LA MUSIQUE SILENCIEUSE DU GESTE
Biographies de peintres à l’écran
Sous la direction de Patricia-Laure Thivat
Presses Universitaires de Rennes, 2011, p 287-301.
Floreal Peleato
La Main bleue est né du désir, déjà lointain, de filmer l’acte de création chez un artiste affranchi des modes, éloigné de la rhétorique et des théories. Il est né aussi du désir de filmer la peinture, cette pensée sans parole, ce langage libéré des mots, apte à une saisie du monde qui ne repose sur la raison. J’ai imaginé le film lorsque à l’occasion d’un séjour à Lisbonne, j’ai vu Mathieu Sodore quelques instants dans son atelier. Jusqu’alors je le connaissais peu mais j’avais déjà découvert son art volontiers narratif et néanmoins peu descriptif ; sa touche sans afféteries ; sa gamme chromatique réduite — souvent des bruns, des noirs, des rouges – ; ses contrastes soutenus ; ses couleurs mates ; ses toiles traversées par un trait incisif ; ses visages creusés par la gouge et le temps.
Ce jour-là, je ne l’ai pas vu peindre mais procéder à quelques rituels : déplacer un tableau, le couvrir, nettoyer les pinceaux, préparer des peintures, glisser sa main sur une toile. Aussitôt, j’ai pris conscience que ses mains étaient expressives, et tout particulièrement sa main gauche — il est gaucher –, et sa cadence lente me faisait oublier la rumeur de la rue. Tout d’un coup, derrière les hautes portes de bois bleu écaillé où aucun confort n’attend le visiteur, sitôt oubliés les motifs des toiles posées contre les murs, j’ai eu l’étrange sensation de me trouver chez un peintre des siècles passés.
Mais encore fallait-il qu’il accepte d’être filmé dans son atelier. Lorsque je le lui ai proposé, il s’est senti flatté, tout autant que rétif : personne — à l’exception d’un ami de longue date et de Paulo Robalo, le peintre avec lequel il partage l’atelier – ne l’avait jamais vu peindre, pas même sa famille, ses amis ou ses compagnes et l’intrusion d’une équipe de trois personnes dans cet espace restreint lui semblait délicate. La vraie raison, ce me semble, était de préserver son territoire du regard d’autrui. Jean Guitton écrit ceci à propos de Bergson : « Il n’aimait pas faire voir sa pensée au travail, mais la montrer dans son état de perfection — ancien en cela et non pas moderne »[1]. Accepter le film à venir signalait déjà à quel point Mathieu Sodore est à la fois classique et moderne.
Au fil de nos conversations, il s’est convaincu que notre présence serait discrète et respectueuse. Et puis je l’ai assuré qu’il n’y aurait aucun entretien, ni avec lui, ni avec un critique d’art, un collectionneur ou un ami. Un entretien peut être passionnant mais je n’en ressentais pas le besoin et ne croyais pas être à même d’en tirer parti. Trop souvent en effet, l’entretien sacralise les propos de l’artiste, selon qu’il s’exprime par le biais de saillies, de longs silences ponctués de mots rares ou d’anecdotes. Lors d’un entretien radiophonique accordé, dans les années quatre-vingt, par les auteurs d’un livre sur Minnelli, le journaliste qui les recevait s’est exclamé avec enthousiasme que les propos du cinéaste étaient d’une « platitude admirable » car ils ne révélaient rien de ses secrets[2]. J’apprécie qu’un artiste s’exprime sans ambages et qu’il ne s’encombre pas de concepts et de formules à l’adresse du public. L’artiste peut nous livrer des idées longuement muries, des choix esthétiques fermes, des principes éthiques (parfois rigides), mais il est avant tout un « découvreur », protégeant son art d’un système où tout est prédéterminé.
Je ne voulais pas d’entretien avec Mathieu Sodore mais sa parole pourrait aussi nourrir le film. Il pourrait écrire des réflexions dont j’utiliserais une partie pour une locution en off, destinée à accompagner certaines séquences, mais jamais les scènes filmées dans l’atelier. Il lui fallait assumer le risque d’une plume moins souple que le pinceau. Pourtant, je pressentais que ses idées concernant les arts méritaient d’être partagées avec le spectateur : des années d’enseignement des arts plastiques devraient éviter l’obscurité d’une expression réduite à un exercice d’érudition contrite. La brièveté et la densité de ses commentaires en off pourront gêner certains spectateurs mais je ne voulais pas d’un faux naturel (phrases inachevées, approximations, redites, ton familier, oralité feinte) ; j’assumais qu’il s’agisse d’un texte écrit.
Curieusement au départ, je croyais que Lisbonne et le Portugal — Pessoa est l’une de ses passions – auraient une forte présence dans la locution en off ; mais au fil du tournage j’ai renoncé à insérer des plans de Lisbonne qui n’avaient pas de lien direct et je préférais que l’on sente la ville, sans vraiment la voir. Pourtant, il eût été simple d’en filmer ses atours : l’atelier se trouve à vingt mètres de la cathédrale, aux pieds de l’Alfama, et l’appartement au cœur du Bairro alto. Peu à peu, la peinture a occupé presque tout l’espace de la voix off qui n´était pas réservé à quelques souvenirs.
Accord fut pris à propos de la série de toiles dont je pourrais filmer la gestation. Il s’agirait de La música callada del cantaor en référence, bien entendu, à La música callada del toreo, le livre d’arabesques taurines écrit par José Bergamín[3], lui-même inspiré par un vers de Saint Jean de la Croix. Il s’agirait de grands formats, des close up qui montreraient une expression d’un chant flamenco en ne représentant que la bouche et le bas du visage du cantaor. Le cante jondo est l’une des passions les mieux enracinées de Mathieu Sodore, si bien que le flamenco et los toros — il a toréé dans sa jeunesse –, sont l’avers et le revers d’une partie de sa production. A-t-il rêvé d’être effleuré par le temple, comme d’autres le sont par la grâce ? Je le crois. Sans doute l’éclat bleu de la chaquetilla de purísima y oro (d’or et de bleu) l’a-t-il longtemps hanté.
J’ai fait ce rêve de filmer une œuvre en devenir, tout en sachant que la mesure et la constance du peintre seraient peut-être des obstacles à la création d’une tension dramatique, que la « peinture-peinture », selon la terminologie à la mode, est moins spectaculaire que l’action painting et ses dérivés, ou qu’une « installation » dans une usine désaffectée et que, hors des circuits d’aficionados, la plupart des chants flamencos retenus (minera, petenera, granaína, polo, seguiriya) sembleraient aussi étranges que des chants zoulous ou maoris, d’autant plus que j’allais priver le spectateur de leur écoute ! Je devinais aussi qu’un artiste méconnu, a fortiori figuratif, serait moins attirant pour un spectateur impatient qu’un nom fameux, mais j’accorde peu d’importance à la célébrité. Adam Zagajewski écrit dans son autobiographie : « Les bons écrivains enveloppent l’inconnu dans ce qui est connu. Les mauvais montrent l’inconnu en surface »[4]. Il en est ainsi pour toute expression artistique.
D’emblée, j’ai eu envie d’une plongée immédiate dans l’atelier : c’est la raison pour laquelle le deuxième plan en donne une vue d’ensemble, d’abord dans la pénombre, puis éclairé par le jour naissant[5]. Ce n’est qu’à la table de montage que j’ai compris pourquoi j’avais filmé ce plan : la lumière impose avec douceur son emprise sur ce lieu hors du temps.
J’aurais pu filmer les barreaux qui surmontent les deux portes hautes — ils n’apparaissent que vers la fin du film et dans le dernier plan –, mais j’ai eu très vite la sensation que l’atelier était pour le peintre sa « cellule », de sorte qu’il fallait accentuer l’effet d’une claustration volontaire tout autant que libératrice. Montrer les barreaux aurait crée une équivoque et surtout aurait produit l’effet d’un symbole grossier, celui d’une prison où souffre l’artiste en quête d’inspiration.
Jacqueline Kelen nous rappelle fort à propos que : « le terme de réclusion, caractéristique de la vie monastique, n’implique pas du tout la notion d’enfermement mais au contraire, d’après le latin reclusio, signifie l’ouverture. Le verbe latin recludere veut dire « ouvrir une porte, des portes, y compris celles du destin ». Tout solitaire qui choisit de demeurer en silence un certain temps se livre à cette tâche subtile, tout intérieure, d’ouvrir en lui des portes, de devenir poreux, d’être traversé par le monde au lieu de s’en couper. Cela correspond, bien sûr, à une ouverture de la conscience, à un élargissement du coeur »
Jacqueline Kelen, L’esprit de soltitude, Editions Albin Michel, Paris, 2005, p 202-203.
Ne pas filmer la lumière du jour à travers les barreaux me permettait également de maintenir une continuité visuelle et d’éviter la froideur de l’éclairage électrique qui enlaidissait le lieu. Par ailleurs j’ai remarqué, avant le tournage, que dans les deux premières toiles, inspirées respectivement par un Tango et un Martinete, la lumière répondait à un autre souci que la « logique » et j’ai pu ainsi user en toute liberté d’une lumière plus abstraite[6]. Puis, dès le troisième plan, le peintre paraît : seul, silencieux, calme, concentré, au travail. Dans ce début de film, il y a sans doute quelque inconfort pour le spectateur qui pourrait espérer un préambule montrant son trajet dans Lisbonne ou son arrivée à l’atelier, mais je souhaitais voir au plus tôt Sodore, face à la toile blanche. Je voulais commencer in media res.
Certaines personnes n’ont pas manqué de me demander si j’avais eu des références cinématographiques, notamment des films concernant la peinture. La réponse est non. Une personne a cru voir dans le plan du tableau filmé à contre-jour une citation discrète du Mystère Picasso (1956). Je me suis empressé de démentir. Soutenu par les personnalités de Clouzot et Picasso, ce film célèbre use pourtant de « recettes » : le peintre y pose tel un athlète sur le point d’établir un record et le réalisateur répète à l’envi la même trouvaille visuelle. Dans La Main bleue, ce plan, en ombres chinoises en quelque sorte, est né du hasard. Un matin, au moment de la pause, j’ai remarqué en sortant de l’atelier un rai de lumière qui éclairait la trame de la toile et révélait ainsi l’envers du tableau. J’ai demandé au directeur de photographie, Edmundo Díaz Sotelo, s’il pouvait préparer une lumière équivalente. Il m’a répondu que quelques minutes lui seraient nécessaires. Voilà tout. J’ajoute que ce même plan et celui dans lequel le peintre montre à son petit garçon comment il écrivait « à l’envers », étant enfant, ont donné naissance à leur tour au premier plan du film — le dernier filmé –, tourné en quelque sorte de l’autre côté d’un miroir sans tain.
Il n’y a donc aucune référence cinématographique délibérée dans mon travail, mais je me rends compte maintenant qu’un film m’est revenu en mémoire lorsque j’avais des doutes sur la forme à adopter : Un condamné à mort s’est échappé (1956). Comment filmer un homme seul et silencieux dans un espace confiné ? Comment la caméra peut-elle accéder à l’intériorité ? Robert Bresson y est parvenu admirablement. à coup sûr, mon plaisir à filmer l’enfermement volontaire du peintre en est un lointain écho, autant que mon insistance à traquer son regard. D’une certaine manière, Mathieu Sodore est un « condamné à peindre » qui s’échappe.
D’emblée aussi, j’ai eu le désir d’une saisie au quotidien de gestes répétitifs, voire routiniers, devenus rituels. J’ai fait le pari que le tempo du peintre nous aiderait à comprendre de manière concrète, et non cérébrale, les étapes du processus de création, que je devrais être tel un bambou fléchi, au gré du vent. Comme le disait si bien Shitao : « Il est difficile de peindre avant de peindre » et « L’essentiel de la peinture réside dans la pensée ». L’une des difficultés majeures a consisté à ne pas m’immiscer dans le travail du peintre mais à l’accompagner du premier trait qui couvre la toile blanche jusqu’au moment de la signature. La lenteur de ce processus intérieur et silencieux m’a conduit à choisir des cadrages stables, tout au long des préparatifs ; certains plans sont soutenus, même à l’extérieur de l’atelier, car j’ai découvert à ma grande surprise qu’il était le même homme posé, en compagnie de ses amis et de son fils Miguel. à tel point qu’au montage, j’ai perçu quelque chose qui m’avait échappé en cours de tournage : la caméra avait capté chez l’artiste une tendance à s’évader d’un contexte pour s’installer dans son monde. étrangement et je n’en ai pas été conscient hors du studio, je l’ai filmé surtout assis — à son balcon, sur sa moto, en voiture, au restaurant, au British bar, au Pois Café, en partie dans la mine –, ou immobile sur la rive du Tage, ce qui renforce son côté « zen », ainsi que la « picturalité » du film. Plusieurs spectateurs ont qualifié le film de « contemplatif » et, un an après le tournage, une personne m’a rappelé l’étymologie du mot : il semble que cela signifie « être à l’intérieur du temple ». C’est en effet ce que j’ai ressenti.
Partir en quête de l’intensité calme du peintre eût été une erreur, mieux valait l’attendre et l’accueillir. Et puisque j’allais filmer une œuvre naissante, je n’ai pas suivi de scénario, même si je disposais de lignes directrices visuelles assez claires, voire dramatiques et que, jour après jour, pendant le tournage, je prenais des notes et construisais le récit. Par exemple, j’ai senti, au moment même où je filmais la fête de San Antonio — la première scène filmée où les deux peintres transforment leur atelier en débit de boisson – qu’elle devrait être placée à la fin du film, lorsque Sodore serait libéré de son engagement avec lui-même et que la série serait terminée. Et dès ce premier bloc, m’éloigner de l’atelier et du peintre m’ennuyait.
Un paradoxe a surgi assez tôt. Claire Simon soutient : « L’opposition entre peinture d’atelier et peinture sur motif a été structurante pour moi. Le documentaire, c’est la peinture sur motif. […] La peinture d’atelier est beaucoup plus fictionnelle, pourrait-on dire »[7]. Si la peinture de Mathieu Sodore est « fictionnelle », peut-on la filmer sur un mode documentaire ? Cela ne conduirait-il pas à construire un récit à la lisière de la fiction, d’autant que celle-ci se rapproche souvent du documentaire, lorsqu’elle est descriptive plus que dramatique, qu’elle s’appuie sur des interprètes non professionnels ou des comédiens cherchant à gommer les apprêts du métier, que les dialogues sont improvisés, que le tournage a lieu en décors naturels ?
J’ai décidé d’utiliser une caméra portée lorsqu’à partir d’une semaine de tournage, un lundi après-midi, Sodore s’est littéralement transformé. Son geste s’est précipité, son œil s’est aiguisé et il m’a semblé nécessaire de rompre l’équilibre créé pour apporter une autre respiration, en accord avec son propre rythme. Il s’agit de la longue séquence filmée à l’atelier, située juste avant le voyage vers l’Alentejo. Ayant remarqué qu’il effectuait chaque jour une même série de gestes en pénétrant dans l’atelier, j’ai décidé d’introduire cette séquence par quelques gros plans de ses mains qui répétaient ces mêmes gestes. Dans un scénario, la description de cette séquence de huit minutes se limiterait à une phrase : « filmer le peintre au travail ». Durant le montage, Manel Barriere Figueroa et moi-même avons cherché la continuité cachée dans le flux de ces plans, pour la plupart des plans rapprochés montés par blocs, sans transitions, tout en tâchant de préserver une certaine fluidité. à mon insu, je cherchais à capter ce que Daniel Arasse nomme le « détail pictural ». Il est « de l’ordre de la tache, de la macchia, et ne renvoie plus au message du tableau en général, comme le détail iconique qui condense tout le système du tableau, mais au contraire défait l’ensemble du tableau. Il a un effet dislocateur. Car si on le remarque, on est fasciné par rien. C’est-à-dire au sens étymologique, par la ‘chose’. ‘Rien’ vient de res, la chose. On est fasciné par rien de représenté mais par cette chose qui représente »[8]. Ici la « chose » est ce qui palpite au cœur de la peinture, ce qui tient du « miracle créatif ». Et tant pis si le mot est trop fort
Bien sûr, un montage cut, le split-screen, des filtres colorés, des dialogues inaudibles, une bande sonore dissonante, une image tremblée, un collage de citations, m’ingénier à filmer en plans-séquences, caméra à l’épaule, auraient permis de faire diversion, d’accélérer de manière artificielle le processus de création, de montrer un artiste au bord de l’implosion, mais à quoi bon ? J’avoue avoir songé un instant à filmer de nombreux plans à moto, à les monter à la limite de la lisibilité et à altérer la chronologie des fragments filmés dans l’atelier. La possibilité de réserver la couleur aux séquences filmées dans l’atelier et de traiter les autres en noir et blanc m’a également séduit, mais j’ai renoncé bien vite à toute recherche d’effet appuyé parfois confondu avec l’originalité, au profit de la transparence, au risque que le travail du peintre — et le mien – ne paraissent trop sobres ou sages. à mes yeux, la mode corsète ; elle est souvent suscitée par la démagogie, hélas favorable aux faussaires et aux bateleurs. La tradition féconde lorsqu’elle n’est plus la gardienne revêche, trop soucieuse de normes. Quant à la modernité, elle libère au détour d’avancées tâtonnantes et d’échappées buissonnières pour redécouvrir l’enfance et l’éclosion du désir. Sodore s’abreuve dans les eaux paisibles d’une rivière nommée tradition, autant que dans les eaux torrentueuses de la modernité. Et, après tout, pourquoi faudrait-il renoncer aux beautés de l’olivier parce que nous séduit l’étrangeté d’arbres exotiques ? Il faut être soi, et rien d’autre.
Souvent, l’artiste est montré au cinéma sous les traits du démiurge, du voyant. En effet, l’artisanat est moins spectaculaire que la performance. J’ai le souvenir d’avoir vu au collège un court-métrage consacré au peintre hollandais, Karel Appel, qui s’ahanait devant de vastes toiles à grands coups de brosses avec une énergie évoquant celle d’un performer. J’avais envie du contraire mais je devine qu’aux yeux de certains, Paulo Robalo — que l’on voit peindre aux côtés de Mathieu Sodore – est davantage « artiste » que celui-ci : sa voix rauque, sa chevelure ébouriffée, son visage de bourlingueur, sa peinture « matiériste », parcourue de cire chaude et de poussière de marbre, le désordre coloré de la partie de l’atelier qu’il occupe, sont plus conformes à l’idée que l’on se fait de ce qu’est un artiste. Et justement, je voulais confronter ces deux manières, à mon sens complémentaires et non opposées. Ne filmer que les moments d’inspiration, c’est-à-dire les climax ou les surprises, entendons les points d’inflexion, eût été malhonnête. Un spectateur du film m’a dit : « Jamais je n’aurais cru que cela puisse être aussi dur de peindre, c’est comme descendre tous les jours à la mine, mais la pépite dont on rêve est rare ». C’est juste. Quelques mois après le tournage, ce bref aphorisme de Rafael Argullol m’a permis de mieux comprendre ce que je ressentais : « La peinture est l’humble reconnaissance du monde »[9]. Oui, la grandeur de la peinture est fortifiée par son humble regard, et pourtant ô combien ambitieux. Qu’un peintre tienne le monde dans l’empan de sa main m’a toujours fasciné.
J’ai peine à croire que si Cézanne, Hieroshige, Corot, Chardin, Zurbarán, Vermeer, Dürer, Fra Angelico, Giotto, Andrei Roublev — à l’origine du magnifique film de Tarkovski – avaient été filmés dans leur atelier, on eût vu autre chose que l’expression d’un artisanat. Monet ne disait-il pas qu’il peignait comme l’oiseau chante ? Je ne suis pas certain que même Bacon n’ait, dans l’intimité de l’atelier, cet abandon, ce souci du détail, ces gestes repris à l’infini et ce visage lisse dans lequel l’émotion la plus forte se lit à peine dans un tressaillement. Sans comparer le travail de Sodore avec l’un ou l’autre de ces maîtres[10], j’ai cru voir en lui un officiant de rites anciens, capable de « supprimer les signes, de se libérer des symboles, et de s’approprier directement les images». Qui sait s’il peut dire avec Gao Xingjian : « Lorsque tu t’es débarrassé de tous les concepts, tu peux revenir à l’esprit et au zen inexprimable »[11].
Après réflexion, je crois qu’un autre film a compté dans la gestation de mon projet, El sur (1983) de Víctor Erice, et plus précisément les premières minutes dans la chambre d’Estrella, cette bulle placée hors du monde — perçu grâce à l’espace off – dans laquelle l’adolescente apprend, en 1957, la mort de son père, Agustín. Celui-ci, dans la scène suivante (située en 1942) annonce à sa mère dans cette même chambre, la naissance d’une fille et enfin c’est dans cette même caverne qu’il utilise, devant sa fille alors âgée de huit ans, le pendule de sourcier. L’atelier est aussi pour le peintre la caverne dans laquelle le temps est aboli et où la lumière prolonge un jour ou une nuit qui n’en finit pas. L’atelier est en quelque sorte le ventre de la baleine dont il est le Jonas prisonnier.
Sodore m’a paru l´héritier séculaire, presque millénaire, d’une pensée fécondée par le geste. Comme il aime à le dire, « la peinture est un art de vieux qu’il faut commencer jeune ». Non sans raison, il admire dans les peintures chinoise et japonaise la présence d’un Tout diffus, perceptible, mais qui résiste à l’analyse. Ceci renvoie au sacré. Il m’a dit un jour partager l’opinion d’Antoni Tàpies selon laquelle « L’art doit être spirituel mais non religieux ». Ce Tout s’est présenté à moi au cours du tournage sous forme de strates de temps. Oui, sous mes yeux, le temps intangible et invisible prenait vie. Récemment, j’ai lu L’esprit du geste, livre d’Arnaud Cousergue sur les arts martiaux, et j’ai l’impression que sans le vouloir, pendant le tournage, j’étais à l’écoute de cet « esprit du geste » qu’il décrit ainsi : « Quand le geste s’affranchit de la pensée pour n’être qu’une réaction naturelle, mécanique, adaptée à la situation rencontrée, on devient capable de faire sans faire. […] C’est en ne pensant pas à ce qu’il faut faire que s’impose au corps ce qui doit être fait »[12]. Et ce pour éviter ce qu’il nomme un « geste sans esprit ». Le peintre, l’instrumentiste, le samouraï et le maître de thé partagent, à mon sens, le même esprit du geste dont les variations sont infimes et infinies.
La théâtralité feinte et l’excentricité se prêtent davantage aux effets cinématographiques qu’une vie quotidienne « banale ». Pourtant, à la différence de ses semblables, scindés entre l’être et le paraître, entre la vie dite professionnelle et une autre vie, l’artiste est ce qu’il fait et, lorsque il ne se consacre pas à sa tâche, il s’y prépare. C’est pourquoi il était utile de le filmer dans son environnement quotidien : le Pois Café où, tous les jours, il lit la presse et prend son café, la Tasca do Papagaio où chaque vendredi il retrouve des amis, le British Bar qu’il affectionne, son appartement, surtout le balcon à partir duquel il a vue sur le Tage et sur le pont du 25 avril. Néanmoins, comme je voulais préserver son intimité, j’ai frôlé l’abstraction quand j’ai filmé l’appartement ; nous n’en voyons presque rien, un couloir vide et des murs blancs sur lesquels nous regardent Miquel Barceló et Paula Rego. Plus d’une fois, il a évoqué la mine de Sãos Domingos, au point que j’ai voulu l’y filmer. Et là, j’ai compris comment le feu qui calcine la matière compacte de ses tableaux, l’ocre des terres premières, le noir de la fumée et des cendres, le rouge du métal en fusion, tout cela s’enracine en partie dans les veines de cette mine abandonnée, située dans le sud de l’Alentejo.
Le titre du film, La Main bleue, s’est imposé lorsqu’après avoir remarqué l’absence ou presque de la couleur bleue dans ses toiles, Mathieu Sodore m’a dit : « C’est d’autant plus étrange que c’est ma couleur préférée ». Et deux jours avant le tournage des toutes dernières séquences, quatre mois après avoir filmé le bloc principal, il m’a envoyé un courriel dans lequel il relatait un épisode survenu près de trente ans plus tôt et ensuite oublié. Il s’agissait d’une période durant laquelle il avait peint une série d’autoportraits sur fond de tee-shirt bleu délavé. J’ai songé que ce récit pourrait accompagner les brèves images du jardin de la Fondation Gulbenkian et, au moment de tourner, il est arrivé vêtu d’un éclatant pull bleu et d’une écharpe d’un bleu tout aussi vif. Pur hasard de tournage car il ignorait mon intention d’utiliser son commentaire sur cette scène !
Il me faut distinguer à présent trois types de séquences : celles qui ont existé dès la phase d´écriture, celles qui sont nées devant la caméra et celles qui ont pris corps au montage. Deux séquences à peine ont été planifiées comme dans un film de fiction : la première est celle où l’on voit Sodore dessiner le Saint Jérôme de Dürer au Musée d’Art ancien de Lisbonne, car nous n’étions autorisés à filmer que pendant deux heures ; la deuxième se déroule au Pois Café, lorsque le peintre regarde sur son ordinateur portable de très gros plans de cantaores. Après le plan moyen de Pepe el de la Matrona que l’on voit apparaître en silence sur l’écran de l’ordinateur, les immenses plans de bouches ont été montés à partir d’une quarantaine de fragments que j’avais repérés sur YouTube. En effet, j’avais demandé au peintre s’il lui arrivait d’effectuer des recherches sur Internet pour étudier avec soin des expressions ; sa réponse étant positive, insérer ces plans me semblait une façon simple d’exprimer ce besoin obsessionnel de penser à son œuvre, même en dehors de l’atelier. D’ailleurs, nombre de spectateurs croient qu’il voit réellement défiler ces images sur l’écran, et c’est tant mieux si l’illusion est totale. Pendant la sélection des extraits, j’ai remarqué que ceux qui contenaient des plans susceptibles de m’intéresser étaient anciens, en noir et blanc, filmés sur de petites scènes ou dans des fêtes privées, alors que dans les extraits modernes le micro cachait la bouche des cantaores. Et c’est face au profil droit de Camarón que j’ai souhaité filmer, quelques mois plus tard, le profil gauche de Sodore, en une sorte de champ/contre champ. La plupart des séquences ont surgi devant la caméra. Seule la lumière a déterminé le moment du tournage sur le pont du 25 avril ou sur le cacilhero qui traverse le Tage, scènes pour lesquelles nous n’avions pas d’autorisation de filmer, ou encore dans l’Alentejo. Dans l’atelier, nous suivions les pas du peintre. J’ai voulu pour la lumière du film, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, des contours nets, des contrastes forts, des couleurs chaudes, parfois presque pures et, pour la composition des plans, j’ai été naturellement porté à créer un espace assez fortement géométrique.
Il serait faux de dire que tout a été improvisé, au nom d’un sacro-saint « respect du réel », mais chaque fois la prévision a été détournée. Pendant deux jours, Sodore m’a dit : « Prépare-toi, je vais bientôt signer ». Et puis, insatisfait, il reportait le moment crucial, d’heure en heure, jusqu’à ce que qu’il m’annonce être prêt. Je lui ai demandé comment il avait l’habitude de faire, il m’a répondu qu’il surélevait le tableau sur le chevalet ; mais voilà qu’après la pause, il a changé de décision et nous n’avons disposé alors que de quatre ou cinq minutes pour modifier axe, angle et lumières. Souvent les imprévus ont donné lieu à des scènes, ainsi en est-il de la présence de son fils Miguel à la Tasca do Papagaio et surtout à l’atelier ; je l’ai intégré au récit lorsque son père m’a autorisé à le filmer, mais il n’était nullement prévu qu’il soit là. La dernière scène est aussi un exemple de prévision détournée de son cours : pendant longtemps, j’ai visualisé un travelling arrière qui partirait d’un très gros plan de chacun des tableaux achevés pour constituer un mouvement d’ensemble dans lequel se superposeraient peu à peu les toiles. Mais le jour du tournage, j’ai dû improviser les déplacements de caméra en fonction de l’espace, de la mini grue, et non plus de rails de travelling et du temps dont je disposais pour l’utiliser. J’y ai trouvé plus de plaisir qu’à tâcher de reproduire le mouvement imaginé. Cette séquence ne déparerait pas dans un film de fiction car je n’étais plus alors à l’écoute du peintre, et je pouvais « prendre la parole » à mon gré, en donnant à la lumière un éclat plus solennel.
Durant le tournage, j’ai découvert que la peinture est aussi un art sonore et tactile, au point que j’ai voulu rendre sensible cette « toile sonore ». Pour y parvenir, Filipe Tavares m’a aidé à reconstruire les sons qu’il avait enregistrés lors du tournage. Ayant constaté, jour après jour, que le peintre entendait peu les bruits de la ville, j’ai fait en sorte qu’ils soient prégnants pendant la première moitié du film, puis qu’ils soient relayés par les sons de l’atelier lorsqu’il est inspiré. Dans l’atelier devaient régner le silence et les sons du pinceau ou de la brosse, rien ne pouvait y être introduit qui ne fût ou ne parût naturel. Je paraphraserai Pierre Gamet, en affirmant : « Les sons sont la musique du film »[13].
En ce qui concerne la musique proprement dite, j’ai demandé au peintre en début du tournage s’il entendait dans son for intérieur de la musique flamenca lorsqu’il peignait la série ; sa réponse a été laconique : « parfois ». De la même manière que je me posais la question, le spectateur pourrait aussi se la poser. Il faudrait à tout prix éviter la musique pendant les séquences filmées à l’atelier et celle-ci devrait aller à l’encontre des clichés flamencos, comme peuvent l’être parfois une bulería, des palmas, le zapateado et une guitare enflammée. Le pari était d’évoquer cette « musique silencieuse du cantaor », sans l’entendre. Ma première tentation a été de faire appel à un compositeur et les formes flamencas qui retenaient mon attention étaient les plus archaïques, parmi lesquelles le martinete — ce chant grave et puissant des forgerons, entonné a palo seco, c’est-à-dire sans accompagnement musical autre, à l’origine, que le marteau qui frappe l’enclume. à la fin seulement, lorsque la série est presque terminée et que le peintre a quitté les lieux, je m’autorise à inclure le superbe Kyrie de la Misa flamenca d’Enrique Morente. Cette rencontre d’un chant grégorien et d’un martinete m’a paru idéale ; la lente montée en puissance semble sourdre des profondeurs et produit l’effet d’un chœur, comme si les voix des cantaores, jusqu’alors tues, chacune d’elles étant associée à un palo différent, chantaient à l’unisson pour révéler enfin la chair vive de l’art, libérée des rigueurs de l’artisanat.
Le Journal de Delacroix, parmi les livres de chevet de Sodore, contient cette réflexion simple et magistrale : « Il y a deux choses que l’expérience doit apprendre : la première, c’est qu’il faut beaucoup corriger : la seconde, c’est qu’il ne faut pas trop corriger »[14]. C’est la condition d’un travail vivant. Fallait-il terminer le film par la plongée sur la série de La música callada del cantaor ? J’ai préféré à cette fin « définitive », l’éternel recommencement du labeur car mon sujet était moins de filmer une série que la peinture, comme me l’a appris la fin du montage. Ainsi, j’ai pris congé de Mathieu Sodore à travers les barreaux de la prison qui garantit sa liberté. Je lui souhaite de se laisser surprendre toujours davantage tout au long de ce chemin escarpé qu’est celui de la création, afin d’atteindre cet état où l’on trouve sans chercher, où l’on se dépasse sans fatigue, où l’on est dans l’oubli de soi et à l’écoute du monde.
[1]. Jean Guitton, Journal, Paris, Plon, 1959, Tome 1 : Essais et rencontres, 1952-1955 ; 1954, « Lettre du 26 mai, Sur Bergson », p. 211.
[2]. À propos du livre de Patrick Brion, Dominique Rabourdin, Thierry De Navacelle, Vincente Minnelli, éd. 5 Continents, 1985.
[3]. Le livre de José Bergamín a été traduit en français par Florence Delay, sous le titre : La solitude sonore du toreo, Paris, Verdier, 2008.
[4]. Adam Zagajewski, En la belleza ajena, Valencia, Pre-textos, 2003, p. 63.
[5]. Au montage, j’ai éliminé les trois ou quatre plans de détails de l’atelier qui n’étaient que des scories.
[6] . Cependant je n’ai conservé au montage qu’un plan d’une séquence où la lumière était trop théâtralisée.
[7] . Elise Domenach et Laetitia Mikles, « Le documentaire renouvelle le travail sur le scénario », entretien avec Claire Simon, in Positif, nº 585, novembre 2009, p. 97.
[8]. Daniel Arasse, « Pour une histoire rapprochée de la peinture », in Histoires de peintures, Paris, Gallimard, Collection Folio, p. 289.
[9]. Rafael Argullol, Breviario de la aurora, Barcelone, Acantilado, 2006, p. 252.
[10]. L’artiste lui-même me reprocherait cette inconséquence hasardeuse car ce « condamné à peindre » doit encore se libérer.
[11]. Gao Xingjian, Por otra estética seguido de Reflexiones sobre la pintura, El Cobre, Barcelona, 2004, pp. 59 et 61.
[12]. Arnaud Cousergue, L’Esprit du geste, Petite sagesse des arts martiaux, Paris, Transboréal, 2009, Collection « Petite philosophie du voyage », pp. 86-87.
[13]. Hubert Niogret, « L’émotion du son direct », entretien avec Pierre Gamet, in Dossier « Le Son aujourd’hui », Positif, nº 589, mars 2010, p. 96.
[14] . Eugène Delacroix, Journal, Plon, Collection Les Mémorables, Paris, 1981. p. 771, 10 mars 1860,