Artículo publicado en octubre de 2020 en el nº 716 de la revista Positif  (dossier sobre «Cinémavirus : contagions et pan´demies à l’écran»)

Ferme les yeux, lecteur, pour mieux imaginer un monde blessé où après un cataclysme survenu en 2008 les femmes ne sont plus fertiles. Réchauffement climatique, manipulation génétique, guerre mondiale, châtiment divin, on ne sait pourquoi l’humanité est en voie d’extinction. Ce dérèglement planétaire génère une épidémie contre laquelle nul vaccin ne peut freiner le risque de contagion : la tristesse des hommes condamnés à errer sans connaître la raison de leur infortune. Ce mal singulier n’est ni viral ni violent, mais l’homme peut mourir d’affliction là où les voix d’enfants se sont tues.

Londres est en 2027 un ilôt cerné par des grillages. Dans les rues l’autobus à impériale partage la voie publique avec le pousse-pousse asiatique, dans les parcs les promeneurs croisent sans s’étonner zèbres et dromadaires, sur les écrans de télévision défilent des noms de capitales du monde entier puis ces mots The world has collapsed, only Britain soldiers on. Depuis huit ans le Royaume Uni, toutes frontières closes, résiste aux assauts des immigrants. Et partout la police veille arme au poing à la sécurité des citoyens munis d’un passeport britannique.

On se flagelle, on s’entasse, on se lamente sur la mort de Diego Ricardo, l’être le plus jeune de la terre, assassiné en Argentine. L’angoisse étreint aussi le solitaire et taciturne Thelonious Faron (Clive Owen). Plus rien n’anime ce fonctionnaire atone du ministère de l’Énergie, rattrapé par son passé en la personne de Julian (Julianne Moore). Elle et lui se sont rencontrés pendant une manifestation puis ils se sont aimés et ont eu un enfant, mort en 2008 pendant une pandémie de grippe. Vingt ans plus tard le désenchantement a raccorni les rêves de Thelonious, alors qu’elle est devenue une activiste insurgée contre le pouvoir oppresseur. À la tête des « fishes » elle exige de l’Etat des droits égaux aux leurs pour les immigrants emprisonnés dans d’atroces camps d’internement. Grâce à Julian va s’enraciner en lui le précepte de Sénèque : « Vivre, c’est être utile aux autres. » Donner un sens à la vie, plutôt de le chercher en vain, est un pas décisif vers la tempérance.

En l’absence d’un sens dévoilé, suggère le cinéaste, une maladie pernicieuse et chronique menace les hommes : l’hybris. Malgré la surpopulation, les émeutes et les répressions, dans l’enceinte de Londres et au-delà des cages où l’homme est réduit à l’état d’animal gronde The Uprising. Hélas, tel se dira prophète, tel autre, messie. Et pas un ne se souciera du bien être d’autrui.

Julian demande à Theo (Thelonious) un service : qu’il obtienne de son cousin ministre à l’Arche des Arts un sauf-conduit pour une réfugiée afin d’atteindre la côte. Lors de la visite chez le ministre on apprend que « Madrid a été un coup dur », que quelques oeuvres de Vélasquez ont été rescapées, que seulement deux toiles de Goya ont pu l’être. Alfonso Cuarón rend  hommage à Animals (1977), le concept album composé par Pink Floyd. Il montre un énorme cochon qui flotte derrière la baie vitrée de l’appartement du ministre, référence évidente à la pochette du disque sur laquelle se profilent les quatre tours du londonien Battersea Power Station que l’on aperçoit lorsque Theo traverse le pont en voiture.

L’opus de Pink Floyd, inspiré de Animal Farm de George Orwell, est construit autour de trois thèmes : Dogs, Pigs et Sheep. Et il semble bien que la société des Fils de l’Homme se divise entre les chiens de l’ordre, les cochons corrompus et les brebis maltraitées. Dans la zone de combat nous verrons des chiens et des brebis et Syd, le policier aveuglé par l’espoir d’une rançon, est désigné par l’expression « fascist pig ». Les chansons des Rolling Stones, Deep Purple et King Crimson confirment l’affinité du réalisateur avec la contre-culture des années soixante et soixante-dix.  Ce pot-pourri de citations culturelles n’est pas un catalogue d’érudition démagogique, il évoque plutôt les ruines d’un monde disloqué, à l’image du Guernica visible dans le salon du ministre.

Pour se prémunir contre les agressions Jasper (Michael Caine) et son épouse paralytique plongée dans le mutisme vivent au coeur de la forêt dans un refuge matriciel d’inspiration hippie. Quelques  photos résument l’engagement professionnel du couple. Lui était dessinateur satirique, elle, photo reporter, et la couverture d’une revue signale qu’elle a été torturée. A leurs côtés Thelonious a bu très tôt le lait de la rébellion.

Il rencontre Kee qu’il doit conduire aux frontières d’un monde en lambeaux où règnent la violence et la faim. C’est parmi les vaches d’une étable que la jeune réfugiée noire  lui révèle être enceinte. Après vingt années de jachère, de ventres vidés d’une vie recommencée on peut croire au miracle. Kee enfante dans un taudis où vivent des déclassés. C’est au coeur du chaos que naît celle qui peut-être apportera la paix. Oui, tout cela relève du symbole mais sans son armature la fable serait sans effet.

Là où les décombres s’amoncellent sans fin les « fishes », pourtant partisans déclarés d’une société plus juste, veulent voler l’enfant à sa mère, car contrôler la source de la vie garantira le pouvoir, au risque même de justifier l’eugénisme, l’idolâtrie et le totalitarisme. Après la tristesse et l’hybris voilà une troisième épidémie : l’opportunisme favorisé par le grégarisme de tempéraments affaiblis. Grâce aux pleurs du bébé les guerriers endurcis par l’envie d’en découdre s’accordent une trêve très brève. Dans une barque en suspens dans la brume, Kee attend l’arrivée du bateau en partance vers une île où se bâtit The Human Project. Est-il véritable ou ce rêve de restauration de la beauté du monde est-il un mirage ? Quoi qu’il soit, Thelonious ne sera pas du voyage. Il n’est pas donné à Moïse de franchir les eaux du Jourdain.

Pour beaucoup Roma (2018) est un accomplissement mais il n’est pas fondé d’y voir un point d’infléchissement éloigné de la trajectoire antérieure de l’auteur. L’ode à l’amour maternel quintessencié par Cleo, qui n’est pas encore mère, prolonge d’autres approches d’une Magna Mater protéiforme et discrète. A Little Princess (1995) racontait l’histoire d’une orpheline à la recherche du lien qui l’unirait à sa mère défunte. Maribel Verdú était une variation de la maman-putain dans Y tu mamá también (2001) et Gravity (2013) se terminait par une sorte d’accouchement cosmique sur une grève où Sandra Bullock exprimait son sentiment de gratitude envers la vie avec ce simple mot : « merci ». Kee est à son tour l’incarnation d’une énergie vitale sans laquelle s’amenuisent toutes les autres forces.

C’est à Jasper qu’il revient de révéler la portée du film. Dans une scène située à la moitié du métrage il affirme que le monde oscille entre deux forces opposées : la foi et le destin. Tantôt la première s’aventure à unir les hommes, tantôt le deuxième impose l’arbitraire pour mieux les diviser. Ainsi, la foi a uni Thelonious et Julian et le destin les as désunis lorsque leur enfant est mort. Selon Jasper, il va de ce balancement en toute chose. Lève les yeux, lecteur, vers les eaux brunes où Kee accueille un « profond aujourd’hui » (1), aussi dense que le magma,  aussi imprévisible que le vif-argent, aussi fragile que la foi et le destin enlacés, tu verras alors la vie en face.

(1) Profond Aujourd’hui, Prose par Monsieur Blaise Cendrars, et 5 dessins de Monsieur A. Zarraga. La Belle édition, 1917.