstitions. Ainsi, à ce jour, nulle danse Hopi de la pluie, nulle joute verbale Shawnee ne sont venues embellir le western. Pour le blanc – surtout le catholique –, le sacré appartient au règne du visible, de sorte qu’il a besoin de représentations pour décrire le sacré des mondes indiens : le heyoka, le contraire rêveur de foudre quelque peu pittoresque (Little Big Man), les cimetières crow, cheyenne et sioux (Jeremiah Johnson, Little Big Man, Un homme…) l’attestent, alors que pour l’indien tout est trace de l’étincelle du divin. La danse du soleil est une prière  au même titre que le bain de vapeur, le chant, la pipe bourrée d’écorce de saule rouge, la chasse. Pour cette raison le chasseur blanc fléchit son bras lorsqu’il saisit d’instinct que la mise à mort de l’animal privée du sens d’une célébration devient une profanation (Délivrance, Voyage au bout de l’enfer).

L’indien blanc

“Il rentra chez lui trois ans plus tard (de chez les Crows)… Il ne lui parut pas nécessaire de s’excuser, ni de se vanter, parce qu’il était l’égal de n’importe quel autre homme sur terre.”                                                                                                                      Dorothy Johnson (8)

Sunchaser a montré la course éperdue de Blue, un fugitif malade, au bord de l’agonie, à la recherche de son ombre indienne. A l’heure de la mort ce “chasseur de soleil” trouvait enfin la réconciliation avec lui-même et le monde.  Cet être jeune, noir, rebelle est l’héritier des indiens blancs. Pour libératrice qu’elle soit, l’expérience de Blue, d’un homme nommé Cheval, n’en est pas moins douloureuse. Qu’ils se nomme O’ Meara (Le jugement des flèches), Dunbar (Danse avec les loups) ou Jeremiah Johnson l’indien blanc préfère un monde sans état, sans drapeau, sans argent, ni prison. D’une certaine manière aussi la communauté de proscrits (Josey Wales) partage le sort des indiens blancs qui assistent au dépérissement d’un monde ou d’un mode de vie.

Run of arrowhomme désenchanté, guetté par la folie, l’amertume ou le mutisme, est purifié par le renoncement. En lui s’incarne le sacré même si jamais sa parole n’ose l’avouer. Peut-être aussi la parole des blancs ne sait-elle dire la beauté primordiale du monde. Mais qu’il quitte le monde indien et la déchirure se rouvre (Todd le Comanche dans La dernière caravane). Parfois même la mort est au rendez-vous.

Dans Fureur Apache Macintosh l’éclaireur est le seul à comprendre la constance du rite et d’une âpre violence dans la vie d’Ulzana, l’apache évadé de la réserve. Mais face à lui les officiers blancs manifestent à l’endroit des indiens le mépris le plus vil ou l’apitoiement le plus veule. Macintosh meurt à son tour comme il sied aux hommes qui n’appartiennent plus à une communauté : seul. La sérénité à vif de l’indien blanc confirme aujourd’hui encore qu’il est difficile pour les cinéastes blancs d’aborder les religions indiennes, si ce n’est par le biais de l’homme écartelé entre deux cultures, de sorte que sa silhouette se glisse au détour de plus d’un film contemporain, tel un Ulysse sans espoir ni désir de retour.

Georges Devereux, l’auteur du passionant Psychothérapie d’un Indien des Plaines, fut un indien blanc de la pensée moderne. Hongrois de naissance devenu roumain après 1918, puis français et enfin ayant un passeport américain, mais toujours indien mohave de coeur, il fut un chercheur qui échappe aux écoles, un cavalier déraciné, un homme pris entre plusieurs langues et noms. En effet, tôt ou tard, l’indien blanc change de nom

L’âge du cheval

Une nation à cheval surgira ! Una nation qui fera gronder la terre surgira !

                                                                                              Chant Lakota

Nul ne sait si les chevaux espagnols échappés lors de la révolte des Pueblos en 1680 furent d’abord capturés par les Kiowas, les Pawnees, les Comanches, les Shoshones, les Utes ou ce mystérieux peuple que La Vérendrye nomma au milieu du XVIII siècle “Gens de chevaux” – peut-être les Cheyennes – mais l’on sait que l’apparition du cheval bouleversa la vie des Plaines et des Montagnes Rocheuses autant que les rêves des cavaliers européens épris du mythe du centaure.

Depuis lors le western a gravé l’image du cavalier qui monte à cru au grand galop. Cependant, au risque de décevoir les admirateurs de Yakima Canutt il faut dire que les indiens utilisaient parfois des selles espagnoles et s’ils montaient à cru une corde ceignait les flancs de leur coursier. S’il est vrai que de mémoire indienne l’on se souvient d’un raid mené par des cavaliers Piégans à la fin du XVIII siècle qui les conduisit des sources du Missouri jusqu’aux rives du Río Grande et au terme duquel ils revinrent, deux ans plus tard, avec des centaines de chevaux, il n’en est pas moins vrai que certaines expéditions guerrières s’effectuaient à pied, même sur de longues distances.

Le western n’a gardé du marcheur indien que le souvenir du fugitif qui court (Bronco Apache, Willie Boy), de l’assaillant qui épie (L’homme sauvage, Fureur apache), du mendiant (Canyon Passage, Le Nouveau Monde) ; d’ailleurs, Pauvre Diable le Pied-Noir errant (La captive aux yeux clairs) est lui aussi un indien sans cheval. A la fin de La charge héroïque Nathan Brittles (John Wayne) exprime le point de vue dominant: “Aller à pied humilie les indiens.” Quant au révérend Clayton (Ward Bond) de La prisonnière du désert il déclare sans ambages qu’“Un Comanche à pied est facile à mater.”

the searchers 3A regret le western abandonne la mer de l’Ouest pour montrer des Iroquois (Sur la piste de Mohawks, le cycle consacré à Bas-de-cuir) ou des Séminoles (Les aventures du capitaine Wyatt, L’expédition du Fort King), peuples des forêts de l’Est qui furent avant tout des coureurs, ou de manière exceptionnelle les Kwatiutls du Nord-Ouest (In the land of war canoes, Dead Man). Comme si du point de vue du blanc la dignité de l’indien tenait à sa monture. Comme si pour le metteur en scène le mythe était plus fort que l’imagination.

Les guetteurs

“Tout à coup, les crêtes des collines s’étaient couvertes d’Indiens à cheval, au moins au nombre de six cents, qui étaient descendus sur le camp en poussant des hurlements…

                                                                                   Francis Parkman (9)

Une statue équestre, invisible quelques secondes auparavant et qui pourtant semble là de toute éternité,  se profile, tel un signe annonciateur (signa ne signifie-t-il pas en latin « statues des dieux » ?) d’une rupture d’équilibre. Quelquefois sa présence muette et sa proximité expriment le passage d’un seuil (Jeremiah Johnson) mais le plus souvent le cavalier se fond dans le paysage nu, souvent à contre-jour selon un axe est-ouest, parfois au soleil couchant (Winchester 73) ; privé d’une identité individuelle il devient une figure.

En cela le western est l’héritier des peintres contemporains du Romantisme qui ont idéalisé le “sauvage”qui scrute l’horizon ou s’y fond, à l’instar des figures lointaines de Caspar David Friedrich perdus dans la contemplation d’une immensité vide. Des toiles d’Albert Bierstadt, Whittredge, Thomas Moran, Alfred Jacob Miller se dégage une certaine solennité théâtrale car la lumière ne semble pas naître du paysage mais du balcon des dieux d’où l’on regarde l’homme (Il est d’ailleurs frappant de constater à quel point les plans subjectifs sont rares dans l’histoire du western alors que le film noir et le cinéma fantastique en sont prodigues).

A leur tour les cinéastes « bigger than life » ont absorbé l’homme dans un décor imposant. Que l’on songe à la fin de La charge de la 8 Brigade. Walsh filme la reddition du vieux chef au bord d’une majestueuse chute d’eau dont la présence imprévue n’a d’autre valeur qu’esthétique. Cette redondance visuelle, superbe au demeurant, souligne la noblesse du peuple voué à la disparition. Chez Walsh encore la Cité de la Lune (La fille du désert) est un vestige tellurique d’un temps révolu où les indiens régnaient sans partage sur un pays soumis à des lois fort anciennes.

Pour d’autres cinéastes enclins à filmer l’homme comme un frère la filiation est ailleurs. Chez Delmer Daves une parenté de ton rappelle les oeuvres d’un lyrisme retenu d’Henry Farny, parsemées d’ocres et de verts, où l’indien se meut sans hâte dans un bosquet ou près d’un point d’eau. Chez ces portraitistes, c’était vrai déjà de Catlin, Bodmer, Herzog, l’attention est mise sur la précision du geste, l’acuité du regard.

Plus tard les photographies de Carl Moon et les compositions d’Eward S. Curtis, tant picturales que dotées d’un modelé quasiment scuptural, ont indéniablement créé une iconographie d’influence durable et l’on peut penser que les chefs opérateurs qui ont arpenté les terres de l’Ouest (Bert Glennon, William Clothier, Lucien Ballard, Charles Lawton et Winton Hoch) ont assimilé leur vision.

L’apparition

“ …Nous vîmes sept guerriers osages qui venaient à nous. La vue d’une créature humaine quelconque au milieu du désert est aussi intéressante que celle d’un vaisseau en pleine mer. Un de ces Peaux-Rouges se détacha et s’avança, la tête haute… ”

                                                                            Washington Irving (10)

Frédéric Remington a légué au western son chatoiement coloré – ses fameux ocres dorés –, Charles Russell certains motifs. Ainsi de l’apparition indienne. L’indien  est doté dans ses tableaux d’un mouvement imprévisible qui oscille entre la lenteur hypnotique et l’extrême rapidité. Plus qu’hostile il est une réminiscence d’un monde ancien et barbare.

A l’écran l’on joue de l’effet de surprise : les rapides panoramiques chers à Ford qui découvrent les cavaliers Apaches (La chevauchée fantastique, Le massacre de Fort Apache) et les tireurs Apaches postés dans le canyon (Río Grande) ainsi que le panoramique grâce auquel nous découvrons les indiens massés derrière le poteau télégraphique dans Les pionniers de la Western Union de Lang n’ont cessé de nourrir l’imaginaire des cinéastes.

Parfois aussi la mise en scène privilégie l’attente. Une colonne de cavaliers sillone au pas une crête rocheuse (La captive aux yeux clairs, Les comancheros, etc) – fréquemment elle traverse l’écran dans le sens de la largeur –, puis l’insertion d’un plan rapproché permet d’observer les regards des indiens soudain immobiles. Cet oeil indien qui réunit les deux infinis dans un même regard est le sixième sens du grand oiseau rapace prêt à fondre sur sa proie. A cet égard l’irruption des Comanches dans La prisonnière du désert demeure sans égale. La silhouette du chef Scar surgit d’abord à cheval au loin puis un plan serré de son buste, de son visage fermé, concentre tout le sens et l’énergie de la séquence.

The big skye 2Quant à l’irruption des Apaches à la fin de L’homme de la plaine elle est d’une simplicité exemplaire. Un seul plan des indiens guettant les signaux de fumée d’Arthur Kennedy suffit à Anthonny Mann pour dramatiser la séquence. L’absence d’un tel plan, surtout s’il contient un regard, réduit l’apparition des indiens à une simple ponctuation dramatique, qu’elle est hélas trop souvent (Le trésor du pendu ou encore La rivière rouge) à moins qu’elle n’exprime un choix ferme de mise en scène. Dans La chevauchée de la vengeance Bud Boetticher filme l’attaque des Apaches Mescaleros d’un mode abstrait, distancié, car en supprimant ce plan de groupe il élimine la relation de causalité ainsi que la tension dramatique.

Gens de l’Amérique

“…les Blackfeet rôdent dans la contrée, et comme ce sont des créatures mauvaises et sans loi, je souhaite éviter le plus possible une rencontre avec eux.”

                                        Journal de Meriwether Lewis (1806) (11)

L’imaginaire du western a pérennisé quelques types qu’un enfant reconnaît aisément. L’Apache insoumis capable d’une résistance inhumaine est l’arquétype du guerrillero  parce qu’ils luttèrent en petits groupes jusqu’en 1890.  Le Comanche est cruel car les Dragons puis les Rangers du Texas, les hacendados mexicains et les futurs colons qui parcouraient la Santa Fe trail, et bien des tribus indiennes, furent victimes de leurs raids. Néanmoins, Grand Bison (Josey Wales) est un sage : il scelle la paix avec Josey Wales le rebelle irréductible.

Josey walesLors des premiers contacts avec les trappeurs le Sioux fut hostile et le demeura souvent. Par ailleurs, Little Big Horn est un opprobre dans la mémoire officielle et jamais les Sioux n’ont cessé de rappeller les traités violés et de revendiquer, par exemple, la restitution des Collines Noires. Quant à lui le Cheyenne est noble – y compris chez Cecil B de Mille – ; s’il fut l’allié des Sioux le peuple des flèches sacrées se montra amical avec les explorateurs. Toujours il parut fier et indépendant et son organisation tribale fascina les blancs qui la considérèrent dignes d’un régime policé.

Little big Man 1Le Pawnee est pillard ; même dans la fiction proindienne il fait figure de mauvais indien (Little Big Man, Danse avec les loups), peut-être parce qu’ils furent les seuls indiens à pratiquer jusqu’en 1816 des sacrifices humains en Amérique du Nord. D’ailleurs Boetticher coiffera les Comanches comme des Pawnees (Comanche Station), Hathaway fera de même avec les Apaches (Le jardin du diable) et même Ford ornera Woody Strode d’une tête de Pawnee, d’un Iowa ou d’un Sauk (Les deux cavaliers) alors qu’il interprète le rôle d’un Comanche. Aux yeux d’Hollywood, ce crâne rasé, cette crête touffue mettent en relief le masque du primitif.

Curieusement, le Pied-Noir est hospitalier. Le périple de Lewis et Clark (1803-1806, cf Horizons lointains) révéla au public américain l’existence de cette nation parmi les plus belliqueuses et nombreuses du continent avec laquelle eut lieu le seul incident du voyage. A quoi peut-on donc attribuer cette sympathie? Le Passage du Nord-Ouest obséda durant deux siècles explorateurs et gouvernants. Cet ailleurs, situé au long de l’Epine Dorsale – entendons les Montagnes Rocheuses –, était en quelque sorte l’ultime terre vierge où l’homme blanc voulait trouver un Paradis dont les yeux bleus des indiens serait la confirmation et qui effacerait d’un souffle l’effroi de la conquête. Les auteurs de western s’en sont souvenus : les Pieds-Noirs d’Au delà du Missouri et de La Captive aux yeux clairs sont  altiers et accueillants.

Accross the wide missouriIl faut remarquer l’absence des Sioux des rives du Mississipi, ceux-là même qui habitent La prairie de Fenimore Cooper (seul un européen, Jan Troell dans Le Nouveau Monde, a évoqué la pendaison de quatre-vingt-cinq Sioux Santees à Mankato en 1862) ainsi que des “Cinq tribus civilisées” déportées en Ohlahoma et des tribus décimées par la variole. A noter également l’absence relative des Arapahos, des Utes, des Crows, des Nez-Percés, des Têtes-Plates, des Shoshones – sauf dans les films qui évoquent la piste de l’Orégon –, car ce sont des peuples des Montagnes Rocheuses et les épisodes les mieux connus de la conquête eurent lieu dans les Grandes Plaines. Et, bien entendu, sont absents ou presque les peuples sédentaires tels que les Pueblos. Ajoutons que la poignante histoire d’Ishi, le dernier des Yahis, n’a eu droit qu’aux honneurs d’un téléfilm (10). Peut-être parce qu’il ne s’agissait pas d’un guerrier mais d’un marcheur esseulé et affamé, survivant d’une tribu mal connue, et que l’histoire s’est déroulée en Californie en 1911. Et souvenons-nous que deux ans plus tôt avait eu lieu, aussi en Californie – un mythe d’une autre nature que l’Ouest – l’histoire de Willie Boy, le seul Paiute protagoniste de l’écran.

Willie BoyPlutôt que le hogan Navajo ou Apache (La flèche brisée) ou le village fortifié des Arikaras, le western a préféré le tipi des indiens des Plaines. Ces cônes qui s’éploient en cercle le long d’une frontière mouvante disparaissent sans laisser de traces physiques et symboliques et  justifient aux yeux des blancs le mythe d’une terre vierge. On ne détruit pas en vain une ville : Ténochtitlan, la blanche capitale des Aztèques, hante encore l’imaginaire.

La parole des anciens

“Nous sommes comme des oiseaux avec une aile brisée. Mon coeur est froid au dedans de moi. Mes yeux se voilent, je suis vieux…”

                                                                   Plenty-Coup, chef Crow, 1909

Que de fois n’avons-nous vu un indien immobile et drapé dans une couverture dont le regard fixe et sévère, la complexion du visage presque minéral disent la douleur contenue d’être étranger en son monde. Cette icone semble issue du tableau de Maynard Dixon intitulé Medecine Robe (1915). D’ocre orangé est la roche à côté de laquelle se tient l’indien, droit comme un totem, le regard lointain ; d’ocre orangé est la couverture qui le statufie. Depuis lors le western s’est plu à montrer le vieux chef – presque un patricien – dont la sagesse, que l’on aimerait moins grave, le convainc de cesser toute hostilité envers les blancs. Insidieusement, la noblesse de l’indien est attachée à l’image du peuple évangélisé (Les piliers du ciel), du chef vaincu en combat singulier par le héros blanc (Buffalo Bill, L’aigle solitaire, Les aventures du capitaine Wyatt), souvent d’ailleurs dans des eaux matricielles,  du vieux chef dont la parole prophétique dit haut et clair qu’il faut accepter la vie dans les réserves. La parole de Sealth, de Chef Joseph, de Tecumseh, d’Osceola est plus écoutée que celle de Sitting Bull, Wovoka ou aujourd’hui Vine Deloria.

Broken arrow 2Dans La flèche brisée, Cochise croit en la paix, donc au renoncement ; Géronimo défend la voie des armes, puisqu’il est, sous-entend-on, un renégat. Cochise encore dans Le massacre de Fort Apache et son fils Taza, fils de Cochise sont parés de la noblesse de l’indien qui tend la main au blanc. Poney-qui-marche (La charge héroïque), les authentiques Dull Knife et Little Wolf (Les Cheyennes), Peau-de-la-vieille-hutte (Little Big Man) taisent leurs visions sombres car l’oracle a parlé. Aujourd’hui, qu’éveillent les noms des chefs disparus ? Une ville (Seattle), une voiture (Pontiac), une collection littéraire (Nuage Rouge), un cabaret (Crazy Horse). La parole des anciens tissée par la mémoire n’est plus que la chronique d’un soleil éteint.

Le cercle et le méridien

“Dans l’ancien temps, lorsque nous étions un peuple fort et heureux, tout notre pouvoir nous venait du cercle sacré de la nation, et tant qu’il ne fut pas brisé, notre peuple a prospéré.”

                                                                                     Elan Noir (13)

Rond est le soleil et rond le bouclier ;  la femme fertile s’arrondit comme la lune.

A l’écran nous avons vu le cercle des tipis, celui des assaillants dénués de stratégie – à l’excès –, et parfois celui des danseurs et des fumeurs. S’il est un récit dont le rythme puise aux sources indiennes c’est bien le récit circulaire. Jeremiah Johnson en est l’exemple le plus clair : son scénario se construit en cercles concentriques ; aux rencontres de la première moitié (Chemise Rouge, Dent d’Ours, la femme folle, Del Gue) répondent dans l’ordre inverse les adieux de la deuxième. Nous pouvons imaginer un récit de teneur indienne situé ailleurs qu’en Amérique et après la conquête ; il suffit que l’oralité, le mystère, certaine quête spirituelle, quelque identité rebelle, quelque ancrage dans le cercle dont le centre est partout, s’y fasse jour.

Jeremiah Johnson 1Cheval Fou dit un jour : “Nous vivons à l’ombre du réel.” Qui veut  accéder au réel indicible doit dissoudre le Moi pour découvrir le Soi. Y parvient-on ? Il est un méridien indien qui traverse certaines vies dès l’enfance. A l’aune d’une vie est indien celui qui accède au mystère d’un monde vivant dont il partage l’ivresse originelle. Pourtant tout porte à croire que le western ne nous a pas encore appris à aimer, par exemple, la courbure du frêne, pressés que nous sommes d’interroger les signes. Certains ont tâché de penser et surtout de sentir en indien. C’est l’oeuvre d’une vie. Après trente ans d’approche de la vie indienne une femme blanche, Ruth Beebe Hill, a choisi d’écrire en lakota la saga intitulée Hanta Yo.

Aujourd’hui les écrivains indiens prennent la relève des cinéastes pour nous rappeller que le cinéma peut être un art de visionnaire qui voit l’au-delà des apparences et à l’intérieur de l’homme. Scott Momaday, Leslie Marmon Silko, James Welsh, David Treueur, Louise Erdrich, Sherman Alexie, nous parlent tout uniment de l’indien du monde moderne et de celui de jadis. Sans folklore ni revendication. Cérémonie de Leslie Marmon Silko exprime bien cette rencontre de l’Ancien et du Nouveau. Après avoir combattu pendant la Deuxième Guerre mondiale le jeune Tayo doit réapprendre à vivre en indien – La porte du diable n’est pas très loin –. Autour de lui il voit un monde formé d’histoires qu’il doit déchiffrer : “ Avec la certitude paisible du monde qu’il avait sous les yeux, le peuple savait comment chaque chose devait être.” (14) De surcroît les écrivains indiens partagent avec les cinéastes le même besoin de comprendre l’homme dans son entier, car là où le western a cru exalter la force de l’homme il a mis en lumière sa fragilité, et c’est là sa grandeur.

NOTES

Macbeth (acte V, scène 5).

       Cormack Mac Carthy, Méridien de sang, Gallimard, 1988, p 281.

“La vérité sur ce monde, dit-il, c’est qu’il est (…) un tour de passe-passe dans une exhibition de charlatan, une fiévreuse hallucination, une transe peuplée de chimères sans analogies ni précédents,  un carnaval itinérant, le spectacle d’un chapiteau nomade dont l’ultime destination après tant et tant de tournées sur les bourbiers de tant de champs de foire est un cataclysme dont l’horreur dépasse l’entendement.”

(2) Yves Berger, Le fou d’Amérique, Grasset, 1976, p 243. Selon l’auteur l’abeille fut introduite en

Amérique en 1638.

Voir aussi à ce sujet Dans les prairies du Far West de Washington Irving. (Chap IX, p 53-58).

(3) Faut-il rappeler ici, par exemple, que Leonard Peltier est emprisonné à perpétuité depuis 1977 pour un

crime qu’il n’as pas commis? Activiste de l’A.I.M il est accusé d’avoir assassiné le 26 juin 1975 à

Oglala (réserve de Pine Ridge) deux agents du FBI. Cf : son autobiographie My life is my Sun Dance,

le livre de Peter Matthiesen qui lui est consacré ainsi qu’Incident at Oglala le film documentaire de Michael Apted.

(4)  Scott Momaday, La maison de l’aube, Nuage Rouge, Editions du Rocher, 1993, p 278.

(5) A la différence du superbe récit de Dorothy Johnson dont il est tiré et qui ne mentionne pas la Danse du soleil. Ajoutons qu’étrangement les adaptateurs ont transposé chez les Sioux cette histoire qui se déroule chez les Crows. Ce qui déplut fortement à la dame de Missoula.

(6) George Catlin, Les Indiens d’Amérique du Nord, Terre Indienne, Albin Michel, 1992, p 514.

(7) Saguaro: cactus géant qui pousse dans le Sud-Ouest des Etats-Unis et au Mexique.

(8) Dorothy Johnson, Un homme nommé Cheval dans Contrée Indienne, 10/18 Domaine étranger, p 234.

(9) Francis Parkman, La piste de l’Orégon,  Phébus, 1991, p 102

(10) Washington Irving, Dans les prairies du Far West, Viviane Hamy, 1991, p 157.

(11) M. Lewis W. Clark, Le grand retour, Phébus, 1993, p 322.

(12) Ishi : the last of his tribe (1978) de  Robert Ellis Miller à partir d’un scénario de Dalton Trumbo.

(13) John Neihardt, Elan Noir, mémoires d’un sioux, Stock, 1977, p 201.

(14) Leslie Marmon Silko, Cérémonie, Terre Indienne, Albin Michel, 1992, p 78.