A l’instant même où il entonne à mi-voix « Nessun maggior dolore che ricordarsi del tempo felice nella miseria », vers tirés de L’Enfer de Dante placés par Rossini dans la « complainte du gondolier » d’Otello, Daniel Deronda aperçoit la jeune et frêle Mirah qui se découvrira chanteuse lyrique avant de l’épouser. Sous le signe de l’opéra encore se produit la rencontre du protagoniste avec sa mère Maria Alcharisi qu’il n’a jamais connue et dont il ignore qu’elle a été une cantatrice célèbre, retirée de la scène après avoir perdu sa voix. Comme si la romancière George Eliot avait souhaité évoquer par le biais de l’opéra un non-dit, un secret douloureux, une force souterraine, ou l’être profond qui s’ignore lui-même. On peut s’interroger sur la fascination qu’exerce cette voix-miroir. Elle innerve un film apparemment éloigné de la forme opératique : La leçon de piano. En fait, dans cet opéra écrit pour une voix Jane Campion substitue au chant la voix off (si propice à l’introspection) d’Ada, la femme fragile recluse dans le silence mais en dialogue constant avec son autre moi-même.
La voix de l’ombre révélée par l’opéra est de nature orphique, telle la voix de la défunte Stilla qui chez Jules Verne ensorcelait les vivants. D’ordinaire c’est une voix de soprano nourrie de bel canto et de melodramma, jamais ou presque hélas d’autres répertoires. Faut-il y voir l’expression d’un fétichisme masculin épris de perfection et pureté ? Il apparaît à la diva, Maria Alcherisi, La Pellegrini chez Karen Blixen, Catherina Silveri dans La luna (Bertolucci, 1979), hantée par l’oeuvre tutélaire de Verdi, que le mutisme est un châtiment survenu lorsque la grâce ne lui est plus accordée par un dieu capricieux. A l’exception du chanteur homosexuel imaginé par James Cain dans Sérénade, le personnage saisi d’effroi suite à la perte de sa voix est avant tout féminin. Très rarement la voix de l’ombre est celle d’un contralto, d’un baryton ou d’une basse, au mieux celle d’un ténor. Herzog l’a bien compris ; il a usé dans Fitzcarraldo de cette voix sans corps lorsqu’il fait entendre le long d’un fleuve amazonien aux indiens invisibles et hostiles la voix de Caruso et obtient d’eux le silence, car la voix fantomatique du ténor inspire la crainte et suggère une passerelle vers l’au-delà facile à franchir.
Certains comédiens au premier rang desquels on peut citer James Mason ont eu cette capacité à évoquer le règne de l’ombre. Son phrasé de dandy blessé se prêtait à ces errances de l’âme.
Dès l’origine du cinéma s’est opéré un transfert de la voix de la soprano vers le visage féminin à travers ces gros plans de dive, puis de vamps ou de stars, habités par une intensité parfois extatique que l’absence de son éloignait du réalisme. La puissance du cinéma muet tient pour beaucoup à sa vibration lyrique, propre à libérer notre imaginaire. Et n’oublions pas qu’à l’instar de Geraldine Farrar certaines actrices d’antan étaient également cantatrices et que dès sa naissance le cinéma regorge d’adaptations de livrets d’opéra ou s’inspire de structures et rythmes issus de la scène. Après tout, L’Aurore n’est-il pas un superbe opéra muet ? Les cinéastes d’alors filmaient d’étranges arias silencieuses dont on captait le sens mais non les paroles. Il est probable que Griffith, King, Pabst ou Borzage ont scruté le visage des femmes à défaut d’entendre leur voix et que le monologue en off, si présent dans le mélodrame, a peu à peu acquis le statut d’un chant débarrassé de ses atours.
Précisément le mélodrame s’est montré attentif à ces variations mélodiques sensibles dans les chuchotements, les confessions, les déchirements, et le public lui manifeste toujours son attachement dès lors que la musique et les voix dépassent la banalité apparente de certains codes dramatiques. Rappelons les ariosos à deux voix d’Out of Africa, dépourvus de dramatisme, sans répétitions ni développement, aux inflexions subtiles imprégnées de parlando ou des plus beaux films de Douglas Sirk, tel Tout ce que le ciel permet, où le sujet réel n’est transmis ni par la trame, ni par le dialogue, mais grâce à la voix des deux amoureux.
Bien souvent l’on savoure dans ces scènes ce que l’on rejette dans certaines opéras, à savoir l’exacerbation des sentiments. Et même dans les women’s pictures l’on accepte des dialogues soutenus par une section de cordes prompte à souligner les accents – comme dans le « mélodrame » opéristique de la fin du XIX siècle où l’orchestre accompagne un chant presque déclamé–, parce que parle avec force une voix venue d’ailleurs.
Celui ou celle qui s’y abandonne tâche de transcender son ego. L’aspiration à l’élévation de Francesca Johnson dans Sur la route de Madison est suggérée dès son apparition car elle écoute à la radio la fameuse cavatine Casta diva qui lui permet de sublimer sa vie sans aspérités ni surprises, en lui assurant l’ivresse d’un plaisir aérien. Au-delà de la limitation technique, l’échec retentissant de Susan Alexander dans Citizen Kane n’est autre que celui d’un tempérament incapable d’envol comme de côtoyer l’abîme. Son silence contrit est l’expression d’une incompréhension d’un monde trop vaste pour elle, alors que le frémissement sensuel de Francesca Johnson la prédispose à partager l’émoi de la prêtresse qui s’adresse à la lune.
Dans l’adaptation filmée de Chez les heureux du monde d’Edith Wharton, l’orpheline ruinée Lily Bart se doit de faire un beau mariage, mais elle se heurte aux exigences cruelles de l’aristocratie. Par deux fois Terence Davies recours à Cosí fan tutte dans lequel deux jeunes hommes épris de leur fiancées respectives acceptent le pari de don Alfonso, un homme d’âge mûr, convaincu que toutes les femmes sont infidèles et ils décident de feindre un départ sous les drapeaux afin de revenir déguisés en Albanais pour mieux séduire la promise de l’autre. L’ouverture de Mozart accompagne l’arrivée de Lily Bart à l’opéra en compagnie d’un homme marié qui voudrait en faire sa maîtresse.
Plus tard, elle reçoit une invitation à partager une croisière et tandis que la caméra s’attarde sur sa maison désertée, sur le parc gorgé de pluie, puis sur la proue d’un voilier qui fend les eaux, le cinéaste choisit de nous faire entendre le délicat trio Soave sia il vento dans lequel don Alfonso, Dorabella et Fiordiligi souhaitent aux deux amis en partance : « Soave sia il vento, Tranquilla sia l’onda, Ed ogni elemento, Benigno risponda Ai nostri/vostri desir. » Cet appel aux sens, cette attente du bonheur et d’un désir comblé, décrivent avec précision l’état émotionnel de Lily Bart, trop fière pour céder aux usages et trop honnête pour résister aux faux-semblants. Et puisque le sublime se refuse à elle, elle dépérira et s’acheminera vers la chute et la consomption.
C’est avec la mort qu’a rendez-vous aussi Andrew Beckett dans Philadelphia. Sur ce seuil douloureux l’opéra apporte le réconfort à l’avocat homosexuel et atteint de sida vilipendé dans son entreprise. A son défenseur, également avocat mais issu d’un milieu social devine-t-on moins favorisé, il commente La Mamma morta tirée d’Andrea Chénier et interprétée par Maria Callas, vestale vouée à son chant, statue vivante qu’il révère. D’évidence lorsqu’il répète « Porto sventura a chi bene mi vuole!(…) Io son l’amore!(…) Io son l’oblio!” il parle de lui-même dans l’attente du «froid baiser mortel » Mais le passage essentiel se situe juste après lorsque sitôt de retour au domicile le défenseur de sa cause va embrasser son enfant pour lui dire qu’il l’aime. La voix de Callas s’est insinuée en lui pour ne plus le quitter, comme un mystère sans réponse.
Un air lancinant peut traverser un film pour laisser affleurer son thème secret. Pour étrange que cela paraisse le leitmotiv de Two lovers, outre les citations de Mascagni et Donizetti, est une transcription pour guitare du « Sola, perduta, abbandonata » chantée par une Manon Lescaut au bord de l’agonie à la fin de l’opéra de Puccini.
Pourtant James Gray, très amateur d’opéra, préfère ici à la voix humaine une discrète présence instrumentale pour hausser le trivial jusqu’au tragique. Souvenons-nous que Leonard et Michelle, transportée par les élans de certains personnages d’opéra, se sentent souvent désemparés et que leur très brève liaison semble condamnée à l’échec à cause de la dépression qui les guette tous deux. Il n’y a pas de transposition claire de la trame de Manon Lescaut mais leurs sentiments tiraillés entre l’exaltation et l’abattement sont proches de ceux qu’éprouvent la fugitive qui meurt en Lousiane, seule et, croit-elle, abandonnée.
Grâce au sortilège produit par l’opéra l’ailleurs est crédible, un monde non point idéal mais bigger than life où s’incarnent les rêves et la démesure. On ne s’étonne pas que les révolutionnaires s’emparent de la révolte des pêcheurs italiens dans La muette de Portici pour revendiquer la création de la Belgique, que le choeur des esclaves hébreux de Nabucco devienne une sorte d’hymne pour les partisans de l’unité italienne et que Maria Callas chante Fidelio dans la Grèce libérée en 1944.
Et si il est de bon ton de railler les prouesses vocales des chanteurs d’opéra, d’estimer désuets les duos et les duels, interminables les monologues, ridicules les lamentos et les cris, il n’en faut pas moins remarquer que certains succès de l’histoire du cinéma relèvent du « Grand opéra » conçu pendant la première moitié du XIX siècle où se mêlent « ensembles », « tableaux », choeurs et scènes de foules, avec pour ambition d’offrir une plongée dans la destinée d’un peuple, de puiser dans l’Histoire, d’exalter le nationalisme ou de s’affranchir de l’oppression. Une même tentation symphonique anime Naissance d’une nation (Griffith, 1915) et Alexandre Nevski (Eisenstein, 1938) ; Autant en emporte le vent (Fleming, 1939) et Les Enfants du Paradis (Carné, 1945) ; Docteur Jivago (Lean, 1965) et Le Guépard (Visconti, 1963) ; Les Sept samouraïs (Kurosawa, 1954)et 1900 (Bertolucci, 1976) ; West side story (Wise et Robbins, 1961) et L’empire du soleil (Spielberg, 1987); Les Dix commandements – De Mille, la version de 1956 –, Titanic (Cameron, 1997) et Star Wars : Episode III, la Revanche des Sith (Lucas, 2004) pour que sourde le flux d’une voix collective.
Dans d’autres films bien-aimés du public on décèle l’influence du vérisme à l’importance accordée au romanesque, aux rituels, aux lois des clans, aux sentiments extrêmes, à un souci de réalisme enraciné dans un provincialisme quelque peu fataliste. Cet attachement lointain au vérisme est aussi perceptible dans les fragments de musique « scénique », ici un chant de chasseurs, là une danse ancienne, qui autorisent des instruments inhabituels. La flûte de Pan d’Il était une fois en Amérique et les percussions tribales au début de Gangs of New York en témoignent, non moins que les rythmes slaves qui emportent les immigrants dans La Porte du Paradis, et les valses des Parrain. D’ailleurs, si Carmen a si souvent séduit les cinéastes, peut-être la force de sa musique scénique – la « chanson bohême » – en est-elle l’une des raisons.
Sur l’air de l’interlude de Cavalleria rusticana Coppola orchestre avec brio le finale qui clôt la trilogie. Le fils de Michael Corleone interprète le rôle de Turiddu à Palerme puis la vendetta imaginée par Mascagni se joue sur l’escalier monumental où confluent les trames du film en un accelerando fortement théâtralisé. Aussi puissant soit-il, Michael Corleone ne peut éviter la mort de sa fille innocente. Le célèbre cri qui succède à son silence frappé d’horreur s’efface dans l’apaisement tragique des flash-back, sertis dans cet intermède pour rappeler aux vivants les souvenirs enfouis.
Selon le compositeur Korngold la musique au cinéma est une sorte d’opéra sans paroles. Sans doute, mais encore faut-il ajouter que l’opéra lègue au cinéma ses choeurs, ses danses et ses arias mais aussi ses plages instrumentales, en particulier les ouvertures, et plus encore une vision du monde. Lorsque les cinéastes intégrent ses formes dramatiques et musicales ils accueillent, parfois même à leur insu, la voix de l’ombre qui agite les eaux profondes, ou du moins troublées, de l’inconscient. Qui sait l’entendre s’en trouve bouleversé, au risque de tomber sous son emprise.