Artículo publicado en Positif nº 653/654, julio/agosto de 2015
Souvenons-nous : l’étreinte abstraite de corps cendrés, presque perlés, précède l’inaugural « Tu n’as rien vu à Hiroshima », puis la voix blanche d’Emmanuelle Riva accompagne pendant près d’un quart d’heure des images d’archive et des plans documentaires filmés au Japon. Il est difficile d’imaginer de nos jours à quel point l’oscillation entre l’essai et la fiction a pu déconcerter les spectateurs de l’époque, alors même que la suite d’Hiroshima mon amour est beaucoup plus narrative qu’il n’y paraît de prime abord. Si choc émotionnel il y eut pour le public, et pour certains désagrément, cela provient en partie de l’incertitude qui empêchait d’anticiper le plan suivant. Ainsi, l’architecture rythmique prenait le pas sur la mélodie si nécessaire à tant de spectateurs pour lesquels l’« histoire » demeure l’élément primordial du récit.
Sans aucun doute, ces quinze premières minutes sont parmi les plus déterminantes de l’histoire du cinéma français : elles marquent un avant et un après. Victor Hugo affirmait que la forme est le fond qui remonte à la surface. Si le classicisme, quelle que soit l’époque, s’entend à masquer la complexité derrière un voilage de simplicité, la modernité souvent refuse la fluidité au profit d’arêtes et de méandres apparents. Elle s’y résiste lorsque le pari formel, nourri par une vision solide et sincère, ne peut éclore autrement ; elle y conduit les candidats enclins aux avant-gardes éphémères et aux revirements opportunistes. Filmer sans coutures est propre aux classiques, tandis que les constructeurs chérissent les coutures, voire les déchirures. Resnais est de ceux-là, même si les faux-semblants du superbe et mal aimé Stavisky… ont fait apparaître un goût toujours plus prononcé pour des défis à rebours ancrés dans des formes ou des genres tombés en désuétude. Cela était déjà perceptible dans les décors et les duos opératiques de L’Année dernière à Marienbad.
Dans son premier film de long métrage, la pensée s’incarnait dans la forme et là était sa nouveauté paradoxale, car en fait il tirait de l’oubli tout un pan du cinéma. Depuis les années 20, de nombreux réalisateurs avaient feint d’oublier les sortilèges du montage, et soudain on comprenait qu’il est par excellence le lieu d’expression d’une pensée qui ne se nourrit pas de la parole. Les propos d’un auteur ne permettent pas de comprendre sa pensée, au mieux saisit-on ses opinions ou ses intentions, c’est dans l’entrelacs des plans qu’il faut la déceler. Ses monteurs, à commencer par Henri Colpi, celui de ses deux premiers longs-métrages, connaissent mieux la pensée de Resnais, ancien monteur, faut-il le rappeler, que ses autres collaborateurs. Quant à eux, les comédiens peuvent à bon droit avoir la conviction d’avoir capté ses sentiments. A en croire Douglas Sirk, la photographie exprime les émotions les plus secrètes d’un réalisateur, s’il en est ainsi Sacha Vierny, auteur de la lumière des quatre premiers films de Resnais, avait acquis une connaissance intime de l’homme.
Dès ce premier opus, la linéarité détournée, contrariée, honnie par certains, étendard d’une radicalité révolutionnaire pour d’autres, les frôlements hypnotiques de la caméra (Marienbad), la mosaïque de plans multiples (Muriel ou le Temps d’un retour) ou ordonnés de sorte qu’ils en donnent l’illusion (Je t’aime je t’aime), les voix délicieusement dissonantes d’Emmanuelle Riva et Delphine Seyrig semblables à des instruments légèrement désaccordés, les accents flottants d’acteurs étrangers (Eiji Okada dans Hiroshima, Giorgio Albertazzi dans Marienbad) ou d’acteurs français s’exprimant dans une autre langue (l’espagnol dans La Guerre est finie), répondaient au besoin de donner forme et sens aux limbes dans lesquels vivent des rescapés lazaréens. Plus tard dans l’œuvre du cinéaste un personnage au moins sera littéralement ressuscité (L’Amour à mort) et un autre choisira l’outre-tombe pour s’adresser aux vivants (Vous n’avez encore rien vu).
Si bien que le titre tourneurien I Walked with a Zombie s’applique aux personnages filmés par Resnais pendant les années 60, tant sont troublants leur étonnement de vivre encore et leur malaise mélancolique, permanent chez Claude Ridder (Je t’aime, je t’aime), condamné, suite à une expérimentation scientifique, à revivre la même seconde jusqu’au moment de sa mort par laquelle le film s’achève. Presque tous les personnages sont prisonniers d’une gangue obsessionnelle : Diego (La guerre est finie) recherche Juan, son compagnon d’armes dans la lutte antifranquiste, un homme veut convaincre une femme qu’ils se sont aimés par le passé (Marienbad) et nous pouvons nous demander si Muriel existe ailleurs que dans l’imagination de Bernard (Muriel).
Peut-être y a-t-il un malentendu : l’importance de l’arrière-plan historique mérite aujourd’hui d’être minimisé. Au cours de cette décennie de contestation sociale, d’essor de la contre-culture, on ne concevait d’embellie artistique qui ne fut à la fois un rejet du conformisme ambiant. Resnais s’est tenu à distance du militantisme mais s’est montré solidaire, comme en témoignent sa signature du Manifeste des 121 rédigé en 1960 pour dénoncer la guerre d’Algérie, ainsi que sa présidence du comité de soutien à Henri Langlois en 1968, année au cours de laquelle il a participé aux manifestations du mois de mai puis aux états généraux du cinéma. La Seconde Guerre mondiale (Hiroshima mon amour), la guerre d’Algérie (Muriel), les échos de la guerre civile espagnole (La guerre est finie), la guerre du Vietnam (l’épisode Claude Ridder dans le film collectif Loin du Vietnam, 1967) sont prégnants mais moins qu’on ne l’a affirmé autrefois. Dans Loin du Vietnam, Ridder se demande s’il faut vivre du « côté du feu ou des pompiers », de la bonne conscience un peu veule ou de l’engagement, certes, mais aujourd’hui prend davantage de valeur cette difficulté à résider parmi les vivants, écrasés par leurs propres faiblesses. Grande est aussi la tentation d’ignorer les drames qui assombrissent le monde. Cette propension des personnages, et peut-être du cinéaste, à vivre à l’écart des fracas ira en s’accentuant, comme l’exprimera le souhait d’édifier l’utopique « temple du bonheur » dans La vie est un roman.
La modernité consisterait alors non pas à bouleverser les arcanes du récit mais à décrire l’inouï, l’insondable, c’est-à-dire le monde de l’au-delà ou à tout le moins la frontière ténue entre l’ici-bas et le règne des morts. Déjà Nuit et Brouillard se référait à une « drôle d’herbe » et à l’« herbe fidèle » qui repousse là où l’horreur a eu lieu. L’inconfort stimulant du spectateur serait produit par la sensation d’approcher un espace interdit, jamais nommé, à peine entrevu sur le mode de l’asynchronie. Les contributions musicales de Giovanni Fusco, Francis Seyrig, Hans Werner Henze et Krysztof Penderecki ne sont pas étrangères à cette impression inhabituelle de strates temporelles dissociées du corps narratif, comme si le fil de la continuité et de l’euphonie était à jamais rompu. Et parmi les écrivains qui ont apporté leurs récitatifs au metteur en scène, Marguerite Duras, Jean Cayrol, Jorge Semprún et Jacques Sternberg ont été profondément marqués par l’empreinte douloureuse d’une guerre.
En effet, dès Hiroshima mon amour Resnais filme des survivants en errance sur les rives du Styx, des fantômes prisonniers d’une identité perdue et des silhouettes glissantes sous l’emprise de voix auxquelles elles tentent d’échapper grâce à des regards hors champ ou tournés vers un ailleurs intérieur. Certaines œuvres postérieures (Stavisky…, Mélo, entre autres) montreront des suicidaires non plus en sursis mais dévorés par l’abîme.
Bien souvent, les contours d’un mythe s’enracinent peu à peu avec force dans une œuvre. Il semble que celui d’Orphée et Eurydice, patent dans Vous n’avez encore rien vu dont l’un des titres envisagés fut Et les fantômes vinrent à leur rencontre, préside aux destinées funèbres filmées par Resnais. Et puisque tant que la vie nous est offerte il faut que « le chaos luise à travers le voile régulier de l’ordre », selon le mot de Novalis, la cadence des cérémonies orphiques aura la légèreté trompeuse et l’élégance d’une valse.