Article publié dans le numéro 665-666 de Positif «Éclats de rire» en juillet/août 2016.
En 1963 avorte à Madrid un attentat anarchiste contre Franco. Au dehors, l’Espagne s’évertue de polir son image de respectablité. Au dedans, les industriels obtiennent les faveurs d’un régime adouci cependant que le tourisme naissant semble une manne sans fin. Depuis 1962 José María García Escudero est directeur de la Cinématographie. Il crée l’Ecole Officielle du Cinéma (EOC), en 1963 il établit une nouvelle loi de censure favorable à une « ouverture » et jusqu’en 1967 il permet les débuts de nouveaux réalisateurs nommés José Luis Borau, Basilio Martín Patino et Mario Camus.
En ce début des « felices sesenta » – heureuses années soixante – nombreux sont encore les espagnols à s’exiler en train, tandis que la grisaille de l’autarcie envahit comme un lierre grimpant le quotidien de ceux restés à quai. Parmi les plus beaux films espagnols de l’époque la postérité a retenu quelques drames cinglants. Une Femme est passée (Nunca pasa nada, 1963) est sans conteste le meilleur film de Juan Antonio Bardem, malgré son échec critique et commercial. Une crise d’appendicite oblige une jeune danseuse française en tournée avec une troupe à séjourner brièvement dans une petite ville castillane. La blondeur de l’intruse bouleverse l’équilibre local fait de compromis et de renoncements. Ici le besoin d’être libre est laminé par l’étroitesse. El mundo sigue (1965) met aux prises deux soeurs déchirées par la haine : l’une frôle la prostitution déguisée, l’autre veut être « décente » à tout prix au point d’y laisser la vie. Pour les personnages du film être heureux est un besoin fallacieux qu’il vaut mieux jeter aux orties. Longtemps ignoré cet opus de Fernando Fernán Gómez a enfin obtenu la reconnaissance, en dépit d’une noirceur sans pareille. Mieux connu est La tía Tula (1964) de Miguel Picazo. Nous assistons à l’immolation d’une femme désireuse d’élever les enfants de sa soeur défunte pour mieux s’interdire toute forme d’amour, hors des liens filiaux. Ces films ont en commun des femmes vouées à la solitude ou à la vindicte, des familles usées par des espoirs défraîchis, des communautés minées par la malveillance.
Alors, que faire ? Rire, pour se moquer des faibles courbés par la vie auxquels s’identifient les spectateurs eux-mêmes ballotés par les vicissitudes. Rire pour puiser un réconfort dans un pays où l’opportunité est une denrée rare, pour libérer l’aigreur trop longtemps retenue. Et puis la tradition comique espagnole n’a rien d’aimable. La peur du ridicule aiguise le sarcasme, le goût de la dérision alimente le grotesque.
On rit aussi des usages ataviques encore en vigueur. Par exemple, la durée du deuil. La mort de la grand-mère empêche Rocío et Rafael de se marier dans La niña de luto (1964) de Manuel Summers. Et lorsqu’ils croient être enfin délivrés de l’adversité voilà que l’indigestion fatale du grand-père les contraint à reporter leur date de mariage. Rafael (Alfredo Landa dans son premier rôle protagoniste) propose à sa belle de fuir ensemble mais elle hésite à le suivre. Bientôt un troisième deuil paraît mettre fin à tout espoir. On ne sait si rire sous cape ou s’affliger d’une telle rigueur. En Andalousie, la pratique consuétudinaire empêche d’écouter la radio, autant que de décrocher le téléphone. Même les plantes doivent échapper au regard des passants, au risque d’encourir les foudres du qu’en-dira-t-on. Pendant la veillée funèbre on va jusqu’à couvrir d’un voile noir la cage d’un canari impertinent dont on exige le silence. Le film oscille entre le pathétique et le comique lorsque une pleureuse assise au bord du cercueil s’arme d’un tue-mouche pour poursuivre les insectes indésirables dans ce village assommé par la chaleur. Sous l’effet grossissant de ce détail l’étiquette sourcilleuse devient ridicule. Cette histoire repose sur l’expérience vécue par Francisco, le propre frère du réalisateur, qui dut attendre plusieurs années avant d’épouser son éternelle fiancée.
La vie est-elle plus simple à Madrid ? Pas vraiment. On s’y accomode avec humour de petits arrangements avec la loi. Tout est bon pour survivre : mensonges, combines, délits mineurs. Los tramposos (Pedro Lazaga, 1959) fut un grand succès populaire, de nos jours encore le film est régulièrement diffusé à la télévision et il n’est jusqu’à Pedro Almodóvar pour l’inclure dans la liste de ses cinq comédies espagnoles préférées. Qu’est-ce qui ravit les spectateurs dans ce film réalisé par un « routier », un « tâcheron » méprisé par la critique ? D’abord, l’empathie pour ses personnages de perdants, la légèreté du ton et surtout que chacun y trouve un écho à son histoire personnelle. En une époque où l’homme jonglait avec deux, parfois trois emplois, pour subvenir aux besoins de la famille être un tramposo, c’est-à-dire, un tricheur, un filou, pouvait être un atout. Le film est loin d’être une incitation à la malhonnêteté, plutôt un plaidoyer pour l’astuce. Et un éloge de la bonne humeur. Écrit en partie par le producteur José Luis Dibildos, le film montre deux sympathiques picaros (Tony Leblanc et Antonio Ozores) prêts à tout pour vivre au prix du moindre effort. Ils plâtrent la jambe d’un homme riche ivre mort pour présenter à sa femme la facture de faux frais médicaux, ils usurpent une identité au restaurant pour ne pas payer, ils grugent un vieil homme dans la rue auquel ils font croire à l’affaire du siècle, ils s’inventent une agence de voyage pour guider dans Madrid des touristes érangers que l’on mène à un enterrement puis dans une taverne où boire à volonté. À la fin tout rentre dans l’ordre et les deux hommes choisissent la voie d’un emploi stable, au grand soulagement de leurs compagnes respectives, qui les éloigne à jamais des gros profits.
Une vie de droiture, c’est bien ; une vie aisée, c’est mieux. Dans Atraco a las tres (José María Forqué, 1962) les employés de la petite succursale d’une banque sont grincheux, lents à la tâche, et inefficients. Le vieux responsable est remplacé par un maître-esclave, odieux avec les subalternes, obséquieux avec la direction. Excédé par l’injustice, Galindo (José Luis López Vázquez) prépare avec l’aide de tous le coup qui les mettra à l’abri de l’inconfort. Bien sûr, c’est un échec couru d’avance. Ironie du sort, Galindo révèle à une femme du monde du spectacle le secret, si bien que de vrais délinquants prennent d’assaut la banque que les apprentis voleurs défendent avec tant d’ardeur qu’on leur accorde une prime équivalente à un mois de salaire. Cette comédie est le reflet juste d’une génération d’âpres épargnants soumis par un ordre enclin à freiner l’essor d’une classe moyenne. La censure n’avait rien à objecter et pourtant la critique, caricaturale certes, d’une Espagne engoncée dans ses complexes est implacable. L’une des meilleures scènes du film montre comment chacun imagine ce qu’il fera avec l’argent récolté. D’abord on demande six paires de bas, quatre costumes, un manteau, une télévision, ensuite on s’échauffe à l’idée d’une villa à Torremolinos, un appartement dans la Gran Vía, une mercedes, un yacht ou un voyage en avion à Paris. En 1967, l’oppression distillée au compte-goutte continue de produire une frustration patente dans Un millón en la basura dans lequel un éboueur trouve un million dans une poubelle et ne sait qu’en faire. La tentation de le conserver est grande mais l’épouse inflexible exige que l’argent soit rendu. Moins chéri par les spectateurs ce conte de Noël de José María Forqué est pourtant plus cruel et subtil.
Au tournant des années soixante le gouvernement franquiste veut montrer une image lénifiante d’un pays en paix où il fait bon vivre. Un bonheur constant qui confine à la béatitude parcourt La gran familia (1963) de Fernando Palacios. Ce fut un immense succès béni par les autorités. Carlos et Mercedes sont les parents d’une fratrie de quinze enfants aimants et disciplinés. Il est géomètre, elle est mère au foyer. Jamais un désagrément dans cette famille modèle, unie implicitement sous la bannière du régime. N’y dit-on pas « Rien n’existe hors du mariage » ? Pas l’ombre d’un conflit. La première partie décrit leur vie quotidienne pétrie d’amour, la deuxième, leurs vacances à Tarragone, après avoir décidé ensemble que tous partiront ou aucun, la troisìème, la disparition peu avant Noël sur la Plaza mayor de Madrid de Chencho, le petit dernier, qui ne sait pas encore parler. La famille, habituée à voir la télévision du voisin à travers leurs vitres ouvertes, s’en remet justement au média désiré dans les foyers pour lancer un appel diffusé à une heure de grande écoute. Chencho a été recueilli par un couple sans enfants. Émus par le drame l’homme et le femme décident de le rendre à ses parents. Plus tard, ils leur offrent le téléviseur que Carlos et Mercedes ne peuvent acheter à leur famille nombreuse. Pour clore le tout l’un des frères qui implorait un miracle du Père Noël lance une fusée pour remercier dieu. A la toute fin Mercedes dit à son mari que le seizième rejeton est en route et qu’il portera le nom de Jesús en souvenir de cette nuit de retrouvailles. Où se loge la comédie ? Au gré des brouilles passagères, des piques sans importance, des espiègleries des plus petits, des ingénuités des amoureux chastes, des phrases apmhigouriques prononcées par le concierge, des sautes d’humeur du grand-père interprété par José Isbert, c’est-à-dire le grand-père du cinéma espagnol.
Moins tendre mais tout aussi bougon est son personnage d’Amadeo dans Le Bourreau (El verdugo, 1963). Il y promène sa silhouette de gnome voûté à la voix éraillée. Qu’ajouter à ce qui a été déjà dit de ce film encensé par les critiques, les cinéastes et le public au point d’être considéré la meilleure comédie réalisée en Espagne, titre que lui dispute Plácido (1961), le film précédent de Luis García Berlanga ? Grâce à l’apport essentiel de Rafael Azcona, collaborateur de presque tout ce que le cinéma espagnol a compté de talent pendant trente ans, et de Ennio Flaianno, qui a contribué à La Strada, La Dolce vita, La Notte, Huit et Demi et Liza, le scénario est une pièce maîtresse. José Luis (Nino Manfredi) est croque-mort, Carmen est la fille d’Amedeo le bourreau. Promis d’avance au célibat puisque l’hypocrisie et la lâcheté les exclut de la vie sociale, ils s’unissent pour échapper à l’isolement. Elle est enceinte, ils se marient. L’honneur est sauf. Lui rêve de partir en Allemagne mais la vie familiale l’attache. En quelque sorte il hérite à reculons de la charge quasi dynastique de bourreau quand Amadeo se retire. José Luis y souscrit sous peine de renoncer à l’appartement en voie de construction dans le sud de Madrid et de se retrouver endetté et à la rue. Dans un plan célèbre, appelé pour remplir enfin sa fonction il est sur le point de s’évanouir et doit, comme le prisonnier, être soutenu pour ne pas défaillir. Dans l’épilogue terrible parce qu’anodin Amedeo rappelle que lui aussi autrefois disait qu’il ne pourrait jamais recommencer. Derrière le petit homme revenu de tout chacun devine la dignité blessée.
Aujourd’hui, au-delà de la peine de mort et des atrocités commises pendant le Franquisme égratignées par le film en filigrane, ce qui choque c’est la complaisance avec laquelle Carmen accepte tout et l’incapacité de José Luis à se rebeller. En 1963, malgré les promesses du desarrollismo les préjugés et l’autocensure asfixiante font baisser les yeux. Pour les espagnols d’alors les acquis ne sont pas des conquêtes, seulement des revanches. L’on rira longtemps de ces hommes et femmes résignés à vivre une moindre vie. Presque en même temps Fernando Fernán Gómez tourne près de Madrid El extraño viaje (1964). Il ne sort en salles qu’en 1969 et échappe donc au cadre historique circonscrit ici. Hors d’Espagne on sait peu que ce film virulent et grinçant à souhait, presque une tragicomédie, est mémorable. Son heure viendra. Mais comme disait le personnage de Moustache dans Irma la Douce (1963) : That’s another story.