Artículo publicado en el nº 605-606 de julio/agosto de 2011 en el dossier dedicado a Claude Chabrol.

Les tempéraments romanesques se plaisent à s’interroger sur les causes et les manifestations de leur amour et l’on se souvient des deux personnages féminins prénommés Marion dans La sirène du Mississipi (1969) puis dans Le dernier métro (1980) de François Truffaut se demandant, par le biais d’un dialogue qui cache à peine l’instropection :  « Je viens à l’amour. Est-ce que l’amour fait mal ? » Sans doute, en ce que la susceptibilité, l’impatience, les sautes d’humeur fragilisent ceux qui ne parviennent à se soustraire au besoin de souffrir.

Bien sûr, on ne saurait qualifier de romantique le regard de Claude Chabrol, plus occupé à dévoiler nos petitesses qu’à magnifier notre éventuelle grandeur, néanmoins sa filmographie n’est pas exempte de personnages capables de préférer l’illusion ou le mensonge plutôt que d’assumer ce qu’il est convenu d’appeler le réel. Parfois ils s’en éloignent au point de glisser irrémédiablement vers la folie. D’emblée, Les fantômes du chapelier (1982) et La cérémonie (1995) font écho à ces dérèglements surgis chez des personnes ayant aboli tout sentiment, non sous l’effet de la volonté mais d’une force qui s’impose à eux, à l’instar de Mika (Isabelle Huppert) qui confesse à la fin de Merci pour le chocolat  (2000) : « Je sens en moi une vraie puissance dans ma tête. Je calcule tout. »

Cette « puissance » bouleverse la vie des personnages lorsque l’apparition de l’amour ou d’une idée de l’amour met à mal leur équilibre émotionnel. Le goût du cinéaste pour les scénarios construits à partir d’une trame unique ou dont les trames secondaires sont très ténues contribue à dépouiller l’intrigue et à renforcer l’impression d’enfermement des protagonistes, d’autant plus qu’il privilégie les amours non réciproques et les huis-clos car les parcs entrevus dans Le femme infidèle (1968). L’enfer (1994) ou La demoiselle d’honneur (2004) sont autant de prisons à ciel ouvert.

Selon le cinéaste « l’amour fait mal », et même très mal, mademoiselle Hélène (Le boucher, 1969) avoue avoir avoir dû à en guérir, comme on le dirait d’une maladie, et mieux vaut se tenir à l’écart des cimes sublimes rêvées par les romantiques, des promesses d’amour éternel, des passions délétères, des attachements sensuels trop forts, d’un rêve qui peut se déliter en cauchemar. Jusque sous sa forme filiale l’amour conduit à la déviance dans l’oeuvre de Chabrol. L’inceste (Violette Nozière, 1978 ; La fleur du mal, 2003) ou la crainte d’y céder (Merci pour le chocolat) assombrit des relations parfois à la limite de la cruauté. Madame Cuno (Stéphane Audran) est dans Poulet au vinaigre (1984) une mère qui vit dans l’idéalisation d’un mari défunt et feint d’être paraplégique afin de préserver à jamais la dépendance affective de son fils (Lucas Belvaux). Dans Betty (1992) Betty (Marie Trintignant) dit à Laure (Stéphane Audran) n’avoir pas ressenti l’amour maternel. Elle précise : « Avant même d’accoucher j’étais la mère, j’étais jalouse. » Et les flash-back retraçant  sa vie auprès de son mari et de sa belle famille bourgeoise nous montrent une jeune femme privée de ses enfants confiés à une gouvernante, mais également une mère apparemment peu soucieuse de leur sort et prisonnière de sa propre difficulté à vivre, partagée entre un tiède amour conjugal et des aventures brèves. Dans Que la bête meure (1969) il est plus aisé de comprendre et peut-être de justifier le besoin de vengeance de l’écrivain Charles Thénier (Michel Duchaussoy) dont le fils a été fauché par la voiture d’un conducteur (Jean Yanne) qui a pris la fuite, cependant les dernièrs plans du film et le commentaire en off nous indiquent qu’il choisit le suicide plutôt que de vivre sans son fils. Bien que Chabrol se gausse des excès de l’idéal une telle fin ne nous éloigne guère des récits où prévalent la soif d’absolu et le refus des compromissions. On devine l’amour du père pour ce garçon mort plus qu’on ne le perçoit car le cinéaste semble mettre un point d’honneur à ne pas montrer la douleur du père et à concentrer toute son attention à la construction d’un schéma de vengeance. Bien souvent d’ailleurs, l’ironie de Chabrol nous maintient sur le seuil d’une émotion que son auteur se refuse à partager avec les spectateurs.

A son tour Le boucher offre un nouvel exemple de personnage sans points de repère, écartelé entre deux obsessions, la guerre, d’Algérie ou d’Indochine, peu importe, durant laquelle il a vu verser beaucoup de sang et des « cadavres coupés en deux, la bouche ouverte, la tête dans la gadoue» et l’amour que Popaul (Jean Yanne) ne s’autorise pas à vivre auprès mademoiselle Hélène (Stéphane Audran), l’institutrice du village. Il se sait sous influence des démons qui le poussent au crime. Dans la salle de classe plongée dans l’obscurité, face à la femme qu’il aime il s’enfonce dans un couteau le  ventre car il ne peut supporter de lui faire horreur. Cette manière de retourner contre soi l’agressivité latente, ce besoin d’automutilation traduit une raison qui chancèle. Pendant qu’il agonise dans la 2 CV il lui dit n’avoir vécu que pour elle.

Lorsque le film se concentre sur un couple l’amour produit chez celui qui le ressent le plus profondément un besoin douloureux de happer l’autre. La protagoniste de Violette Nozière (1978) incarne certain mélange de docilité et de dévouement lorsqu’elle dit à son amant Jean Dabin  « Je vous aime comme une bête » qui la rend tour à tour autoritaire et presque servile. « Aimer comme une bête » équivaut à être libéré du fardeau de la pensée, non pas pour affiner ses sens mais plutôt pour les anesthésier et en l’absence de Jean la jeune femme se sent démunie de tout, car ce lien donne, croit-elle, un sens à sa vie. Déjà le plan final du  visage de Violette Nozière dans la prison contient en essence le dernier plan de Merci pour le chocolat où, là encore, la caméra traque les traits d’Isabelle Huppert plongée dans une sorte d’engourdissement tandis qu’elle attend la venue de la police.

Mais il est un autre versant de l’amour chez Chabrol  plus aveuglant, plus proche aussi de la perversion, suscité par le désir de modeler l’autre, d’exerçer sur lui une emprise. Dans La demoiselle d’honneur Senta (Laura Smet) est convaincue d’avoir rencontré en la personne de Philippe Tardieu (Benoît Magimel) « celui que j’attendais, mon destin, mon karma » et que les unit « quelque chose de mystique, de magique. » Elle veut ignorer tout ce qui entoure Philippe, au point de l’attendre des jours durant dans son sous-sol semblable à une caverne utérine. Son amour étouffant exige des preuves et ne va-t-elle jusqu’à commettre un meurtre, un acte gratuit pour afficher son mépris du monde et son incapacité à vivre une relation harmonieuse. Philippe se voit contraint de dire à Senta : « Dans quel monde vis-tu ? Réveille-toi. »

Celui qui aime est alors un malade tourmenté par une idée fixe : vivre un rapport fusionnel avec l’être aimé qui exclut toute possibilité de tolérance et de partage. Son credo peut être résumé par les paroles adressées par Charles Desvallées (Michel Bouquet) à sa femme Hélène (Stéphane Audran) lorsqu’il devine que l’officier de police vient l’arrêter pour avoir tué Victor Pegala (Maurice Ronet), l’amant de sa femme. « Je t’aime comme un fou» dit Charles à Hélène avec calme et déférence. Rien n’altère la surface lisse des apparences bien que l’implosion émotionnelle le détruise, comme elle use Popaul qui dans Le boucher avoue tardivement à mademoiselle Hélène son tourment et son amour, comme elle taraude Charles Thénier dans Que la bête meure qui face au bourreau de son fils garde sa contenance, à l’exception de la séquence d’affrontement sur le voilier. Ou encore dans La fleur du mal cette menace souterraine oppresse tante Line (Suzanne Flon) désireuse d’endosser un crime qui n’est pas le sien afin d’être enfin punie pour celui commis soixante ans plus tôt. A sa petite-nièce elle révèle que « le temps n’existe pas, seulement un présent perpétuel » Pour la plupart des personnages hors-norme filmés par Chabrol le temps, en effet, se dérobe.

Chez le cinéaste la tristesse l’emporte sur la colère, peut-être pendant la phase d’écriture croyait-il écrire des brûlots mais sa mise en scène aplanit les conflits et les résorbe. On pourrait imaginer dans des situations analogues des personnages dont la vitalité s’exprime par le biais de forces antagonistes. Isabelle Huppert affirme avoir interprété le rôle d’Emma Bovary ( Madame Bovary, 1993) en tâchant de lui insufler force et esprit de révolte pour mieux fuir l’image compassée de la victime de son époque et de son milieu, néanmoins il est surprenant de constater à quel point la tristesse peu à peu envahit le film sans que rien ne puisse la freiner. Peut-être l’attitude débonnaire, placide, et l’humour persifleur cachaient-ils un mal-être sourd et durable chez celui qui disait « n’avoir pas d’ego ».

Dans La cérémonie Sophie (Sandrine Bonnaire) a peine à cacher derrière un masque de froideur la douleur qui la ronge d’être analphabète. Lorsqu’aux côtés de Jeanne (Isabelle Huppert) elle tue à coups de fusil les quatre membres d’une aimable famille bourgeoise Sophie ne semble ressentir ni haine ni emportement. Dans son cas la folie longtemps contenue survient dans une vie privée d’amour, par une sorte de réífication graduelle, comme si pour le réalisateur le manque était aussi dangereux que le trop-plein et que pour éviter un amour à haut risque il faille un savant dosage d´hédonisme mêlé de scepticisme.

Le personnage borderline n’est plus de ce monde, même si les signes extérieurs montrent un être intégré d’un point de vue social et professionnel, voire familial. Dans La femme infidèle Charles Desvallées est un bourgeois modèle, bon père et bon mari, cependant son regard d’oiseau de proie, si intense et si fixe, montre qu’il n’est ni sain ni tout à fait fou, mais alors quelle force le pousse jusqu’au crime ? La jalousie, la frustration, un sentiment d’impuissance, la peur de l’abandon ? Non, cet homme est animé par l’amour certes mais surtout par le besoin de maintenir un ordre impérieux sans lequel son univers s’effondre.

Paul Prieur (François Cluzet) est dans L’enfer (1994) un homme en proie à une pensée unique répétée jusqu’au vertige : la jalousie pathologique. Non sans ironie le cinéaste place à la toute fin du film le carton suivant : « Sans fin » pour signaler que la jalousie de Paul est sans issue et le condamne à reproduire à l’envi les mêmes scènes de délires puis de dépressions, d’abîmes suicidaires puis de tentations homicides. Quoi que fasse ou dise sa jeune épouse Nelly (Emmanuelle Béart) il la soupçonne de prendre des amants et rien ne peut apaiser ce mari d’abord insomniaque, puis ombrageux et enfin odieux. Il la suit, il fouille ses affaires, il la soumet à des interrogatoires, il l’attachera même aux barreaux de son lit. Rien de ne peut le délivrer de ses visions, ainsi lorsqu’un vacancier projette le soir dans son hôtel des plans anodins de promenade en barque aussitôt il croit voir Nelly enlacée avec le garagiste du village. Telle est la pression produite par ces images mentales qu’il soliloque, vitupère, interrompt la projection et gifle sa femme. Les tergiversations de Paul, ses colères, ses enfantillages, sa conviction d’être une victime, ses éclats de violence, ses oscillations sans transition entre le mutisme et les crises d’angoisse rappellent El (1952) de Buñuel. Ses atermoiements se fondent sur une douleur réelle, et lorsqu’il dit à sa femme « J’en crève » ou « J’ai voulu mourir » ce ne sont pas de vains mots. Tantôt Paul s’exalte, tantôt il sombre, et tout autant qu’il rabroue il s’excuse.

Ce mouvement de balancier exprime un état dépressif. Toute la trajectoire émotionnelle de Betty (Betty) repose sur la négation de soi, la peur du vide, autant que de ses émotions, un besoin de châtiment suggéré par la présence constante de l’alcool, par ces rencontres nocturnes sans lendemain chez une jeune femme qui, contrainte par sa belle famille, a abandonné ses enfants, à la suite de quoi elle s’interdit de vivre et se complaît, bien involontairement d’ailleurs, à s’avilir. A propos de Thérèse qui a marqué son enfance elle dit : « Elle était à mi-chemin entre la petite fille que j’étais et les grandes personnes. » Et Betty semble n’être jamais sortie de ce limbe, trop enfant pour anticiper les coups bas, trop mûre pour vivre pleinement les sentiments dont elle se défie.

Un film récent insiste beaucoup sur le caractère juvénile, voire immature, de son personnage féminin principal, qui elle aussi gravite entre le monde de l’enfance, ou celui des illusions, et celui des adultes, il s’agit de La fille coupée en deux (2007). L’écrivain Charles Saint Denis (François Berléand) achète dans une vente aux enchères un Manuel de civilités pour petites filles libertin qu’il offre à sa nouvelle conquête, Gabrielle Deneige (Ludivine Sagnier), une sémillante présentatrice de la météo dans une chaîne de télévision locale. Son amant lui dit « Tu es vraiment une petite fille » puis la jette en pâture aux notables de la ville. Elle a beau dire à Paul (Benoît Magimel), son futur mari : « Arrêtez de me traiter tous comme une gamine » elle agit comme telle et devient la victime désignée par les prédateurs.  Capucine (Mathilda May), agent littéraire et femme avisée, dit à la même Gabrielle : «  Petite fille, il serait temps de grandir » mais malgré tout celle-ci persiste à croire en l’amour de l’homme mûr et sûr de lui qu’est l’écrivain imbu de lui-même, alors que tout indique que cette relation est sans avenir. Pure vue de l’esprit dont la conséquence est une vulnérabilité accrue de Gabrielle, une dépression aiguë et l’envie de mourir, selon ce que rapporte sa mère.

Cette hantise du néant Mika (Merci pour le chocolat) la partage. Peu avant son arrestation probable, elle confesse à son mari André (Jacques Dutronc) : « J’ai même pas demandé à vivre, je ne suis rien. Je suis une pièce rapportée », comme si en dépit de sa situation sociale aisée, de l’estime d’autrui et de l’affection de ses proches elle n’avait aucune image définie d’elle-même et ne pouvait affirmer son existence qu’en supprimant celles qui menacent sa stabilité : Lisbeth, la première épouse d’André qu’elle a empoisonnée, et Jeanne, la jeune pianiste qui croit être et est peut être la fille d’André, dont elle tâche de provoquer la mort. L’amour qu’éprouve Mika, mais est-ce de l’amour ?, requiert une exclusivité totale. Elle veut tout donner et tout recevoir mais ici encore le masque de l’indifférence occulte la torture intérieure.

Chabrol disait éviter toute explication réductrice d’un comportement, pourtant un trait singulier caractérise certains de ses personnages féminins perturbés : une ascendance familiale opaque. Dans Merci pour le chocolat Mika dit être une enfant adoptée et Jeanne prétend être ou voudrait être la fille du pianiste André Polonski. Dans La demoiselle d’honneur Santa affirme que sa mère est morte alors que plus tard Philippe rencontre une femme qui prétend être la mère de Senta, dans Betty la protagoniste dit avoir perdu son père à l’âge de huit ans et il semble que Gabrielle (La fille coupée en deux) soit orpheline de père. Violette Nozière elle souhaite tuer ses parents, ce qui est une manière de nier leur existence, quant à tante Line (La fleur du mal) elle n’a pas hésité à tuer son père collaborateur pendant l’Occupation.

Les surréalistes nous rappelaient qu’il est dangereux de se pencher vers l’intérieur. En déliant la toute-puissance de la pensée Chabrol le clinicien annihile les sentiments de ses personnages ou du moins les érode et l’amour devient un leurre qui les mène vers une sorte de no man’s land mental. Commence alors le voyage sans retour des amours borderline de ceux et celles qui marchent les yeux fermés en quête de l’objet d’un désir inconnu et inquiétant.