Artículo publicado en POSITIF (Nº552, febrero de 2007, sobre cuatro melodramas de Emilio Fernández de los años cuarenta y Macario de Roberto Gavaldón.

Aujourd’hui encore les mélodrames mexicains réalisés par Emilio Fernández gardent leur saveur capiteuse. Tout y est d’ardeur virile et féminine, de mâle  crânerie, de passions contrariées, d’interdits sociaux, d’honneur bafoué, de chansons populaires, de harangues révolutionnaires, de destins douloureux chez cet homme qui fut cavalier, soldat, cascadeur, acteur, danseur, « indio » fameux pour ses incartades et ses semonces, pour sa promptitude à manier les armes à feu, qui fit pourtant baptiser Dulce Olivia la rue de Mexico où il vivait en hommage à Olivia de Havilland qu’il aima d’un amour platonique.

Ses films enivrent mais laissent un arrière-goût qui atténue leur intensité paroxystique sous-tendue par l’idée que le cinéma se doit d’être un spectacle cathartique, un rituel religieux, une fête pour les yeux à laquelle nous sommes conviés par un maître de cérémonie qui  ne laisse rien au hasard, au point d’oppresser parfois leur respiration.

Tout prend valeur de symbole chez l’homme qui puisa dit-on dans ses souvenirs d’enfance pour suggérer à Sam Peckinpah l’épisode des scorpions et des fourmis par lequel commence La horde sauvage.

Symbolique est dans María Candelaria (1943) l’orage qui précède l’accès de paludisme ainsi que la « monté au calvaire » finale de la protagoniste (Dolores del Río) ou encore la capacité de Lorenzo Rafael (Pedro Armendáriz) pour abattre la porte de la prison qui la sépare de son amante sur le point d’être lapidée. Symbolique est dans Salón México (1949)  l’escalier dont Mercedes (Marga López) doit gravir les degrés pour parvenir aux combles où elle vit près du ciel ; symbolique est le discours de sa jeune soeur Beatriz sur l’héroïsme du saint, du savant et de la mère ; la profession de Roberto, le prétendant de Beatriz, l’est tout autant : il est aviateur, ange dit-elle. Symboliques encore ces chansons qui commentent l’action dramatique, ces feux d’artifice, ces églises où vaine est la puissance des hommes, ces rais de lumière surnaturelle qui illuminent les personnages touchés par la grâce.

Chez Emilio Fernández le silence est souvent l’équivalent d’un point d’exclamation. Lorsqu’au début de María Candelaria (1944) l’héroïne conduit sa barque remplie de fleurs le long des canaux de Xochimilco elle est freinée par les paysans hostiles qui viennent en barque à sa rencontre pour lui interdire l’accès au marché des fleurs. La confrontation est d’autant plus solennelle qu’elle est muette. Dans Enamorada (1946), après que le général révolutionnaire José Juan Reyes (Pedro Armendáriz) a fait donner l’aubade sous son balcon, l’indomptable et loquace Beatriz (María Felix) est conquise par sa probité chevaleresque, en dépit de son origine paysanne. Dans l’église où il lui confesse son amour, Beatriz assise sur un prie-dieu,  les mains jointes et la tête couverte d’un simple châle, telle une madone, renonce à la parole. Peut-être ne fait-elle pas voeu de silence mais son tonnerre vocal cesse enfin, à peine dira-t-elle quelques mots de plus avant la fin du film. Dans La perla (1947) lorsque Quino (Pedro Armendáriz) montre la perle miraculeuse aux pêcheurs du village, leur émerveillement mêlé de crainte est exprimé par le silence. Ce goût du silence lourd de sens Emilio Fernández le poussa à l’extrême quelques années plus tard dans La red (1953), récit à peine dialogué d’amours triangulaires situé au bord de la mer, ou à chaque geste de Rossana Podesta répondait un regard jaloux de chacun des deux hors-la-loi, amis d’abord puis rivaux. Et si le silence n’est pas à proprement parler symbolique du moins confère-t-il un effet de théâtralité accrue à certaines séquences. Ainsi en est-il de la scène de Salón México où Mercedes vole cinq cents pesos à son amant Paco dans un hôtel de passe, tandis que se projette sur les murs de la chambre la lumière des néons.

Mais la propension au symbolisme peut gâter un film dans son entier. La perla, si vantée en son temps, est une parabole sur la déchéance d’un homme simple dont la vie est bouleversée par la découverte d’une perle. Quino le pêcheur est un être fruste confronté à la convoitise. Ce n’est plus un scorpion qui menace la vie de son bebé mais la mesquinerie des hommes. Le bébé mourra d’une balle en ouvrant la main dans laquelle il tient la perle. Ce film tiré de l’oeuvre de John Steinbeck souffre d’être l’illustration filmée d’une idée : « Les perles apportent la richesse et le chagrin » dit le chanteur qui s’accompagne d’une guitare lors de la fête du village. Plus tard Juana (María Elena Marqués) dit à Quino : « Détruis-là ou c’est elle qui nous détruira ». La perle qui devait apporter l’éspérance et la beauté draine la méchanceté, la cupidité et la mort.

Et s’il ne s’agit pas d’un symbole qui s’offre à l’analyse ici une énigme, là un signe chargent la scène de sens. Dans Enamorada (1946), lors de la longue séquence (vingt minutes) au cours de laquelle le général révolutionnaire convoque les notables de la ville une petite fille assiste impavide aux accusations tandis qu’elle grignote un sucre d’orge assise sur une table. Au curé du village qui n’est autre que son ami d’enfance Rafael, le général dit être le père adoptif de la petite fille depuis que son vrai père est mort au combat. L’étrange enfant est fille d’une soldadera et se prénomme Adelita, comme la cantinière de la révolution mexicaine élevée au rang de mythe grâce à la célèbre chanson entonnée par los soldats montés au front. Elle n’apparaît quasiment plus dans le film mais elle semble annoncer le sort de l’orgueilleuse Beatriz que la passion conduira à être une soldadera aux côtés du général.

Notons au passage quelques similitudes avec Morocco de Sternberg. Dans une taverne José Juan Reyes reproduit le geste du légionnaire Tom Brown (Gary Cooper) qui gravait au couteau sur une table le nom d’Amy Jolly (Marlène Diétrich). La dignité de Roberts (Eugenio Rossi), le compréhensif fiancé américain de Beatriz, est le pendant de la longanimité de La Bessière (Adolphe Menjou). L’un et l’autre sont étrangers dans le milieu décrit. L’arrivée des soldats en ville signalée par les roulements de tambour produit chez les deux femmes le même désillement des yeux, le même oubli des codes de conduite, la même extase, le même collier de perles qui se rompt au moment où Beatriz va se marier et lorsque La Bessière annonce à ses amis son mariage avec Amy Jolly. Enfin, Beatriz choisit de forfaire à l’honneur pour accompagner José Juan Reyes comme la courtisée Amy Jolly jetait ses escarpins pour suivre pieds nus dans le désert la colonne de femmes marocaines.

Nombreux sont dans ces films les signes prémonitoires. Citons-en deux. Dans La perla Quino dit à Juana avoir un pressentiment la veille de sa pêche, dans Salón Mexico Mercedes dit à Lupe (Miguel Inclán) craindre un malheur. Peu après elle accepte un gardénia alors que selon Lupe il vaut mieux jeter cette fleur réservée aux morts.

La sensibilité d’Emilio Fernández s’accorde au mieux avec le tempérament de Gabriel Figueroa dont la photographie en noir en et blanc rivalise avec la gravure. Tous deux partagent un goût de l’image plus picturale que dynamique, plus sculpturale que dramatique. Ils façonnent un univers qui peut être qualifié de baroque. Alejo Carpentier soutenait à la fin de sa vie que : « L’Amérique a toujours été baroque… le roman et le gothique jamais ne sont parvenus en Amérique… Et pourquoi l’Amérique est la terre d’élection du baroque ? Parce que toute symbiose, tout métissage engendre le baroquisme. Le baroquisme américain est renforcé par l’apport créole… l’homme américain, qu’il soit fils de blancs venus d’europe, fils de noir africain, fils d’indien né sur le continent, a conscience d’être autre chose… »(1) L’écrivain cubain d’origine russe et française reprenait à son compte un argument d’Eugenio d’Ors : le baroque n’est pas un style historique mais un esprit, une vision de l’homme. Et l’on sait à quel point metteur en scène et opérateur revendiquaient l’héritage culturel métissé du Mexique.

Le visage idéal a dans les films d’Emilio Fernández photographiés par Gabriel Figueroa des contours statuaires. Les premiers plans de María Candelaria montrent des oeuvres précolombiennes puis une tête sculptée de femme sur laquelle se superpose le visage d’une indienne. Tout leur cinéma est là, dans ce visage de princesse adoré, dans cette trace vivante d’une civilisation disparue. Ce motif d’un âge d’or antérieur à la conquête est repris en sourdine dans Salón México. Mercedes visite avec sa soeur Beatriz le musée national où sont exposés de nombreuses pièces arquéologiques. C’est là précisément qu’elle lui souhaite d’aller loin et d’être heureuse.

Il y a chez Emilio Fernández et Gabriel Figueroa une aspiration à l’intemporalité, voire à l’éternité, résumée dans les plans d’ouverture de La perla. Une vague se brise sur la grève puis apparaissent à contre-jour, de dos, deux femmes vêtues de blanc la tête couverte d’un châle, elle sont  debout face à la mer ; la vague continue d’écumer puis nous voyons les deux femmes, toujours de dos, ainsi qu’une enfant à leur droite venue d’on ne sait où. Ne pas assister à l’arrivée de la petite fille renforce l’abstraction et le lyrisme du plan qui s’offre comme tableau vivant. La vague roule encore et nous voyons maintenant trois femmes groupées et sur le bord droit une quatrième femme vêtue de blanc ; la vague roule toujours et nous voyons les trois femmes, au loin, en haut, à gauche de l’écran, la quatrième occupe le bord droit du champ visuel et deux femmes plus proches sont placées en amorce sur le bord gauche. Metteur en scène et directeur de la photographie élaborent une composition triangulaire d’une beauté corsetée où la verticalité des silhouettes immobiles est apaisée par l’horizontalité de la mer. Si nous éliminons le son de ce début de séquence nous croyons voir un film muet.

Les deux hommes s’attachent à modeler les visages en contre-jour ou éclairés par une lumière latérale, parfois ils éclairent d’un rai les yeux dans des visages noyés d’ombre. Il aiment filmer les visages en amorce, en contre-plongée – Pedro Armendáriz l’est presque toujours – ou de profil. Dans La perla, lorsque la porte du médecin, qui ne veut pas recevoir Quino et Juana parce qu’il sont pauvres, se referme le réalisateur et son directeur de photographie filment le profil droit de Quino ainsi que l’ombre du visage de Juana reflété sur la porte. Cette volonté d’isoler le visage pour le magnifier est très nette dans María Candelaria quand Lorenzo Rafael est jeté dans sa cellule. Un puissant trait de lumière blanche issu d’une petite fenêtre située en haut sur le bord gauche de l’écran inonde son visage tandis que la silhouette disparaît dans l’obscurité charbonneuse.

Ces visages creusés par la gouge, ces ciels drapés de nuages, ces vagues déferlantes, ces terres soleilleuses, ces blancs aveuglants, ces magueys et ces palmiers qui hachurent l’écran expriment le souhait des auteurs de créer des compositions et non des cadrages. Hélas, la composition sature parfois le cadrage, notamment dans les scènes où des plans filmés en studio  succèdent à des plans filmés en décors naturels. Le goût de la composition nourrit aussi la fréquente symétrie dans la cadence des plans. Les premiers plans d’Enamorada montrent un canon, puis deux, enfin trois. Lorsque à la fin de María Candelaria l’héroïne est poursuivie de nuit par les habitants de Xochimilco nous voyons d’abord une torche brandie par la main d’une personne qui court, ensuite deux, trois, quatre et enfin les villageois qui courent avec une torche à la main. Le dernier tiers de La perla est consacré à la fuite de Quino, Juana et leur fils. Cette traversée du désert inspirée par l’imagerie du western et celle de la Bible montre les déplacements des personnages de droite vers la gauche, sauf lorsque Juana épuisée et désespérée refuse de continuer. A cet instant Fernández et Figueroa brisent la continuité pour introduire un enchaînement de mouvements de Juana vers la droite. C’est aussi simple qu’efficace.

Cette conception de l’image cinématographique est quelque peu littéraire. Il est d’ailleurs singulier que Figueroa ait dit : “Pour avoir un bon film il faut qu’il y ait derrière un bon auteur. Les meilleurs films que j’ai photographié sont La perla, écrite par John Steinbeck, Dieu est mort de Graham Greene, La nuit de l’iguane de Tennesse Williams, Macario de Bruno Traven, Nazarín de Benito Pérez Galdós, Sonatas et Divinas palabras de Valle Inclán, El gallo de oro de Juan Rulfo, La malquerida de Jacinto Benavente et Au dessous du volcan de Malcom Lowry.”(2) Cette conviction est non seulement contestable mais un aperçu de sa filmographie infirme son propos.

Les meilleurs films du duo Fernández/Figueroa ont été écrits par Mauricio Magdaleno dont le prestige hors du Mexique ne peut être comparé avec les noms mentionnés ci-dessus. Il est l’auteur de Flor silvestre (1943), María Candelaria, et surtout Salón México, Pueblerina (1949), Víctimas del pecado (1951) et Río escondido (1948) dans lequel culmine le style de photographie qui évoquait pour Carlos Fuentes une fleur carnivore. C’est à cet homme influencé par la littérature romanesque du XIX siècle qui cultiva le théâtre, le journalisme, le roman épique (3) et l’écriture du scénario que l’on doit d’avoir distillé dans une forme destinée au plus grand nombre une connaissance intime des structures mythiques. Salón México est un mélodrame dans l’acception la plus laudative du terme. La trame est simple, les sentiments intenses, les personnages entiers, les dilemmes déchirants. Tout est convenu mais réduit à l’essentiel de sorte que le « baroquisme » de Fernández et Figueroa flamboie ici mieux qu’ailleurs. La patine du film noir éloigne l’histoire de son apparent réalisme pour le baigner dans cette aura de transcendance apposée par les auteurs dans d’autres films. Mercedes est digne des héroïnes des plus beaux women’s movies d’Hollywood. Grâce à l’interprétation de Marga López, moins diva que María Félix qui rarement nous épargne ses mines, moins doloriste et figée que Dolores del Río, le sacrifice de Mercedes atteint à la grandeur. Néanmoins, son réalisateur préférait à ce « petit film » urbain les fresques placées sous le sceau de l’indigénisme, de la révolution et du muralisme.

Macario (1960) est une attachante adaptation de l’excellente nouvelle de Bruno Traven. Roberto Gavaldón a respecté sa construction limpide, le ton de la fable, maints dialogues, outre ses principaux épisodes. Ne figurent pas dans le texte le retour de Macario auquel on apprend qu’un enfant est tombé dans le puits ni le moment où les soldats brisent les fioles. Le film se ressent de son origine littéraire car rien ici n’est oblique, le message s’offre d’emblée. Le pittoresque caractérise l’interprétation. Ignacio López Tarso, à l’aise pour incarner un paysan, s’appesantit pour approcher du registre fantastique. La scène de la grotte où les vies humaines sont représentées par des centaines de bougies ne vient pas de Traven, elle se trouve dans «La mort marraine » des frères Grimm et « L’homme juste » de Frédéric Mistral. Peut-être la tradition mexicaine l’a-t-elle intégrée à son syncrétisme. Remarquons qu’au Mexique les récits de Traven se trouvent parmi les rayons consacrés aux auteurs mexicains. Voilà une étrange reconnaissance pour un écrivain dont l’identité se prêta à tant de conjectures. Figueroa et Gavaldón virent-il dans la caverne l’opportunité de fouiller un peu plus dans l’imaginaire collectif ?

(1) Conférence animée par Alejo Carpentier le 22 mai 1975 à l’Ateneo de

(2) Artes de México. El arte de gabriel Figueroa, nº 2 hiver 1988. Entretien avec Margarita de Orellana, p 51.

(3) Il est contemporain des classiques du roman mexicain tels que Los de abajo (1915) de Mariano Azuela, El águila y la serpiente (1928) de Martín Luis Guzmán et Al filo del agua (1947) de Agustín Yañez. Il connut d’ailleurs leurs auteurs.