LA RONCE ET L’ESPOIR

Résumé de l’article publié dans La Retirada en images mouvantes, dir. Michel Cadé, Cinémathèque eurorégionale, Institut Jean Vigo, Editions Trabucaire, 2010, p 15-23.

Durant longtemps l’exil des républicains espagnols en 1939 a été voilé d’ombre, malgé certaines images fortes et récurrentes. Depuis quelques années les témoignages affluent, les enquêtes et les essais se multiplient mais il reste à interroger le contenu et l’organisation des images cinématographiques qui ont été consacrés à la Retirada autrefois comme aujourd’hui.

Resumen del artículo publicado en La Retirada en images mouvantes, dir. Michel Cadé, Cinémathèque eurorégionale, Institut Jean Vigo, Editions Trabucaire, 2010, p 15-23.

Durante mucho tiempo el exilio de los republicanos españoles en 1939 permaneció a la sombra, a pesar de algunas imágenes fuertes y recurrentes. Desde hace unos años se multiplican los testimonios, las encuestas y los ensayos pero queda por analizar el contenido y el modo en que se organizan las imágenes cinematográficas dedicadas a la Retirada, tanto antaño como hoy día.

LA RONCE ET L’ESPOIR

Au commencement était une béance, l’image invisible d’un peuple en exil, insaisissable, desdibujada dirions-nous en espagnol, c’est-à-dire estompée, mais qui l’a effacée ? Certains êtres se consument souvent au nom d’un idéal. L’exil des républicains espagnols, appelé en France Retirada, a légué l’image d’un peuple consumé par un credo dont le feu ne cesse d’attiser la pensée, mais est-ce une image ? Plutôt une idée, une matrice. Si béance il y a c’est que l’héritage de la II République espagnole suscite davantage les écrits que les images. Poèmes et discours commémoratifs, essais d’historiens, recueil de témoignages, enquêtes de journalistes, loi dite de mémoire historique, oeuvres romanesques aident à dire ce que l’on ne peut ou ne sait voir. Afin de prendre conscience de l’ampleur des faits rappelons ceci : le 16 octobre 2008 le juge Baltazar Garzón a déclaré que selon les sources consultées 114.266 personnes ont disparu en Espagne dans un contexte de crimes de guerre contre l’Humanité entre juillet 1936 et décembre 1951.

Tout dans la longue marche des espagnols vers la France en 1939 évoque la flamme : les traits burinés, les regards fiévreux, les corps amaigris rongés par la faim et le froid, sous les couvertures des silhouettes semblables à des arbres calcinés, et derrière l’oeil charbonneux l’âpreté des combattants fourbus qui se savent condamnés par l’iniquité de l’Histoire et dont l’orgueil blessé éveille chez les spectateurs le souvenir de poèmes, de bréviaires, de programmes pédagogiques, de mesures sociales généreuses, de discours passionés, de romans et pièces de théâtre, de chansons, telles Ay, Carmela ou El Himno de Riego, de mots d’ordre, le plus fameux étant bien sûr celui prononcé par La Pasionaria : ¡No pasarán!

Au commencement était l’image fantomatique d’un peuple sacrifié pendant l’hiver 1939. Ludovic Massé, parmi d’autres, en rend compte dans La Terre du liège: « La vie prenait un goût de cendre, puis les fronts craquèrent, et des centaines de milliers d’hommes, de femmes, d’enfants, auréolés de misère, de poussière et de sang, refluèrent sur la terre du liège, parurent en chancelant dans la trouée des cols, troupeaux décimés de mitraille, troupeaux honteux, troupeaux farouches, fange brûlante, lave coulant sur les versants en lents ruisseaux, en larges nappes, subermergeant l’égoïsme et la paix, en attendant les camps, la famine, la prostitution et la mort. » (1) Le passage de ce livre publié en 1953  montre comment la littérature réinvente des visions obsessionnelles fondées sur des observations et fortifie l’image d’un peuple élu, pour des raisons politiques et non religieuses, condamné à l’Exode dans une terre de promission où se produirait l’inacceptable et qui a conservé néanmoins de cet arrachement, à son corps défendant puisque nombre d’entre eux sont des athées véhéments, l’attachement au sol sacré, au Verbe – ici les traits libertaires remplacent les versets et les psaumes –, et la conviction qu’un jour aura lieu l’avènement d’une Parousie politique.

La Guerre Civile espagnole a produit des images nettes, croit-on, fortes du moins et diffusées si souvent qu’on les identifie sans peine, Guernica en est devenu le symbole mais il n’est pas certain que nous en ayons des images claires. People is waiting (Jean-Paul Le Chanois, 1939) est un exemple de cette croyance erronée. Il est fait référence au tout début à « The greatest migration of the human being since Antiquity » et la locution ne se départira pas d’un certain ton lapidaire. « Wind. Cold. Rain. Sickness. Death » entend-on lorsqu’on voit des plans des camps qui hérissent les plages. La musique également contribue à la solennité du propos. Au début, la symphonie Héroïque accentue le pathétisme des bombardements autant qu’elle accompagne le plan d’une crèche et d’une croix gammée, les premières notes de la cinquième symphonie de Beethoven soulignent le destin cruel qui frappe derrière les barbelés du camp du Barcarès et dans un hôpital de fortune le destin, enfin plus clément, lorsqu’on voit le dos badigeonné puis bandé d’un enfant blessé, tandis que le premier mouvement de la symphonie 40 de Mozart est associé aux actions de solidarité et évoque à la fin l’émigration au Mexique. La diversité des sources musicales produit une sensation d’accumulation à peine justifiée par l’urgence : Ay, Carmela et l’occitan Se canto, que canto attribué à Gaston Phébus accompagnent des images des camps. Il est vrai que l’on n’a jamais tenu rigueur à Joris Ivens d’employer une sardane sur des images de la bataille du Jarama. Un arbre au printemps, le leitmotiv de mains entrelacées à travers des barbelés, un boiteux au passage de la frontière, un autre sur une plage, et enfin un bébé que l’on aide à marcher (« Help them to smile again » nous dit-on), un dernier plan sur le visage de cet enfant sont autant d’images dont la vocation didactique, presque dogmatique, est patente.

L’Espagne vivra (Henri-Cartier Bresson, 1939) répond sur le même mode au besoin pressant de propagande. La Marseillaise résonne sur l’image d’une banderole déployée dans une gare ferroviaire (« Salut aux héroïques combattants de l’Espagne martyr » cependant que la locutrice dit ceci : « Le peuple de Paris fait un magnifique accueil aux volontaires…(…) Le sort de la France est lié à celui de l’Espagne ». On arbore côte à côte les drapeaux, on défile, on assiste aux enterrements du vice-consul de France puis de soldats anglais. On nous propose de manière scolaire des précisions d’ordre géopolitique, on y analyse un extrait de Mein Kampf, on assiste à une collecte de lait condensé organisé par le Secours populaire à l’attention des enfants espagnols. Et le commentaire final ne laisse aucune ambigüité sur la teneur du discours : « Vive l’Espagne pour que vive la France dans la paix. Redoublons nos efforts et l’Espagne vivra» A l’écran, l’image congelée – plan ou photographie ? – du visage d’un jeune homme, espagnol suppose-t-on, cadré en contre-plongée qui regarde vers la droite, c’est-à-dire l’avenir.

Demandons à quiconque dans la rue ce qu’évoque le nom des Brigades Internationales : le désintéressement, la générosité, la solidarité, l’héroïsme des antifascistes de l’époque chez lesquels se cotoient l’esprit chevaleresque et la passion romanesque. En un mot : le brigadiste incarne un idéal promis à un bel avenir en dépit de mille et une échardes plantées dans le coeur des hommes de bonne volonté du XX siècle. The International Brigades Are Leaving Republican Spain est un bref document de 4 minutes que l’on peut diviser en deux parties. La première montre les derniers moments de la XIII Brigade. Un brigadiste offre le drapeau à ses camarades espagnols, une haie de soldats attend au garde-à-vous, une colonne marche fusil à l’épaule. Negrín, Rojo assisstent à l’adieu aux « soldats héroïques » puis André Marty et deux autres tribuns se succèdent pour adresser aux soldats des discours que l’on n’entend pas. Un plan en plongée capte la levée unanime des poings parmi des centaines d’hommes, un plan de coupe signale les pleurs de certains et le locuteur en appelle, en anglais, au sens du devoir et à la nécessité du combat. La deuxième partie se déroule à Barcelone. On y voit Manuel Azaña arriver en voiture au lieu de rassemblement où sont regroupés députés et ministres. Autour d’eux une foule immense, des enfants s’accrochent à un réverbère pour mieux voir le défilé des unités de marine, de terre et d’air. Plusieurs plans de soldats qui défilent, un plan d’infirmières qui défilent le sourire au lèvre et le poing levé, un plan de femmes qui dans la foule sourient aussi et lèvent le poing ; aux balcons drapeaux et banderoles ; des enfants accourent pour embrasser les brigadistes sur le point de quitter l’Espagne, et dans le ciel sont lancés en guise d’adieu des milliers de papiers et de pamphets.

Les photographies et les écrits ont eu peut-être un plus fort impact émotionnel. Au commencement, avant même le commencement, était l’image d’un milicien tombé sur le Cerro Muriano, près de Córdoba, photographié par Robert Capa en septembre 1936 et qui dès sa publication dans Vu (septembre 1936) puis dans Paris-Soir et Life (juin 1937), incarnerait dans l’imaginaire collectif l’élan brisé d’un homme – Federico Borrell, puisque tel était son nom –  luttant pour la liberté, au point de devenir une icone (2).

Certains diront à juste titre que la photographie prise en février 1939 à Prats de Molló de la petite Alicia Gracia amputée de la jambe gauche, accompagnée par ses frères Antonio et Amadeo et par leur père Mariano, condense ce qu’il est convenu d’appeler la Retirada, certes, mais a posteriori. Leurs regards à la dérobée nous interrogent ; la précision du cadrage, la contention farouche, la lassitude, les regards qui nous mettent en examen, la fixité du fragment s’installent plus aisément en nous que les images filmées par Gaumont pour leurs actualités ou que les Noticiarios documentales auxquels il nous faudra revenir. Cette photographie a été publiée dans El País Semanal en janvier 2003 a par ailleurs inspiré le monument à l’exil situé à La Vajol. No perdono, ni olvido a écrit auparavant Amadeo Gracia à la rédaction du journal et s’est identifié comme étant le petit garçon de la photographie, alors âgé de quatre ans. Aujourd’hui seul survivant de la famille il vit à Alcalá de Henares. Peu après Enrique Líster López se convainc qu’il ne s’agit pas d’une photographie mais d’un photogramme et découvre dans les archives de son père un montage de 1947-1948 (Levés avant le jour) dans lequel apparaissent Amadeo et sa famille quelques secondes (3). Qui sait si d’autres photographies d’époque se révèleront être des photogrammes.

D’autres que ceux qui ont vécu la guerre et l’exode fouillent dans la béance pour mettre en lumière une part d’Histoire oubliée. A partir de six cartes postales Henri-François Imbert (No pasarán, album souvenir, 2003) tâche de reconstituer la série qui semble être consacrée aux réfugiés espagnols et composée d’au moins vingt-neuf poses. Il remarque que deux cartes postales (nº 4 et nº 10) sont très proches à ceci près qu’entre les deux clichés qui montrent l’arrivée en gare de Bram de républicains espagnols sans doute des centaines, peut-être même des milliers de personnes ont été englouties dans l’oubli. Voilà la plaie béante, le puits profond où l’on jette les importuns. Qui étaients ces êtres souffrants ? Que sont-ils devenus ? On ne sait pas, on ne s’en souvient pas. Le passé est le passé. Que la mémoire est courte. Dans No pasarán le réalisateur indique qu’un collège a été bâti sur le site du camp d’Agde. Non-lieu de l’Histoire. Négation implicite des faits. Une stèle mensongère mentionne la « marche vers la liberté » de ceux et celles qui croyant trouver la liberté en France ont connu pour certains l’emprisonnement, la maladie, la mort brutale, ou l’humiliation.

L’impossibilité à imaginer leurs visages, à estimer leur nombre, à connaître leurs noms, à comprendre leur douleur a crée cette béance : ils n’ont pas existé puisque nous n’en avons pas d’image, pourtant la série de cartes postales qu’Henri-François Imbert complète montre qu’il suffit de fouiller, au propre comme au figuré, avec ardeur et patience, chez brocanteurs et bouquinistes, dans des greniers et des vieilles malles pour que l’Histoire dévoile ses ombres. Il « suffit » aujourd’hui de consulter, entre autres, le « Fonds Chauvin » acquis par les archives départementales des Pyrénées Orientales pour découvrir plus de deux-cents photographies prises pendant la Retirada. D’ailleurs Henri-François Imbert découvre au fil de sa minutieuse enquête trace d’un studio Chauvin à Perpignan, mais il semble ignorer que des photographies ont été prises dans le camp de Bram. En 1976 une malle a surgi de l’oubli à Carcassonne, elle contenait les négatifs de six-cents clichés pris dans ce camp en 1939 par le photographe Agustí Centelles prisonnier à Bram.  Il les avait déposés chez une famille d’amis en 1944 afin que la Gestapo ne puisse les détruire. Ainsi, après la mort de Franco Centelles est retourné à Carcassonne où la malle était miraculeusement conservée. (4) Il est à remarquer que ces photographies du camp n’ont été diffusées qu’après la mort de Centelles par le biais de son fils Sergi. La découverte très tardive de L’exode d’un peuple (1939) de Louis Llech, coréalisé avec Louis Isambert, illustre aussi cette amnésie ou cette anesthésie de la mémoire. Le matériau surgit dans la vie du fils du réalisateur comme un acte manqué ou  une confession. Combien de greniers et de sous-sols renferment encore des témoignages précieux ?

En ce qui concerne la désignation des camps, Henri-François Imbert s’étonne de lire dans un exemplaire de 1939 du quotidien l’Indépendant le mot « camp de concentration », néanmoins dans les actualités filmées par Gaumont en février 1939 le même terme est employé et dans l’Espagne vivra la locutrice dit que « Sous la surveillance des troupes sénégalaises les héros sont envoyés dans des camps de concentration où ils sont parqués comme du bétail. » Quant au locuteur du Noticiario Documental nº 15 de février 1939 il affirme que « celui que l’on appelle le président Negrín » franchit la frontière dans une belle automobile qui lui fera oublier les « camps de concentration ou s’entassent les pauvres victimes de ses prêches » On l’avait oublié, dira-t-on par discrétion, les camps de « réfugiés », d’ « internés », ont d’abord été désignés par l’expression «  camps de concentration. »

L’indifférence, la réserve contrôlée  par une censure voilée et la lâcheté que l’on nomme prudence ont pendant longtemps rendu insaisissable la présence des espagnols républicains. Ils sont tombés dans la chausse-trappe de l’Histoire, mais c’était faire fi du besoin de mémoire car si la mémoire consiste moins à aviver des souvenirs qu’à se recueillir, à défaut d’images précises de la Retirada le récit oral et familial a partiellement comblé les lacunes de l’Histoire. Mais parmi leurs auteurs aucun Robert Antelme ou de Primo Levi car leur drame était ignoré, et pour tout dire, méprisé. Ainsi, la parole, souvent doloriste – et comment ne le serait-elle pas ? – nourrie par un ressentiment compréhensible, par le besoin impérieux d’être enfin entendu a contredit la version officielle retenue par les autorités et l’a transcendé pour élever le récit au rang de geste héroïque et tragique. Plus douloureux que le récit des souffrances endurées est le regard dans lequel on devine la déchirure tue, étouffée peut-être à jamais, car après le grand équarissoir de la Deuxième Guerre mondiale a commençé la chronique spectrale des survivants. Hélas le silence a emporté les souvenirs de nombre d’entre eux qui jamais n’ont été libérés du poids du secret.

Le besoin de prendre position est constant, comme si les auteurs des films, scénaristes et cinéastes, se devaient de clamer leurs convictions. Dès l’ouverture du film documentaire intitulé Argelès (José Antonio Zorrilla, 1978) le locuteur affirme « La guerre civile fut un affrontement entre la démocratie et le fascisme (…)et la II République espagnole mourut entre des barbelés.(…) les sables d’Argelès furent leur premier pas vers la Résistance mais pour d’autres ce fut le début d’horreurs qui termineraient à Mathausen ou Auschwitz. » cependant qu’à l’écran nous identifions la tombe d’Antonio Machado mais bientôt la brièveté des plans de combats de rues, de défilés, de l’Allemagne antifasciste rend les plans peu lisibles ou trop codés. D’emblée hors du symbole le réalisateur est confronté à la difficulté de donner à voir la Retirada, alors il choisit la voie de l’entretien filmé avec quatre républicains espagnols qui vivent en France depuis 1939. Et chacun se présente : membre de la 31e Brigade mixte républicaine, du parti socialiste ouvrier espagnol, communiste, libertaire. Durant l’entretien, quelques jalons, pour signifier, pour insister : le plan d’une stèle érigée « A la mémoire de tous les espagnols morts pour la liberté 1939-1945 », la pierre tombale de la famille Companys à Saint-Cyprien, la déclaration de José Maldonado sur la perfection de la République en tant qu’émanation de la « volonté souveraine du peuple », l’extrait d’un discours de Manuel Azaña en 1935, un poème de Luis Cernuda, les images tutélaires de Goya et Unamuno, Ay, Carmela, Les camarades chanté par Yves Montand, ou encore cette chanson écrite par dérision dans les camps : “Si me quieres escribir, ya sabes mi paradero. Campo de concentración custodiado por los negros.”

Aujourd’hui encore Une guerre sans fin (2009) de Michel Dupuy n’échappe pas à la représentation convenue du héros drapé de dignité. Le soliloque écrit par Ricardo Montserrat à propos de son père Miguel Montserrat dit le stoïcisme du libertaire lucide au bord du désespoir mais convaincu qu’un monde meilleur existe, du partisan sans feu ni lieu contraint à la solitude qui perpétue l’image d’un juste crucifié sur le Cerro Muriano en 1936. Cet homme est figé dans une introspection lancinante due autant à la modestie des moyens de production qu’au parti-pris narratif du réalisateur, si bien que la portée de ce docudrame est limitée par l’évidence de son propos « engagé » et par la difficulté à évoquer ou montrer ce qu’a été la Retirada.

Certes, les images n’ont pas manqué mais elles n’ont pas marqué lors des évenements, ou peu. Dans L’Espagne vivra dont la durée dépasse vingt-minutes, 1’45’’ est consacrée à la Retirada (entre 7’58’’ et 9’42’’). Encore une fois une locution précise le sens des images : « Les malheureux passent les Pyrénées à pied dans le vent et la neige » Sur l’écran quelques femmes de noir vêtues descendent le long d’un col enneigé, elles tirent leurs bagages qui glissent tels des traîneaux ; d’autres portent leurs ballots sur la tête nécessairement insensibles à la chute d’une neige drue. A la nuit tombée on devine le ahan des femmes qui marchent encore dans la neige. Un garçon assis en bord de route regarde la caméra, ses pieds, nous informe la locutrice, sont gelés. Puis c’est l’arrivée massive au poste frontière dans l’attente que l’on veuille bien les accueillir. Certains sont déjà regroupés devant la gare de Le Boulou-Perthus tandis que de nombreux autres patientent sur le dernier lacet qui les sépare de la France. On jette le sac sur l’épaule, on se fraye un chemin, on s’entasse dans un bus et parfois le regard d’un enfant s’adresse à la caméra. Des femmes mangent autour d’une longue tablée. D’autres femmes, surchargées celles-ci, marchent sur une route en pente. Et encore un panneau du Perthus, et encore des hommes angoissés par l’attente, fouillés par les autorités. Un homme jette un fusil sur d’autres entassés devant un soldat français impassible. Cependant cette image n’est rien en comparaison des séquences de L’exode d’un peuple où l’on voit camions, troupeaux, et surtout armes jetées pêle-mêle jusqu’à former des monceaux, et l’on comprend d’un coup que ce ne fut pas un exil mais, en effet, l’exode d’un peuple décidé à ne plus fouler le sol de l’Espagne, à partir loin pour échapper au fascisme.

Les Noticiarios Documentales de ce début 1939 ne cessent de célébrer la reconquista d’une Espagne imaginaire, de rappeler le passé glorieux de « L’Espagne immortelle » grâce à des images commentées d’alcazabas, de châteaux-forts, de l’Escorial, de la Alhambra, de processions de Semaines Saintes, de fêtes populaires.  Ils mettent aussi l’accent sur les villes « libérées » dont les habitants réclament des messes célébrées en plein air afin de remercier Dieu de les avoir affranchi du joug des Rouges.

Le Noticiario Documental nº 13 de février 1939 fait référence à la marche triomphale en direction de la frontière française de « l’armée de libération qui repousse hors d’Espagne la horde marxiste» et pourtant à l’écran une maigre colonne, à peine distincte, avance dans un paysage indifférencié. Ici encore le commentaire oriente le sens réel des images et donc les manipule. Le Noticiario Documental nº 15 de février 1939, placé sous la direction politique de Dionisio Ridruejo propose sa vision de la Retirada. Un fragment montre d’abord « l’enthousiasme et l’abnégation de ceux qui paient de leur sang la voix d’une Espagne nouvelle » qui sur le front envoient des fusées aux « ennemis » à des fins de propagande. Ils invitent les Soldados Rojos à renoncer au combat pour trouver la « la joie au foyer et la paix dans l’âme », car fait entendre par deux fois la voix métallique d’un haut-parleur : « el caudillo perdona y redime. » Ainsi, le régime franquiste invite de la manière la plus vile à la trahison, voire à la délation. Une telle séquence montre un divorce flagrant entre les images pauvres d’un fourgon de la compagnie de propagande, de deux soldats qui préparent l’envoi d’une fusée puis déplacent un lourd haut-parleur, de silhouettes qui arpentent une colline rase, et le commentaire car il s’enfle pour leur donner continuité et consistance. Un peu plus tard – le bloc commence après 11’ 48’’ – le Noticiario évoque directement la Retirada. 25 plans environ et 1’ 38’’ lui sont consacrés. Le locuteur affirme que « les légions ennemies se réfugient dans le sud de la France avec armes et munitions traînant en une masse informe de vieillards, de femmes et d’enfants » Bien sûr, le sous-entendu est ignominieux : non contents d’avoir abandonné les faibles qu’ils devraient protéger les hommes ont volé des arsenals. Sur l’écran nous voyons d’abord en plan lointain des camions à l’entrée du Perthus, puis un camion sur lequel se hausse un canon, une foule compacte et sombre filmée à partir d’un toit, un plan de coupe sur un tank et des marcheurs, la même foule en plan plus rapproché parmi laquelle quelques cavaliers avancent au pas puis des visages noyés d’ombre. Commence alors à se faire entendre une sorte de marche militaire appuyée par une section de cuivres menaçants cependant que s’ébranle une colonne de réfugiés filmée en plongée, sans identité car casquettes et bérets couvrent les visages, puis deux hommes, filmés en terrain découvert, soutiennent un troisième qui pleure, et encore deux autres aident à marcher un homme qui chancèle. En quelques plans la déroute est confirmée.  Il est glaçant de constater que les moyens filmiques employés par l’un et l’autre bord politiques sont proches. Pour autant que cela nous choque il nous faut l’accepter : la construction visuelle et sonore de The International Brigades Are Leaving Republican Spain ou de L’Espagne vivra n’est pas très différente d’un Noticiario. Défilés, harangues, point brandi ou main levée, s’y succèdent. Ce qui change radicalement est la conviction politique contenue dans le commentaire, pas la forme.

Afin de promouvoir son image auprès des journaux étrangers Franco lisait ceci à Salamanque en 1937 : « Un Etat totalitaire harmonisera en Espagne le fonctionnement de toutes les capacités et  énergies du pays, dans lequel, au sein de l’unité nationale, le travail considéré comme le devoir le plus sacré, sera l’expression de la volonté populaire…(…) En un mot : grâce au sang répandu par de nombreux martyrs la semence de notre patriotisme produira une récolte féconde dont nous déposerons les plus beaux épis sur l’autel auguste de la patrie. » Le dictateur terne et placide assis à son bureau face à la caméra annonce son funeste programme : fonder un régime d’homme lige. Deux ans plus tard des millions de personnes hélas suivraient ses brisées.

Qui n’a entendu à la terrasse d’un café les bribes de conversations de ces espagnols déracinés en France buvant un carajillo ou un anís del mono et répétant à l’envi des anecdotes ayant trait le plus souvent à la vie en Espagne avant la Guerre civile, mais beaucoup plus rarement concernant l’après interdit aux curieux, au risque de se heurter au silence ? Même un film aussi éloigné de nous en apparence que Le Miroir (Zerkalo, Andreï Tarkovski, 1974) montre un espagnol qui mime et commente en espagnol une faena de Palomo Linares puis évoque brièvement l’adieu au père et à l’Espagne. Se reverraient-ils un jour ? Son isolement est d’autant plus aigu que sans doute il parle mal le russe et que l’on doit traduire ses mots. La séquence commence par deux plans d’une corrida puis la prolongent des plans documentaires brefs et saisissants vus avec fréquence lorsqu’on tente de montrer le conflit de la guerre civile : un avion qui bombarde, une bombe qui explose mais est-on sûrs d’être en Espagne ?  Un père avec un enfant dans les bras traverse une rue à grandes enjambées pour chercher refuge dans l’entrée d’une édifice ; deux femmes pressent le pas dans une rue ensoleillée aussi vite que le leur permet leur jupes étroites, l’une d’elles tient un bouquet. Après vient le tour d’une petite fille en larmes que l’on s’apprête à éloigner des siens, de familles éplorées par une séparation forcée, d’enfants qui à l’instar des Niños de Rusia (Jaime Camino, 2001) ont marché tête basse une petite valise à la main puis se sont embarqués sur un bateau pour ne plus jamais revoir leurs parents ni l’Espagne. La scène s’achève avec le plan d’une petite fille qui se tourne vers la caméra, d’abord surprise elle nous interroge du regard puis le sien s’obscurcit et elle serre dans ses bras une poupée, mais rien dans la séquence ne montre l’après-guerre.

Tout au long de leur voyage orphique vers la France les espagnols songaient à leur belle Eurydice, qu’ils ne pourraient ou ne voudraient revoir. Ils portaient en eux un pays idéal, la II République ; un pays chéri, le terruño, la patria chica ; et rêvaient d’un pays vivant : l’Espagne.  Dans Le Refus (3) Valeriano est un jeune espagnol engagé dans la Résistance après avoir connu vécu l’exode. Ludovic Massé écrit ceci à son sujet : « De temps à autre Valeriano commençait une chanson. Une habitude. Un réflexe d’homme vivant agrippé comme une ronce à l’espoir. » Malgré le faix d’une mémoire inapaisée les espagnols exilés ont vécu ainsi, affaiblis par la comsomption et aggripés comme une ronce à l’espoir.

Floreal Peleato

  • Ludovic Massé, La Terre du liège, Editions llibres del Trabucaire, Canet, 2000, chap. XI, p 154. Première édition L’amitié par le livre, 1953,
  • Vicente Sánchez-Biosca, “Imágenes, iconos, migraciones, con fondo de guerra civil”, Archivos de la Filmoteca, 60-61, Imágenes de la guerre civil española, Volumen I, édition Vicente Sánchez-Biosca, p 22-25.
  • En juin 2003 Enrique Líster López, fils du colonnel Líster, chef du V Corps de l’Armée Républicaine, envoie un courrier en provenance de l’université de Poitiers au journal El País. « En 1999 j’ai récupéré une partie des archives de mon père, dispersées pendant ses 38 années d’exil (URSS, France, Belgique, Tchécoslovaquie, Pologne…). J’ai trouvé en France six caisses qui contenaient des bandes celluloïde… Il s’agit d’un montage cinématographique (Levés avant le jour) réalisé en 1947-1948 (…). Il contient uen courte séquence dans laquelle cinq personnages avançent lentement, parmi lesquels – au premier plan – une petite fille, de huit ou neuf ans, amputée de la jambe gauche. En effet, la presse de l’époque a publié la terrible photo qui était en réalité un instantané d’un journal d’information cinématographique de l’époque. »
  • Agustí Centelles, Diario de un fotógrafo, Bram 1939, Barcelona, Ediciones Península, 2009.
  • Ludovic Massé, Le Refus, Encrage Edition, 2000, Amiens, p 162.

Première édition L’amitié par le livre,1962.