Artículo publicado en el Nº 580 de Positif en junio de 2009.

A la lecture du générique d’On connaît la chanson il est clair qu’Alain Resnais place le film sous le signe d’un hommage à Dennis Potter mais bien vite il se détache de l’auteur britannique en ceci que par opposition aux chansons entières entonnées dans Pennies from Heaven ou The Singing Detective le metteur en scène et son duo de scénaristes jamais ne développent une mélodie, laissant ainsi à la mémoire du spectateur le soin de la compléter avec d’autant plus de liberté que dès la première séquence le cinéaste préfère le jeu à la règle stricte. Von Choltitz refuse de détruire Paris parce, dit-il : « J’ai deux amours : mon pays et Paris » ; la voix de Joséphine Baker prend alors vie dans le corps d’un officier nazi. Grâce à l’effet comique chacun s’approprie la chanson en même temps qu’il s’en distancie et il en sera ainsi pour les quarante extraits environ proposés pendant la projection.

L’audace tranquille du film repose en partie sur ce principe d’association-dissociation. D’un côté, nous partageons les sentiments éprouvés par les personnages, d’un autre, nous nous en amusons. Qui peut croire un seul instant à la sincérité de Marc (Lambert Wilson), le cynique directeur d’agence immobilière, qui chante peu avant la fin du film Je suis le mal aimé de Claude François ? Certes, dans certains cas, il y a adéquation entre la situation émotionnelle du personnage et celle décrite dans la chanson. Cela se produit quand la volontariste et optimiste à l’excès Odile (Sabine Azéma) chante pour sa soeur Camille (Agnès Jaoui) Résiste de France Gall ou quand après avoir evincé un candidat prêt à signer son contrat d’embauche elle se dit à elle-même « On a beau faire, on ne peut pas contenter tout le monde. » Mais dans la plupart des séquences la distorsion ou exagération garantit notre plaisir. Lorsque, lors de la fête organisée pour l’emménagement d’Odile et Claude (Pierre Arditi) dans un bel et vaste appartement, le timide Simon (André Dussolier) excédé par son patron Marc lâche « Quoi ma gueule, qu’est-ce qu’elle ma gueule ? » interprété par Johnny Halliday le rire du spectateur est assuré.

Le pari d’On connaît la chanson était qu’il accepte un enchaînement de chansons guidé par l’humeur et la fantaisie et qui ne soit pas une comédie musicale. Grâce aux liaisons établies par Bruno Fontaine quelques accords favorisent une meilleure écoute de chansons qui néanmoins surgissent soudainement ce qui, loin d’être un désagrément pour le spectateur, augmente au contraire sa surprise. Bien sûr, Von Choltitz ne chante pas avec la voix de Joséphine Baker, si bien qu’à partir de cette première scène Resnais peut nous convaincre qu’Odile chante Voir sous les jupes des filles d’Alain Souchon, quand elle voit Nicolas avec une femme qu’elle suppose être sa maîtresse. C’est-à-dire que la chanson immerge le spectateur dans une situation plus large que celle vécue par le personnage ; peu importe alors l’âge, le sexe et le style de celui ou celle qui chante. Ce n’est plus une chanson qui est sollicitée mais l’univers des chansons dans son ensemble et l’on sait qu’une vie pourrait être résumée par quelques mélodies chères à une personne.

Le spectateur s’autorise à interrompre le fil narratif pour cheminer parmi ses secrets cachés dans une boîte à musique personnelle. Qui sait, peut-être y a-t-il des personnes pour s’imaginer, comme  Simon, gardes républicains ? Après tout il n’y rien d’extraordinaire à s’identifier à un personnage fictif ou réel dont la vie nous fascine mais chanter Vertige de l’amour de Bashung à cheval confirme que Simon a dû « rêver trop fort », ce qui est d’ailleurs le point commun de la plupart des personnages. Claude (Pierre Arditi) rêve de dire à Odile Je suis venu te dire que je m’en vais sans y parvenir et Camille s’évanouit parmi les « chevaliers paysans de l’an mil au bord du lac Paladru » auxquels elle consacre sa thèse qui l’obsède au point d’en parler dès qu’elle rencontre Simon ou Marc. Cette manière de « rêver trop fort » réapparaît tout au long du film. Parfois, et cela concerne Nicolas (Jean-Pierre Bacri), les mots dits par Alain Delon puis par Michel Jonasz annoncent Paroles, paroles chanté en duo avec Dalida et Je veux pas que tu t’en ailles afin de renforcer la tendance au soliloque du personnage.

On connaît la chanson explore la mémoire individuelle mais aussi collective, le plus souvent familiale. Le film semble une malle oubliée dans un grenier dont on sort des cartes postales musicales anciennes et récentes. Rares doivent être ceux qui connaissent par cœur la chanson rendue célèbre par Ouvrard dont l’accroche est J’ai la rate qui se dilate, j’ai le foie qui est pas droit, tant ses mots enchevêtrés défient notre mémoire, mais beaucoup ont entendu dans leur enfance durant un apéritif, une fin de repas ou une promenade – au moins pour les spectateurs moins jeunes, ce refrain ici associé au cours de trois séquences à l’hypocondrie de Nicolas. Aussi peu nombreux sont, pouvons-nous supposer, ceux qui connaissent les couplets de la chanson de Maurice Chevalier dont tout le monde ou presque retient le refrain : Dans la vie faut pas s’en faire, moi je m’en fais pas… Resnais pousse plus loin ce goût de la chanson désuète qui évoque le music-hall lorsqu’il filme deux scènes entre Camille et Marc inspirées par des chansons des années trente. Camille demande à son fringant prétendant : « Que dit-tu de mon décolleté, de ce grain de beauté ? Et mon dos ?Et ma peau ?». Cela semble un antécédent comique de la scène d’ouverture du Mépris dans laquelle Brigitte Bardot demande à Michel Piccoli s’il aime son corps. Godard s’en serait-il inspiré pour la détourner ?

Cette impression de bien commun légué à notre insu est confirmée par la brièveté des extraits pareils à des éclats du passé autant que par le fait que parfois une chanson semble dans « l’air du temps ». Lorsque Odile allume la radio de sa voiture nous entendons Dans la vie faut pas s’en faire reprise tout de suite après par Marc. Un peu plus tard, Camille chante Je m’en fous pas mal puis une radio émet la même chanson interprétée par Piaf. L’ « air du temps » c’est aussi ce patrimoine partagé qui remplace proverbes et dictons de jadis. Non, je ne regrette rien dit sans y prêter attention  une jeune femme aperçue dans un restaurant. La chanson n’appartient à personne et la plus grande gloire de ses auteurs est d’être oubliés au profit de l’anonymat enviable des bardes. Comme si la chanson avait remplacé la poésie dans l’imaginaire collectif, et peut-être est-ce le cas. Gainsbourg pouvait citer les « sanglots longs » de Verlaine dans Je suis venu te dire que je m’en vais mais aujourd’hui Gainsbourg est plus souvent fêté que l’auteur des Poèmes saturniens. Parfois la chanson s’invite au même moment dans plusieurs vies en quelque sorte à l’unisson.  Avant la soirée qui aura lieu chez Odile Lalande qui vient d’acquérir l’appartement que lui a vendu Marc cinq des six personnages principaux se préparent dans leur salle de bain (Simon, Camille, Odile, Marc, Nicolas, seul Claude manque à l’appel) et chantent tour à tour Ce soir je serai la plus belle. La culmination de cet effet d’appropriation collective d’une chanson apparaît quand Claude commence à chanter Ça (c’est vraiment toi) de Téléphone puis se place au centre d’un groupe d’invités qui répondent en choeur.

Il est un autre signe des temps qui traverse le film : « Ah, mon Dieu, que c’est embêtant d’être toujours patraque », chantait Ouvrard. Aujourd’hui nous parlerions de mal-être, d’instabilité émotionnelle, de dépression. Camille découvre avec tristesse être sujette à une lègère dépression, Simon, courtisé depuis quatre ans par l’angoissante visiteuse, croit la rassurer en lui disant que malgré tout les bons moments ne manquent pas. Au cours de la même soirée Nicolas dit à Simon à propos justement de Camille : « Elle est bien cette fille, je savais pas qu’elle allait si mal » Une telle équation revient à dire : aller bien de manière évidente, presque ostentatoire, est de mauvais goût et déplaisant. Voilà l’une des raisons du succès du film, dépeindre notre grisaille avec légèreté. Nicolas rencontre son épouse (Jane Birkin) à la gare et elle lui dit: « Pourquoi tu veux faire croire à tout le monde que tu maîtrises tout ? » Derrière les « méduses » de l’écran, à certains égards proches des flocons de l’Amour à mort et de la neige qui assoupit Paris dans Coeurs, se glisse un flottement, s’insinue un déséquilibre, un écho du malaise qui parcours cette histoire de « non-lieu » où l’on ne cesse de visiter des appartements vides, où l’on traverse deux cimetières, où l’on pénètre dans un hôpital et une gare immense, où l’on marche pris entre le désoeuvrement et la fatigue. Et malgré tout les chansons apportent une part de griserie.

Le play-back permet au spectateur d’oublier la trame le temps d’un fragment puisqu’il ne s’agit pas d’apprécier les qualités vocales de l’acteur qui s’essaie à interpréter la mélodie mais de puiser dans ses propres souvenirs associés à la chanson. Il est probable qu’une raison du succès du film est ce chassé-croisé musical constitué de refrains plus que de couplets. En effet, le refrain est la ritournelle sue même par les distraits et les mémoires oublieuses, les couplets sont connus par ceux et celles qui aiment la chanson et en apprécient les nuances. Par le biais du play-back les chansons créent un film-dans-le film, une longue session de karaoké grâce à laquelle chacun, sans gêne ni retenue, fredonne de brefs fragments célèbres et qui, s’ils ne le sont pas pour nous, donnent envie de savoir qui a eu plaisir à les écouter et à les chanter, puisque pour les uns les chansons contemporaines sont des classiques, pour les autres des inconnues, et qu’à l’inverse certains ignorent les plus récentes et se délectent à l’écoute de celles qu’ils croyaient avoir oubliées. Sans minimiser le talent des cinéastes, car leurs images stimulent les musiciens, il faut dire aussi à quel point l’accueil d’un film peut être déterminé par une partition. Que seraient La leçon de piano sans Michael Nyman, Le fabuleux destin d’Amélie Poulain et Goodbye Lénine sans les compositions de Yan Tiersen ? Oui, le succès d’On connaît la chanson tient pour beaucoup à l’entrelacs de ses chansons.

Plus d’une fois l’emploi de la chanson rappelle les ressources théâtrales. Le monologue est le moyen de présenter de manière frontale les inquiétudes des personnages. Claude rumine dans la cuisine tandis que Nicolas flatte Odile au salon et il chante Et moi dans mon coin de Charles Aznavour : « Lui il t’observe, toi tu t’énerves dans ton fauteuil » Ce ne sont pourtant que conjectures de sa part. Le même Claude répètera Je suis venu te dire que je m’en vais comme un personnage de comédie rassemble ses forces pour dire ses vérités à quelqu’un qui lui en impose. D’ailleurs, ce motif de l’impossible sincérité est mis en bouche dès le début lorsqu’Odile chante « C’est dégoûtant mais nécessaire, on ne peut pas toujours être sincère. » La confidence est un autre recours théâtral bien connu. Nicolas chante Avec le temps de Leó Ferré à l’attention de Simon dépité lorsqu’il découvre que la nouvelle conquête de Marc n’est autre que Camille. La connivence la complète car elle est moins directe. « Quand on perd la tête, on perd tout en même temps», nous disent Odile et Nicolas dans un dialogue qui annonce dans Pas sur la bouche. Et puis l’aparté ponctue le film. Le personnage s’adresse alors de manière presque directe au spectateur pour exprimer ce qu’il pense et ce qu’il ressent. Ainsi en est-il de Simon qui par deux fois reprend Nathalie de Bécaud.

Une chanson oubliée est comme une pièce vide qui garde la trace de ceux qui l’ont habitée (Muriel se terminait dans un appartement vide après que l’un des personnages eut chanté Déjà). Resnais aidé par Jaoui et Bacri a le mérite de découvrir cette maison couverte de neige où chaque lieu abrite une chanson,  d’en ouvrir grand les portes, de la peupler pour nous et d’en faire un foyer musical.