Artículo dedicado a Sidney Lumet, publicado en el nº 575 de la revista Positif en el marco del dossier «New York, impressions au cinéma».
Sans doute parce qu’il a grandi pendant la Dépression au sein d’une famille pauvre dans un quartier de Manhattan, alors peuplé d’immigrés et aujourd’hui huppé, qu’il a été comédien très tôt à Brooklyn, puis qu’après la Deuxième Guerre mondiale il a mené une vie bohême dans Greenwich Village, et qu’aux cours des années cinquante il en a déjà exploré de nombreux recoins pour ses films télévisés, New York est dans la filmographie de Sidney Lumet une toile de fond fréquente autant qu’une mosaïque composite qui échappe aux attentes.
Non pas que les icones de la ville telles que le World Trade Center n’y apparaissent pas (The wiz, 1978), mais Lumet s’entend à parcourir sa ville en connaisseur qui la traverse en tous sens, c’est-à-dire qu’elle est dans ses films filmée à hauteur d’homme par un cinéaste concerné par la vie de ses semblables et qui donc se confronte à leur quotidien. Pas de glamour donc, ni de promesses d’enchantement nocturne ou encore de lueurs d’aurore romantique. Rien ne doit nous détourner du drame. Pas de clin d’oeil au spectateur avisé, pas de lieux prestigieux, pas plus que de concessions commerciales. N’oublions pas que contrairement aux idées reçues concernant une carrière trop abondante pour être personnelle et réussie, il n’a que très rarement filmé à Hollywood (Le lendemain du crime, The morning after, 1986) et est resté aussi fidèle à New York que, par exemple, Woody Allen mais que l’image qu’il en donne n’éveille en nous aucun souvenir d’un chez soi plein de charme. Il est d’ailleurs difficile de deviner les préférences du cinéaste à propos d’un quartier : “La ville peut incarner toutes les humeurs. Je préfère maintenant tourner en studio plutôt qu’en extérieurs comme à mes débuts. New York n’est pas une ville homogène. Chaque quartier a une odeur particulière”.
En quête d’une « odeur particulière » il lui arrive de plonger un personnage dans un quartier qui a ses règles strictes et une géographie particulière, telle la femme policière (Mélanie Griffith) qui recherche un assassin parmi la communauté juive hassidique dans Une étrangère parmi nous (A stranger among us, 1992), ou dans un quartier reconnaissable en partie, le Harlem hispanique (Q&A, 1990) ou le Harlem noir qui déplaît tant à Sol Nazerman (Rod Steiger), l’émigré allemand survivant des camps d’extermination nazis dans Le prêteur sur gages (The pawnbroker, 1965) et dans lequel les images quasi documentaires et néanmoins très sculptées de Boris Kaufman présentent la vie d’Harlem avec une vigueur alors rare, mais le plus souvent ses images de New York en gomment les signes les plus évidents. Lorsqu’à la fin de l’un de ses plus beaux films, le mésestimé A bout de course (Running on empty, 1988), un adolescent (River Phoenix) quitte la province où la police harcèle ses parents fugitifs qui furent des activistes politiques dans les années soixante-dix et parvient à New York Lumet filme à peine quelques points de repère pour nous situer dans la mégalopole qui pourrait être une autre grande ville. L’important est le drame humain et le jeune protagoniste n’a guère le temps ni l’envie d’ailleurs de goûter les beautés de New York. Ce sera pour plus tard, hors champ, lorsqu’il aura enfin l’opportunité de développer son talent de jeune pianiste.
Chez Lumet prime l’acuité d’un regard rompu à l’exercice du repérage. On pourrait croire à une propension à filmer des reportages urbains. Rien de plus faux: le reportage se contente d’enregister le réel. L’ouverture d’Un après-midi de chien (Dog Day afternoon, 1975) est trompeuse. Son approche dédramatisée qui oscille entre l’imagerie télévisuelle et la nonchalance touristique est le contrepoint du drame claustrophobique à venir. Ce qui en apparence n’est que la description de moments creux filmés un jour d’été est en fait un condensé du drame d’une ville où le contrôle est impossible, où chaque impasse cache une tragédie avortée. Et se référer à une approche documentaire n’est pas tout à fait juste non plus ; le documentaire est un art de l’écoute ; l’engagement de la fiction est autre, il repose sur une prise de position. Bien sûr leurs frontières sont mouvantes et les cent trente lieux de tournage du Prince de New York (The Prince of the city, 1981) dans lesquels se croisent près d’une centaine de personnages interprétés pour moitié par des non professionnels tend à indiquer un goût du métissage dramatique. Lumet a raison de s’enorgueillir que Kurosawa ait admiré la stylisation du film car au fur et à mesure que l’appareil d’état enserre l’inspecteur Danny Ciello (Treat Williams) dans l’étau d’une enquête aux milles méandres dont chacun montre un pan de corruption la ville devient aussi lisse qu’étrange, une sorte d’immense prison labyrinthique où l’homme perd le contact avec autrui, si bien que les sons de la ville s’estompent aussi.
Sa vision de New York n’est nullement picturale ou photographique, elle résulte d’une organisation de l’espace dictée plutôt par l’architecture. N’écrit-il pas dans Making movies : « Parfois, plutôt que de sélectionner une palette de couleurs, j’ai choisi un style architectural. Ce qui confère aux lieux filmés, pourtant presque banals, une teneur abstraite renforcée par une lumière froide. Ce découpage répond aussi à une préocuppation propre à un homme de théâtre puisque l’architecture consiste en une dramatisation de l’espace. Sa ville est grise – non pas terne –, mate et sans issue pour qui veut trouver le repos. Ecoutons-le : « Mon enfance à New-York s’est déroulée pendant la Dépression. Et, comme vous le savez, être pauvre dans une grande ville revient à mener une triste et terrible existence. C’est pire que d’être pauvre à la campagne. Parce qu’il n’y a aucun havre de paix, aucun endroit où respirer, où se retrouver seul. Vous êtes cerné par la foule, dans une boîte. À plusieurs dans une boîte minuscule. Je pense que mes principaux traits de caractère viennent de là. Quand vous êtes pauvre dans une grande ville, vous vous retrouvez très rapidement conscient de la classe à laquelle vous appartenez. Vous devenez vite conscient de votre statut social. » On croirait qu’il décrit l’espace de Network (1976), cette prison citadine de verre, d’écrans, de bureaux semblales à des rings où il est impossible d’éviter le combat, de couloirs où être seul ne signifie pas être libre. Lutter, tomber, survivre, continer. Tel est le programe des mieux lotis dans une ville-machine médiatique, politique et policée qui tantôt les assimile, tantôt les broye. En montrant surtout l’envers du décor Lumet désacralise New York. Voilà l’enjeu : filmer l’homme dans son milieu même s’il s’agit de « boîtes » imbriquées les unes dans les autres, comme dans l’excellent 7h 58, ce samedi-là (2006) où la ville pèse sur ses habitants, bien qu’il la montre peu, et dans la série télévisée Tribunal Central (100 Centre Street, 2001) dont la Cour de la justice est le lieu d’observation des comportements.
De Serpico (1973) à Dans l’ombre de Manhattan (Night Falls on Manhattan, 1997) la protagoniste de ses films new yorkais est la rue, creuset de la diversité sociale, du melting-pot ethnique, lieu de rencontres et d’affrontements, théâtre de situations en apparence banales mais souvent imprévues. Franck Serpico incarne à lui seul la mosaïque de la ville car ses changements vestimentaires, d’attitude, de discours rèvèlent les glissements d’une identité si mouvante qu’elle en devient opaque. La rue appartient à tout le monde ou plutôt nous sommes tous contraints d’y vivre ou conviés à la traverser. La rue est donc l’espace d’un regard potentiellement plus démocratique ; Lumet y revient régulièrement comme pour capter une respiration collective, même par le détour de l’artifice, car le microcosme réuni dans la banque braquée par Sonny (Al Pacino) et Sal (John Cazale) est un condensé de la population de la ville.
Et lorsque la rue n’est pas le décor principal c’est son environnement immédiat : façades et vitrines, escaliers, ruelles, culs de sac, bars, bureaux anonymes, petits commerces. Cette vraisemblance des lieux aiguisée par le refus de la belle image rend parfois difficile l’emploi d’une musique d’accompagnement. La partition de Mikis Thédorakis dans Serpico est l’exemple patent d’une vaine illustration qui nous éloigne de la trame et surtout du protagoniste. Ce commentaire musical est un hors-sujet. Les sons ont une autre épaisseur dramatique. Dans ses films des années soixante-dix le réalisateurs accorde toute son attention aux systèmes d’écoute qui emprisonnent les personnages.
Ils marchent sans se soucier de la vie dans les hauteurs, raison pour laquelle les gratte-ciels apparaissent peu dans les films de Lumet. A peine voient-il le ciel et son absence dans Le prince de New York (The Prince of the city, 1981) dit bien l’enfermement de Danny Ciello, incapable de regarder autre chose que les rues et les visages des accusés. On ne lui a pas appris à lever les yeux vers le ciel. Et pourtant, vient un moment dans Le gang Anderson (The Anderson tapes, 1971), dans Serpico, dans Un après-midi de chien ou Le prince de New York, où Lumet a la tentation de filmer les toits de la ville, pour filmer la fuite de John Anderson (Sean Connery) et les manoeuvres d’encerclement de la police, la brève échappée belle de Danny Ciello, pour observer Sonny cerné par les tireurs d’élite qui surplombent la banque située dans Brooklyn. Lumet a-t-il dans son enfance arpenté les toits de son quartier, a-t-il sauté d’immeuble en immeuble ou a-t-il rêvé de le faire ? Ou est-ce simplement une figure récurrente ? Le toit est ce havre de paix, peut-être le seul, où respirer, où se retrouver seul, tandis qu’en bas gronde la ville dont on perçoit la lame de fond. L’homme sur le toit est le funambule tenté par l’ascension, l’oubli de soi et du monde, mais affaibli parfois par le vertige. Ni John Anderson, ni Serpico, ni Sonny n’échappent à leurs poursuivants. En ce qui concerne Danny Ciello il n’échappe pas à sa conscience tourmentée.
Les personnages ont fort à faire avec les difficultés du quotidien, trop pour s’arrêter ou pour flâner. Le marcheur chez Lumet n’est pas un promeneur, c’est un individu soucieux d’atteindre un but et qui souvent n’y parvient pas. Pour ainsi dire il se heurte aux murs de brique si présents dans ses films ; ils ont quelque chose de carcéral comme si la prison était autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Il est tout à fait conscient de procurer au spectateur cette impression : « Le sentiment d’enfermement est très fort, même dans mes extérieurs new-yorkais. Je fais très peu de panoramiques. C’est pour traduire à l’image cette sorte de piège psychologique où se débattent beaucoup de mes personnages. Ce que je cherche, quand je tourne en extérieurs, c’est une métaphore ou une illustration directe de la vérité profonde de mon personnage. Quand mes extérieurs confèrent un sentiment de piège, d’enfermement, c’est presque toujours parce que c’est comme ça que je vois mes personnages. » Cela permet aussi de montrer l’intériorité des personnages grâce au cloisonnement du décor : Sol Nazerman (Le prêteur sur gages) ne sait vivre que derrière des murs, Danny Ciello se condamne à vivre dans des îlots. Il en est de même pour John Anderson qui à peine sorti de prison s’enferme en quelque sorte dans le loft de sa maîtresse afin de préparer son coup de maître qui à son tour va signifier s’enfermer dans un édifice où voler tous les appartements. Le cloisonnement peut atteindre la totalité du récit (Un après-midi de chien), car le superbe scénario de Franck Pierson décrit un développement et omet volontairement de montrer les prémisses et les conséquences. Dans New York la ligne qui sépare l’intérieur et l’extérieur est ténue : Serpico est à l’aise partout mais n’est véritablement bien nulle part. Autour de lui la foule solitaire en perpétuel mouvement tente d’échapper aux invisibles prisons sociales perçues par Lumet dès l’enfance.