Artículo publicado en mayo de 2006 en el nº 543 de la revista Positif.
L’Espagne irrigua les racines et le tronc de l’œuvre buñuelienne, elle apporta l’humus et la sève émotionnelle, le drainage des images obsessionnelles. La France fortifia ses branches et fut le lieu des révélations intellectuelles. Mais la principale récolte eut lieu au Mexique. S’il ne fut pas pour Buñuel un pays de cocagne, c’est là qu’il devint cinéaste et à bon droit les mexicains peuvent le considérer l’un des leurs, n’en déplaise aux espagnols qui le découvrirent tard1 et aux français si enclins à s’approprier les talents étrangers.
Trop souvent, s’il ne trouve matière à gloser sur les blasphèmes du subversif, le fétichisme de l’érotomane, le cri surréaliste en faveur de la liberté, le regard d’entomologiste, la flèche décochée contre la bourgeoisie, l’Église et l’armée, la revendication de l’amour fou, l’exploration de l’inconscient, la célébration du mystère et du hasard, et autres motifs estampillés, le commentateur reste coi. Voilà le risque encouru par l’œuvre d’un homme que les caudataires nomment Don Luis.
La notion de transtierro proposée par José Gaos (1900-1969) décrit l’abandon de la “patrie d’origine” et l’acceptation de la “nouvelle patrie” mexicaine par ceux qui quittèrent l’Espagne à la fin de la Guerre Civile. Elle exprime l’arrachement au terroir autant que l’enracinement dans une terre lointaine. Selon le philosophe espagnol, lui-même transterrado, les affinités qui unissaient les deux pays offraient aux réfugiés la possibilité de concilier la fidélité à l´héritage espagnol et l’adhésion aux valeurs américaines. Il y a lieu de croire que Buñuel non plus ne se sentit pas vraiment étranger dans ce Mexique où il vécut dès 1946 et dont il adopta la nationalité en 1949.
Le grand noceur (1949) a l’inconvénient majeur de ne pas paraître un film de son auteur. Il s’agit d’un film alimentaire tourné en dix-huit jours et à l’écriture duquel Buñuel ne prit pas part. De plus, ce fut un succès commercial, motif suffisant pour le vouer aux gémonies. Et pourtant, si le film était réalisé par Capra ou La Cava on le dirait classique. Hormis Miguel Marías 2 qui le situe parmi les meilleurs films du cinéaste, les autres critiques le toisent. Dommage, parce que la vertu cardinale de cette fable est d’instruire et de divertir. Est pris qui croyait prendre. La famille qui souhaitait donner une leçon à l’oisif alcoolique est à son tour prise dans un jeu de travestissements. Et par le biais de la comédie s’amorce la critique d’une morale veule, des masques sociaux, le mépris aristocratique ou atavique du travail, un goût certain de l’irrévérence à travers le personnage de Ramiro, sorte de Boudu embourgeoisé. Et déjà l’auteur a recours à un enfermement, à une parenthèse rêveuse dans la vie de ses personnages. Au cours de deux jolies scènes Pablo laisse le haut-parleur de sa camionnette connecté : la première fois par mégarde il avoue à Virginia son amour au vu et au su de tout le quartier, la deuxième fois pour critiquer les femmes au moment où Virginia se marie avec un petit-maître. Ici la fluidité du rythme, l’aisance des mouvements de caméra, la rareté de l’usage du champ contrechamp, des gros plans de visages et des séquences de transition concours à aérer la ronde menée avec verve par Fernando Morales. Buñuel a dit : “Je me suis amusé au découpage, aux cadrages et au montage. Tout cela m’intéressait parce que j’étais encore un apprenti dans le cinéma disons “normal” (…)Certains disent que la technique ne m’intéresse pas, mais je me souviens qu’à l’époque, elle me préoccupait beaucoup, et que je voulais la mettre au service de la narration.”3 Nous ne saurions lui en tenir grief.
Don Quintín l’amer (1951) contient une image forte de l’Espagne autarcique dans laquelle Buñuel a vécu. Que nous le voulions ou non il a grandi dans un pays où le género chico – hybride entre le théâtre de boulevard, le mélodrame et l’opéra – était une forme d’expression très populaire. Buñuel n’a jamais caché son attachement aux rues, aux cafés, aux chansons, au théâtre, aux processions, aux bordels de sa jeunesse. L’artiste peut soutenir les engagements de son époque mais sa perception affective du monde est dictée par les générations qui l’ont précédé. Ainsi, les idées de Buñuel appartiennent au XX siècle mais son appréhension émotionnelle est ancrée dans le XIX siècle. Une œuvre ne se bâtit pas à partir des préférences de l’auteur, elle sédimente plutôt les influences reçues, souvent à son insu et parfois issues de matériaux d’envergure médiocre. De ce hiatus peut naître la complexité du travail à accomplir.
La première surprise qu’offre Don Quintín l’amer (1951) est que cette version mexicaine est très fidèle à la version espagnole du célèbre sainete de Carlos Arniches produite par Buñuel et filmée par Luis Marquina (1935)4. Cependant quelques différences notables l’en distinguent. Alors que don Quintín est dans la première scène de la version espagnole leurré par l’ombre de sa femme et de son ami qu’il croit voir enlacés, Buñuel confirme l’hypothèse d’une relation adultère après avoir consacré quelques minutes judicieuses à présenter son protagoniste convaincu de sa malchance. Différence encore : le mélodrame mexicain est vital alors que la version espagnole est lestée de tristesse. Et puis la femme n’est plus dans la version mexicaine la victime affligée par le sort, bien que l’emprise masculine s’y déploie avec force. A la fin du film, Marta dit à son père que son fiancé est pour elle à la fois mari, tuteur, amant et ami. Ceci prolonge l’image du vieux chef d’orchestre et annonce le profil de Francisco, Jaime, Lope et Mathieu. 5 Son corollaire est le motif de la jeune mariée et de la fiancée (Le grand noceur, La montée au ciel, Le río de la mort) en qui s’incarne la pureté, la fraîcheur et l’abnégation, autant qu’un désir masculin implosif et maladif. 6 Le traitement d’une ellipse suffit à comprendre la différence de nature des deux versions. Dans le film espagnol Marquina filme en légère plongée deux fillettes endormies dans un lit puis passe aux jeunes femmes allongées dans le même lit. Buñuel lui choisit une ellipse dans l’esprit de Guitry. L’homme qui recueille Marta bébé ferme le placard d’une cuisine dans laquelle est placée la caméra. L’écran demeure noir quelques secondes pendant que l’on entend des cris – on devine que l’homme frappe sa femme – puis Marta devenue une jeune femme ouvre le placard.
La montée au ciel (1952) a toujours bénéficié d’une réputation flatteuse. Est-ce dû au scénario du prestigieux poète et éditeur Manuel Altolaguirre qui s’est inspiré d’un voyage chaotique effectué dans l’Etat de Guerrero, au prix du film d’avant-garde (sic) gagné à Cannes, à l’admiration de Bazin, Cocteau et Octavio Paz ? Comme On a volé un tram, Le río de la mort et Los olvidados, le film commence par un commentaire en off descriptif. Selon la coutume du village les nouveaux mariés passent leur lune de miel sur une île proche pour consacrer leur union. Ce souci d’inscrire son histoire dans un contexte précis révèle une approche documentaire. Au moment où il s’apprête à se marier Oliveiro doit entreprendre un voyage en autobus pour satisfaire la dernière volonté de sa mère mourante. Les multiples haltes contrarient son désir, comme il adviendra plus tard aux personnages du Charme discret de la bourgeoisie. Cette fantaisie laborieuse est d’un symbolisme outrancier lorsqu’elle abandonne la cocasserie. Au cours d’une nuit d’orage Oliveiro atteint le col “la montée au ciel”où il va enfin trouver le plaisir auprès de Raquel, la luronne délurée, puis au terme du périple il découvre sa mère morte. Et il y a fort à parier que le surréalisme de pacotille de la scène de rêve en a ravi plus d’un. Buñuel use dans le film de plans peu “logiques” et conventionnels comme lorsqu’il filme Oliveiro et sa future femme au chevet de la mère mourante. Il place la caméra derrière le lit, c’est-à-dire derrière le mur. Mais parfois une maladresse crée le trouble chez le spectateur : un infirme battement de paupières de la petite fille placée dans un cercueil nous situe sur le seuil de la mort réelle ou imaginée.
On a volé un tram (1953) est le pendant urbain de La montée au ciel.
C’est un film populaire au Mexique 7 sans doute parce que le metteur en scène dresse un état des lieux attachant de la vie quotidienne. Le tramway 133 doit être remisé. Le conducteur et le receveur s’y refusent, commence alors une échappée belle. Le fil ténu de l’histoire est le sinueux trajet qu’emprunte cette sorte de radeau de fortune pour revenir au port d’attache. Jamais la structure épisodique n’épuise le charme de ce récit picaresque ni les atours de la comédie d’apparence néo-réaliste ne freinent l’irruption de l’insolite. Une foule de personnages secondaires saisis d’un trait se succèdent au cours d’une nuit et un jour ; des bouchers suspendent leurs quartiers de viandes qui amènent à la mémoire Un chien andalou et Los olvidados, des dévotes transportent une statuette du Christ, des collégiens vont à Xochimilco, un retraité revêche et souffreteux morigène les deux protagonistes qui bouffonnent malgré eux, des passagers s’obstinent à payer leur billet alors que le tramway n’est officiellement plus en circulation. Et une fois encore le sortilège de la femme endormie – ici feint – aiguillonne le désir masculin.
Il en est des critiques comme des exégètes, certains se soumettent à l’excès au canon fixé par le dogme. Les doctrinaires excluent du corpus Le río de la mort (1954) sous le prétexte fallacieux qu’il s’agit d’un film à thèse et que son auteur en parlait avec dérision. 8 La seule thèse défendue est l’idée d’une réconciliation possible entre les familles Anguiano et Menchaca décimées par des duels dont l’origine est un point d’honneur sourcilleux. Mais que dire de Robinson Crusoé, Cela s’appelle l’aurore, La fièvre monte à el Pao, voire la deuxième partie de Viridiana et surtout le manifeste criard de L’Age d’or ? Ne sont-ils pas des films à thèse déguisés ? Ainsi, on refuse à Buñuel ce que l’on accorde, par exemple, à Fritz Lang auquel font penser la primauté du cadre, les légers travellings arrière qui s’ouvrent sur un gros plan, les brefs travellings latéraux qui accompagnent les personnages, l’absence relative de champ contrechamp, les contours d’un western nocturne serti dans un long flash-back parsemé de veillées funèbres et de règlements de compte, la sensation d’un cycle inéluctable qui emprisonne les personnages. Mais ici point de bestiaire – si ce n’est l’insert d’un coq qui chante en pleine nuit au cours de la séquence où l’on voit Felipe et Mercedes réunis dans un jardin – ou d’onirisme pour satisfaire les assoiffés de symboles.
Buñuel s’est abouché avec l’aragonais Julio Alejandro pour écrire quelques uns de ses meilleurs scénarios. Nazarín (1958) fut leur première collaboration. A l’exception de la rencontre avec les ouvriers sur le chantier de construction et du rêve final de Nazario l’essentiel du roman de Galdós est respecté, même les amours d’Andara et du nain Ujo. A tout moment le paysage du film évoque l’Espagne en noir et blanc des eaux-fortes et acquatintes, des plaines poussiéreuses de la Mancha dont le sud-ouest madrilène, lieu de l’action dramatique du roman, perpétue le mirage. Le surréalisme tant vanté de Buñuel en appelle au réalisme qui dénude la face ombreuse de la vie. C’est l’âpre réalisme espagnol qui, tel Saint Thomas, pointe son doigt vers la plaie. Prostituées au visage noueux des portraits de Zuloaga, décor d’agonie des romans de Baroja. Là où l’on croit voir de la cruauté il n’y a que de la crudité. La fixité du regard de Buñuel produit l’aimantation hypnotique du spectateur devant lequel se cotoient le réel et son double. S’il y a trace de surréalisme dans ses films c’est surtout par imprégnation. Par chance le surréel affleure davantage dans ses films que le surréalisme qui plastronne.
Pour qui frémit de déplaisir devant la moindre soutane le film est l’occasion d’en découdre avec le christianisme. Pour d’autres, comme Tarkovski, Nazario est l’image d’un évangélisme des premiers âges bafoué par une société portée aux simonies et peu disposée à accueillir les êtres purs. A moins de commettre un contresens, rien ne permet de trancher. Là est l’ambiguïté du film. Et sa force. Buñuel ne condamne pas Nazarín, il constate les effets de sa bonté. Octavio Paz en a donné une interprétation très littéraire. A la fin Nazarín cesserait d’être seul et n’aimant plus Dieu il découvrirait la fraternité.9
L’Espagne vit sous le joug de l’Eglise catholique, apostolique et romaine depuis le troisième concile de Tolède en 589. Au fil des siècles s’est forgé un fascinant syncrétisme mâtiné de paganisme appelé catholicisme espagnol auquel l’auteur ne cesse de se référer. Que les partisans de l’athéisme breveté de Buñuel, les amateurs de surréalisme de salon et les libertaires qui montent en chaire s’offusquent, il est grand temps de se demander s’il n´était pas un croyant réfractaire capable d’enfouir sa foi et de la taire une vie durant par hostilité à l’égard d’une morale réduite à une peau de chagrin imposée par l’Eglise, par haine de la bêtise et de la soumission. Si tel était le cas il nous aurait joué là son plus beau tour et ne serait pas le premier espagnol à agir de la sorte. Ne dit-il pas à Max Aub “J’ai beaucoup de respect pour la Vierge” – comme beaucoup d’espagnols – et plus tard “Et s’il n’y a pas de Dieu à quoi sert la vie ?”10 Hypothèse absurde ? Il se disait ami du mystère. Seul qui porte en lui le sacré est capable de nous inviter à partager le mystère. Qu’il s’en défende importe peu, qu’il en ait conscience est souvent regrettable. Chez cet “athée grâce à Dieu” l’humour détourne le sérieux mais attention la dérision peut être une manière d’occulter une conviction. D’après Jeanne, sa compagne captive, Buñuel était contre tout. Une œuvre juvénile peut certes tirer son ferment du refus et de la dissonance mais ne nous laissons pas accroire : une œuvre de maturité se fonde sur un consentement, quel qu’il soit.
Ces films mexicains méconnus, à l’exception de Nazarín, montrent que Buñuel a gagné sous la contrainte le plus beau des paris : être fidèle à ce que l’on est, c’est-à-dire être indépendant. On attribue à Sartre la réflexion suivante : “Etre libre ne signifie pas faire ce que l’on veut mais ce que l’on peut.” Qu’il ait été libre n’est pas certain bien qu’il n’y ait aucun doute sur un point : Buñuel a fait ce qu’il a pu.
1 C’est surtout grâce au long cycle diffusé sur TVE2 (la deuxième chaîne de service public) en 1985 que le public espagnol découvrit ses films, notamment les films mexicains.
2 Nickelodeón, nº 13, hiver 1998. p 83-84 et p 160-163.
3 Tomás Pérez Turrent et José de la Colina, Conversations avec Luis Buñuel, Il est dangereux de se pencher au dedans, Cahiers du cinéma, 1993, p 66.
4 Trois des quatre films produits par la firme Filmófono en 1935 et 1937 dont Buñuel était l’un des coproducteurs furent tirés d’oeuvres d’Arniches.
5 Respectivement dans L’Age d’or, Él, Viridiana, Tristana, Cet obscur objet du désir.
6 Voir don Jaime dans Viridiana et dans Belle de tour Séverine vètue de mariée chez le nécrophile.
7 Pour le nº 100 la revue Somos a demandé en 1994 à ses collaborateurs de choisir leurs films mexicains préférés. Près d’une dizaine de films de Buñuel en font partie, notamment On a volé un tram.
8 Iván Humberto Ávila Dueñas a consacré un livre à une vingtaine de films mexicains et pas une ligne au Río de la mort. El cine mexicano de Luis Buñuel, Estudio analítico de los argumentos y personajes, Dirección General de Publicación del Consejo Nacional para la Cultura y las Artes y el Instituto Mexicano de Cinematografía, 1994.
9 Octavio Paz, Luis Buñuel : el doble arco de la belleza y de la rebeldía, Galaxia Gutenberg, Círculo de lectores, 2000, p 37.
10 Luis Buñuel, Entretiens avec Max Aub, Belfond, 1991, p 162 et p 204.