Artículo publicado en POSITIF (nº 677-678, julio/agosto de 2017, dossier «Femmes dans la cinéma américain»)
Margaret Sullavan, Jean Arthur et Joan Bennett brillent pendant une décennie environ, mais ni le talent ni la beauté ne leur garantissent une longue carrière. Après avoir atteint la quarantaine l’éloignement progressif des studios devient définitif. Et pourtant leur voix singulière inspire certains cinéastes, et non des moindres, pour livrer de beaux portraits de femmes.
À peine une quinzaine de films tournés en près de vingt ans, voilà la couronne de lauriers tressée par Margaret Sullavan avant de sombrer dans la dépression puis de mourir à cinquante ans à cause d’une overdose de barbituriques. Frêle à l’écran, indomptable à la ville, dit-on, et exigeante lorsqu’elle choisissait les scénarios.
Dès son tout premier film, le délicat Une nuit seulement (Only Yersterday, 1933) de John M. Stahl, on savoure sa voix née pour exaucer des voeux et dire des prières. À vingt-quatre ans elle assume avec grâce le rôle d’une femme bousculée par la vie pendant le krack boursier de 1929.
À la suite d’une défaillance auditive, aggravée au fil des années, le rythme irrégulier de sa voix repose sur des points d’appui inattendus. Telle une asthmathique elle murmure presque sans pause, de crainte de ne pas parvenir jusqu’à la fin de ses phrases. Les séquelles d’une laryngite aigüe renfiorcent la sensation d’une voix enrouée adoucie par une infusion.
Malgré tout dès Une nuit seulement elle insuffle à son personnage l’énergie d’une grande blessée pour dire les troubles de l’amour, pareille à l’héroïne de Lettre d’une inconnue de Stefan Zweig. En 1941, dans le remake de Back Street (1932) mis en scène par le même John M. Stahl, elle reprendra le rôle de la maîtresse qui toute sa vie demeure dans l’ombre. L’amour vécu par Margaret Sullavan est une offrande gâchée par une vie moins belle que l’idéal auquel elle aspire.
Déjà dans Une nuit seulement sa vie est en danger. Le seuil de la maladie et de la mort se prête aux variations d’une voix qui s’étrangle. Cette vulnérabilité s’épanouit dans la « trilogie allemande » réalisée par Frank Borzage. Peut-être est-il celui qui a su le mieux rendre son bel alliage de douceur, douleur et dignité. Il lui épargne la mort dans Et demain ? (1934) où dans une Allemagne dévastée par l’après Première Guerre mondiale elle refuse la misère pour apporter un peu de bonheur à son futur bébé. Tout l’élan vital reflue de sa silhouette de farfadet vers cette voix de gorge.
La trace d’un torument inéclutable la conduit à la mort à la fin dans Trois camarades (1938) et La Tourmente qui tue (1940). Dans le premier film un personnage lui dit qu’elle est un « drifter » et il est vrai qu’elle est sans attaches solides dans le monde d’ici-bas. L’hiver elle s’évanouit sur un balcon avant d’expirer sur le sol d’une chambre. Sa vie se consume, aussi discrètement qu’une chandelle s’éteint. Chez Borzage son chuchotement semble dit face à l’autel afin de s’adresser à l’au-delà. Lorsqu’elle dit « you » avec tendresse elle introduit le vouvoiement dans une langue qui l’ignore.
Rarement film aura mieux mérité le nom de mélodrame que La Tourmente qui tue. Il est situé en Allemagne lors de l’avènement d’Hitler au pouvoir en 1933. Le personnage qu’elle incarne s’oppose en vain aux injustices dont sa famille juive est l’objet. C’est encore le récit d’une éclosion impossible puisque l’amour chaste qui l’unit à James Stewart est brisé d’un coup de fusil par le prétendant éconduit, partisan du régime nazi. Plus que jamais son filet de voix évoque un torrent de haute montagne qui se faufile puis fait des haltes. Borzage inscrit dans sa voix l’innocence, comprise comme l’incapacité à faire du mal à autrui.
Rendez-vous (1940) d’Ernest Lubistch est la meilleure expression de sa capacité à doter une comédie d’une pointe de gravité. En cette Budapest de carton-pâte la solitude et le risque de vivre dans la gêne menacent chacun mais les mensonges et les malentendus du théâtre de boulevard autorisent la légèreté du ton. Dans la dernière scène, au moment où James Stewart lui révèle être le mystérieux auteur des lettres qu’elle admire, elle répond enjouée : « psychogiquement je suis bouleversée, mais personnellement je ne me sens pas mal du tout ». Tantôt espiègle, tantôt ingénue, elle est toujours sur le point de se rompre. Si ce conte de Noël est un délice dont on ne se lasse pas c’est que Klara Novak parvient à nous convaincre que la vie est belle grâce au baume bienveillant de sa voix.
C’est son dernier grand film, elle a peine plus de trente ans. Dans l’après Deuxième Guerre mondiale Hollywood n’avait plus à coeur d’accueillir des princesses évanescentes et il fallait laisser la place aux créatures vénéneuses du film noir.
Bien différente est Jean Arthur. L’actrice de tempérament vif-argent, prête à en découdre avec la vie, est aussi une sentimentale qui s’ignore, sujette aux sautes d’humeur qui la plongent dans l’indécision. C’est une femme de tête, d’ordinaire célibataire, que l’on a peu vue dans un rôle de mère, à l’exception de son dernier film, L’Homme des vallées perdues (1953) de George Stevens.
À l’écoute de sa voix on croit d’abord mordre à un citron vert puis la saveur est celle d’un dessert acidulé. Pour les auditeurs les plus fortunés et patients un crépitement de coin du feu alors se fait entendre, surtout lorsque les scénaristes et les réalisateurs lui offrent ces moments de confession où elle avoue sa fragilité. Son personnage de Bonnie Lee dans le superbe Seuls les anges ont des ailes (1939) de Howard Hawks repose sur cette alternance entre l’allégresse et la mélancolie contenue dans un soupir, entre la vitalité et le besoin de renoncer à l’esprit de répartie. L’un de ses principaux atouts est la capacité à dédramatiser les situations. Tout au long du film Cary Grant la met à l’épreuve pour l’exclure de son équipe d’aviateurs mais sa voix est l’instrument grâce auquel cède la résistance de ces hommes aguerris. Son cocktail vocal contient quelques gouttes de séduction, une note piquante et un zeste de susceptibilité qu’un sourire peut dissiper.
L’originalité de cette voix nasale est son beat jazzistique, son panache de meneuse de revue de music-hall qui fait merveille dans la comédie, en particulier la screwball comedy au rythme effréné auquel son débit et sa pétulance s’accordent bien. Même dans La scandaleuse de Berlin (1948), par endroits un drame cynique, elle mène ses scènes avec une rapidité propre d’une comédie. Sa manière de s’étonner lorsque la vie est clémente, d’en accepter les bienfaits, convient aux ambiances de conte. Après tout Easy Living (1937) de Mitchell Leisen est une variation très libre de Cendrillon. Il est plus malaisé de décrire History is made at night (1937) de Frank Borzage où un naufrage en haute mer marque le début d’une histoire d’amour. C’est à la fois une comédie un peu loufoque, un drame sophistiqué et une romance pour faire rêver.
Tout en spontanéité, elle s’abandonne, se perd en digressions ou accélère pour donner l’impression, fausse certainement, d’improviser. Jeanne Moreau a dit un jour ne pas aimer apprendre ses rôles avec trop de précision de peur de les user. Jean Arthur aussi paraît vivre dans l’instant.
Dans chaque film son sens de l’écoute des partenaires est remarquable. Selon la rumeur d’Hollywood, tétanisée par le trac elle vomissait souvent avant les prises.
De Plus on est de fous (1943) de George Stevens à ses mémorables collaborations avec Frank Capra (L’extravagant Mr Deeds, 1936 et surtout le toujours émouvant Monsieur Smith au sénat, 1939) elle est formée à l’école du pragmatisme. C’est une résiliente déçue plus souvent qu’à son tour dont l’appétit de vivre est fortifié par une origine modeste et provinciale. Néanmoins, elle en garde une certaine maladresse. Aussi à l’aise en robe qu’en pantalon, dans la grande ville ou en compagnie d’aventuriers, cette bonne fille, plus craquante que fondante, est récompensée par la chance. Elle sait s’en acquitter par des éclats de rire contagieux.
Consciente que sa voix peut en irriter plus d’un elle en joue, guidée par l’autodérision, en poussant jusqu’à la limite du ridicule ce ton pincé avant de nous charmer encore. Pas assez docile pour être une femme au foyer dans l’Amérique profonde des années cinquante, on ne la sollicite plus. Elle reste à jamais une trentenaire à la démarche dansante.
On a d’abord connu Joan Bennett blonde, puis brune. La blonde des années trente n’a pas laissé de souvenir durable, à vingt ans rien ne distinguait la jeune mutine de ses rivales. Peu à peu sa minceur et sa distinction, ses gestes parcimonieux, sa chevelure lisse devenue noire et sa voix obscurcie lui permettent de façonner un style sévère qui trouve son accomplissement sous le regard de Fritz Lang. Elle interprète Chasse à l’homme (1941), La Femme au portrait (1944), La Rue rouge (1945) et Le Secret derrière la porte (1948).
La brune languienne impose sa diction nette, héritée d’une lignée de six générations de comédiens. La ponctuation est essentielle à son jeu d’actrice : elle découpe les phrases de la même manière qu’un metteur en scène propose un découpage de plans. À cet égard son sens des enchaînements procède du théâtre, non pas qu’il y ait solennité ou emphase mais une connaissance du « poids » du texte dans un dialogue. Là où Margaret Sullavan se caractérise par le souffle, Jean Arthur par le tempo, elle préfère la partition dramatique. Parfois elle projette sa voix comme si elle parlait du haut d’un escalier, avec la volonté d’exercer un contrôle sur chacune de ses inflexions. De fait, pas une ligne prononcée par elle n’est inaudible.
Pendant que défilent les premières images du Secret derrière la porte (1948) sa voix off captive : posée, un brin autoritaire, elle détache les mots tout en laissant des points de suspension, et, en conséquence, une sensation d’intériorité bienvenue dans cette libre adaptation de Barbe Bleue. D’emblée sa voix installe – et conserve – un ton de retenue un peu froide, d’érotisme en quelque sorte intellectualisé.
Le goût de l’emprise sur autrui manifesté par le personnage de l’étrange inconnue qui méduse Edward G. Robinson dans La Femme au portrait sied parfaitement à son phrasé métallique. En revanche, malgré l’excellence de La Rue rouge l’élégance choisie pour éviter la vulgarité des garces habituelles du film noir est excessive.
Dans d’autres films sa très grande assurance, précieuse chez Lang, est un frein. Par exemple, elle est dans Allons donc, papa ! (1951, suite du Père de la mariée réalisé par Vincente Minnelli) une mère aimante et soucieuse des convenances qui extériorise les usages liés aux sentiments plutôt qu’elle ne les ressent vraiment. Le film dans lequel elle montre son angoisse sans détour est Les Désemparés (1949). Max Ophuls tire d’elle un désarroi sensible pour le spectateur. Cette mère qui prend soin de sa famille en l’absence de son mari croit par erreur que sa fille adolescente a tué son amant encombrant, à la suite de quoi elle est prise dans un engrenage auquel met un terme un faux happy end. Tout le film suit le fil de sa voix pour laisser poindre l’émotion qui la gagne lors de l’appel téléphonique de son mari.
En 1951, son mari Walter Wanger, producteur de certains des films dont elle est la protagoniste, tue son agent artistique dans un accès de jalousie. Depuis il a souvent été dit que cela a mis un coup d’arrêt à sa carrière, mais est-ce la seule raison ? Vrai ou pas, Hollywood l’a rapidement mise au ban.
Margaret Sullavan, Jean Arthur et Joan Bennett ont conquis leurs contemporains et pourtant quelque chose les a empêché d’être des stars en dépit de leur aura. À l’insu de tous car il est très difficile de déterminer pourquoi une émotion dérange. Peut-être leur voix allait à l’encontre des rôles dévolus aux femmes de l’époque. Margaret Sullavan était trop romanesque à un âge dit mûr ; Jean Arthur, trop indépendante pour vivre en couple ; et Joan Bennett, trop forte pour être mise sous clef.