Artículo publicado en la revista Positif (nº 737-38, julio-agosto de 2022).
Au soir de sa vie Tolstoï ressentait encore le besoin de communier à cheval, après avoir cependant consacré sept années entières, disait-il, au plaisir de chausser les étriers. Chaque foulée perpétuait l’alliance ancienne scellée entre le peuple des hommes et celui des chevaux. Dans cette partition n’ont leur place que les sentiments et le souffle, guidé par l’invisible pendule énergétique situé dans nos entrailles grâce auquel le cavalier assure l’avancée de sa monture. Si il est vrai que, selon le général Ney, le « cheval n’a pas de patrie », et que l’utopie n’existe nulle part, alors l’écuyer incarne l’idéal d’une utopie itinérante, peut-être même est-il une île en mouvement.
C’est pourquoi, qui veut comprendre le lien consenti par le cheval est appelé à filmer l’expérience sensible d’une seule personne. Son coursier l’arrache au passé pour l’enraciner dans le présent. En quelque sorte il freine l’emploi du flashback cinématographique, et d’ailleurs il sied mal au western comme au film d’aventures. L’homme à cheval, c’est l’homme mis à nu. Est enfouie en lui une lointaine réminiscence adanique, si il l’accueille il renonce à tout ornement rhétorique, voire à tout raisonnement. Non sans pertinence Nadejda Dourova écrit : « Plus d’une fois déjà, j’avais éprouvé que l’instinct de l’animal était dans certains cas de plus de profit pour l’homme que ses propres réflexions. » (1) Quel profit ? Les noces du rythme et d’une pensée ensauvagée.
Dans la brève ouverture de Ran (1985) Kurosawa scrute des cavaliers aux aguets, immobiles, silencieux. Au diapason des sens de leurs chevaux, quand leur corps délesté des mots pense juste ils se fondent dans les vallons vertigineux. Le maître de la mise en scène condense ici en quelques haikus picturaux l’aspiration à se dissoudre dans les hautes herbes pour atteindre, en un instant de grâce, la communion fusionnelle, faut-il dire cosmique, de qui s’engage sur la voie du cheval.
En selle on se tait souvent, on se confesse parfois, on badine rarement. Continuer (Joachim Lafosse, 2018) montre comment Sybille entreprend un lointain voyage au Kirguistan afin de mieux comprendre son fils adolescent quelque peu violent. Le pas soutenu de leur chevaux les aident à s’affranchir du superflu parmi des paysages rudes et rocailleux. On s’affronte d’abord, on tend ensuite vers l’essentiel, car les chevaux rendent vaine toute considération futile. Pour la mère et le fils l’important n’est pas de bien monter, plutôt d’être en accord avec eux-mêmes, et le silence des lieux contribue à donner plus de poids aux mots partagés.
D’autres personnes peinent à maîtriser la parole, tant qu’elle devient une souffrance. Dans Nevada (The Mustang, Laure de Clermont-Tonnerre, 2019) un détenu participe à un programme de réhabilitation qui consiste à débourrer des chevaux sauvages. Cet homme laconique et tourmenté trouve le chemin de la réconciliation avec lui-même et avec sa fille grâce au contact avec un étalon rétif. Parce que les chevaux ne mentent pas, parce que celui-ci l’oblige à être exigeant, il réapprend le respect et découvre la gratitude. L’homme reconnaissant enfreint les normes pour rendre au cheval sa liberté, mais à peine celui-ci est-il dans le désert qu’il salue son bienfaiteur à travers les grilles de la prison.
Depuis les origines du cinéma les réalisateurs aiment filmer un compagnon fidèle et fier, et surtout libre. À la fin de Viva Zapata (1952), du haut de la montagne le cheval blanc d’Emiliano Zapata défiait ses assassins. Ce plan d’un symbolisme excessif – imposé, dit-on, à Kazan par Darryl Z. Zanuck – exaltait les vertus du héros insoumis. De temps à autre l’image ressurgit dans certains films pour illustrer l’idée d’une liberté inaliénable.
The Rider (Chloe Zao, 2018) n’est pas mieux préparé que le prisonnier de Nevada pour laisser affleurer ses émotions. Brady les réserve aux chevaux. Un bronco l’a jeté à terre pendant un rodéo, depuis il vit avec une plaque de métal dans la tête, il en souffre et doute de pouvoir vivre encore sa vocation. Dans la réserve de Pine Ridge (Dakota du Sud) on apprécie son talent de horse trainer, capable de vaincre en douceur les résistances des chevaux les plus rebelles. Quelques scènes quasi documentaires le confirment. Mais tout blesse Brady : la précarité, la relation conflictuelle avec son père, sa soeur atteinte d’un handicap léger, son ami Lane privé de parole, cloué dans un fauteuil roulant après qu’un taureau l’a grièvement blessé pendant un rodéo, le sacrifice de l’un de ses chevaux entaillé par les barbelés d’un enclos. Chevaucher seul dans les Badlands est sa manière de survivre.
S’occuper des chevaux dans une vaste ferme isolée du Montana est l’unique réconfort auquel s’accroche la jeune femme (Certain Women, Kelly Reichardt, 2016) meurtrie par l’indifférence manifestée par celle dont est tombée amoureuse. The Rider avait pour lui l’ivresse du galop et l’admiration de ses pairs, elle doit se contenter du souffle chaud dans les box tandis que la plaine hivernale est battue par le blizzard. C’est une intimité moins éclatante, mais non moins nécessaire. Face à sa solitude extrême la bienveillance des chevaux lui est un baume.
Si Crin Blanc (Albert Lamorisse, 1953) émeut encore c’est que, entre le ciel et l’eau de la Camargue, Folco dressait sans effort l’indomptable étalon blanc. Là où les manadiers échouaient, le petit sauvageon se montrait aussi accueillant que tenace. À la fin il galopait à cru vers le fleuve pour échapper aux gardians désireux de soumettre le chef de horde. Le pays mentionné par la voix off où les hommes et les chevaux sont des amis n’existe pas, mais chaque cheval offre au cavalier l’opportunité de créer sa propre utopie. Malgré son inexpérience Folco agissait en héritier de Nuno Oliveira, lequel se sentait comblé lorsqu’il voyait un cheval «en équilibre, heureux et sans résistance. » (2) N’est-ce pas aussi une belle description d’un homme libre ?
Dans l’austère Patagonie chilienne balayée par les vents Mora, fille de treize ans, indépendante et butée comme l’était Folco, courtise Zahorí – sourcier – un cheval dressé par un indien Mapuche. Marí Alessandrini, réalisatrice de Zahorí (2021), sait s’attarder sur les moments d’observation mutuelle ou le cheval et l’adolescente apprennent à s’accepter. Lassée par l’école et les conflits de ses parents suisses pétris de convictions anticapitalistes, elle s’apaise auprès de ce compagnon mystérieux. A vrai dire il n’est pas son confident car elle lui parle peu. C’est inutile d’ailleurs, lui sait qui elle est, sans avoir recours à la parole.
Bien que Cheval de guerre (War Horse, Steven Spielberg, 2011) semble par endroits une version hollywoodienne et emphatique d’Au hasard Balthasar, le film tisse un lien fort entre Albert et un cheval de race abîmé par les travaux des champs. Lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale, le père du jeune homme, endetté, le vend à l’armée anglaise et plusieurs fois depuis il change de maître. Au plus fort de la guerre, dans un hôpital de fortune dressé en France, le jeune soldat anglais, les yeux bandés après avoir été aveuglé par un gaz, devine que son cheval adoré est le miraculeux rescapé des barbelés hérissés entre les tranchées. En effet, deux hommes, l’un Britannique et l’autre Allemand, ont su engager une trêve brève pour lui sauver la vie. Alors que l’on s’apprête à sacrifier l’animal blessé ont lieu les retrouvailles. Le cheval hypermnésique reconnaît immédiatement le sifflement du conscrit et va à sa rencontre.
Miroir de notre moi inconnu, le cheval nous relie à des énergies qui peuvent ébranler. Il n’échappera pas au lecteur que l’équitation n’a dans Pas de printemps pour Marnie (Marnie, Alfred Hitckcock, 1964) qu’une brève présence. Pourtant elle éclaire la psyché de sa protagoniste. Marnie fuit les hommes pour trouver refuge auprès des chevaux. Eux seuls, croit-elle, l’aiment et la comprennent. Eux seuls, croit-elle encore, vivent sans entraves. Hélas, cette amazone devra sacrifier son bien-aimé après avoir commis une imprudence à l’origine d’une chute grave. Des courants inconscients submergent Marnie, inhibée jusqu’à un point pathologique. Le cheval le lui révèle. Auprès de lui s’estompe le paraître au profit de l’être. C’est que sa souplesse, sa sensibilité aigüe, la rapidité de ses réflexes, l’infaillibilité de son instinct fortifient l’écorché vif, si il a le courage de s’accepter, et rudoient les fiers-à-bras trop sûr d’eux. Il desille les yeux des humains aveuglés par l’égo.
À l’inverse, un regard humain généreux peut déceler le potentiel de celui qui n’est ni le plus flamboyant, ni le plus virtuose et dont le lignage fait sourire les amateurs de dynasties équestres, trop attentifs aux performances tecniques. C’est l’histoire de Pur-sang (Seabiscuit, Gary Ross, 2003) et Jappeloup (Christian Duguay, 2013), deux héros encensés mais d’abord ignorés. Aux États-Unis, Red Pollard, jeune jockey canadien qui ne voit que d’un oeil, fils d’une famille ruinée par la Grande Dépression, est repéré par un entraîneur de l’ombre pour monter Seabiscuit, un pur-sang sans prestige sur le point d’être abattu. Tous deux prodiguent sans compter des soins au cheval de robe baie, alors le champion rend au centuple la prévenance dont il est l’objet. Plus tard, Red est grièvement blessé à la jambe, Seabiscuit au jarret mais leur affection réciproque permet aux âmes soeurs d’entrer dans la légende des champs de course après une ultime victoire mémorable. Leur galop fascine le spectateur dans l’attente d’une représentation littérale de l’impulsion bondissante vers l’horizon, plus encore en ces temps où les laissés-pour-compte mouraient de n’avoir pas d’avenir. Après un accident qui l’éloigne des carrières Pierre Durand, lui de famille bourgeoise bordelaise, rejette d’abord Jappeloup, d’un caractère ingrat et jugé trop petit pour le saut d’obstacles. Grossière erreur. Avant de goûter à la griserie de la consécration les outsiders écriront un bréviaire où le calme, la concentration, la connection émotionnelle et le contrôle de soi seront les vertus cardinales pour dépasser les échecs et devenir ce qu’ils sont. C’est encore un récit d’apprentissage où le dépouillement embellit l’exigence.
De manière assez proche, dans Milady (François Leterrier, 1977), tourné pour la télévision, après avoir démissionné du Cadre Noir de Saumur où son talent n’est pas reconnu à sa juste valeur, un officier achète une jument refusée par las Haras nationaux. Deux ans plus tard Milady est une merveille, mais un divorce coûteux oblige le commandant à la vendre à un banquier. Quelques semaines plus tard, celui-ci l’invite à observer comment la jument s’est adaptée à son nouvel état. Le cavalier rigoureux considère tout son travail réduit à néant. L’indécision et l’imprécision des aides du nouvel acquéreur avachissent la belle jument. Blessé dans l’âme, l’officier propose au banquier de guider Milady le long d’un acqueduc, afin qu’il apprenne ce que veut monter droit veut dire. Au milieu du trajet il se jette dans le vide avec la jument. Tout ou rien, voilà son credo. Il pourrait souscrire au principe de François Baucher : « L’harmonie des forces donne l’équilibre et l’équilibre donne l’harmonie des mouvements. » (3) Selon les traditions, certains feront de cette quête une méthode, une science ou mieux encore un art.
Le corps brisé de l’innocente Milady et de manière plus générale la mort du cheval est souvent le symbole d’une souillure, d’un sacrifice, d’une sortie de l’Éden. On se souvient de Kagemusha (Akira Kurosawa, 1980) où un long travelling latéral montrait un champ de bataille jonché d’une vingtaine de cadavres de chevaux. On percevait dans cet amoncellement l’ébauche de massacres à faire douter de la beauté du monde. Un court-métrage traversé par la hantise de l’horreur va plus loin. Dans Elégia (1965) Zoltán Huszárik insère dans une mosaïque de plans qualifiés de poétiques et abstraits des chevaux en liberté indifférents aux hommes dont ils devraient pourtant avoir peur car ils mourront à l’abattoir sous les coups des équarisseurs sans connaître la raison de leur infortune. Le cheval est dans ce film le survivant d’un monde archaïque dont les arcanes demeurent inexpliqués. Il contient un gros plan répété ailleurs : l’oeil de sphinx effaré par la barbarie des hommes. « Horror has a face », semble-t-il avouer. Le colonnel Kurtz aurait-il été cheval dans une vie antérieure ?
Mort du cheval encore lorsque le cowboy doit tirer à bout portant sur son compagnon épuisé. Hors western se poursuit l’attachement cette fois du soldat attristé de le savoir condamné par la vie madrilène à n’être plus qu’une pièce de boucherie (El último caballo, Edgar Neville, 1950), ou de ne pouvoir empêcher son exécution, sous prétexte de maladie, dans une Albanie encore sous l’emprise d’Enver Hodja (Vdekja ekalit,The Death of a Horse, Saimir Kumbaro, 1992). À chaque fois l’homme ressent cette mort comme le glas d’un monde sur le point de s’éteindre.
Nul besoin d’être hussard, cosaque ou indien des Plaines pour regretter la cruauté d’un monde où le cheval n’a plus sa place. Un valet de ferme veut éviter à Ulysse, usé par le labeur, d’être monté par un picador, c’est-à-dire d’être exposé aux assauts d’un taureau (Heureux qui comme Ulysse, Henri Colpi, 1970). Il monologue à souhait pendant sa traversée à pied du Vaucluse. Quel partenaire idéal que cet Ulysse : il ne juge pas, n’interrompt pas davantage le personnage porte-parole de l’auteur. Le voyage prend fin en Camargue où le vieux valet le lâche parmi des chevaux fringants. À la vérité c’est un peu de liberté qu’il s’accorde, lui qui a été toute sa vie, on le suppose, un homme soumis à des règles strictes. Au départ de son modeste périple une seule étoile le guidait : son humilité franciscaine.
Elle sera essentielle à qui s’aventure vers une spiritualité de l’ailleurs. Dans Chamane (Bartabas, 1996) le violoniste Dimitri s’échappe du goulag avec un vieux chamane yakoute dont la guimbarde exerce un charme puissant sur un cheval des neiges. Protégé par « l’esprit du cheval » le fugitif traverse des limbes d’un autre âge. Sur le point de mourir transi de froid par des eaux glaciales il boit un peu de sang de son petit cheval hirsute et survit. Parvenu à une ville, il renonce au violon, à une nouvelle vie, peut-être à une histoire d’amour pour retrouver son maître. Cette fin donne raison à ceux qui affirment qu’une personne doit être fidèle au chamane qui l’a initiée, car en changer peut altérer sa santé physique et mentale. Ce qui est à peine implicite dans le film c’est qu’en réalité le chamane n’est pas le vieux yakoute décédé, il n’était que le passeur, mais le cheval psychopompe qui escorte Dimitri jusqu’au seuil de l’éveil. Sur son dos il s’érige maintenant en pélerin de la taïga.
Peu d’élus accèdent au règne de l’indicible où l’homme et le cheval ne font qu’un. Est centaure le cavalier dont le rythme cardiaque épouse les très lentes pulsations de sa monture. Il l’est aussi celui qui par sa seule respiration a raison de son cheval emporté par la colère ou la crainte. Parfois même ressent-il, le temps de l’envol éphémère qu’est le galop en suspension, l’illusion d’accéder à une sagesse ancestrale trop souvent oubliée. Quand n’importe plus que l’équilibre de son centre de gravité le proverbe turkmène s’éclaire : « Le cheval est à l’homme ce que les ailes sont à l’oiseau ». Par bonheur, certains cinéastes célébrent le panache du cavalier en marche vers l’utopie, ce pays où l’homme devient libre lorsqu’il accorde au cheval de l’être aussi.
- Nadjeda Dourova, Cavalière du Tsar, Éditions Viviane Hamy, 1995, p 342.
- Nuno Oliveira, Oeuvres complètes, Éditions Belin, 2006, p 239.
- Nicolas Chaudun, Un centaure au crépuscule, Actes Sud, 2016, p 71. Lettre de François Baucher adressée au général L’Hotte le 31 déc 1858.