Artículo publicado en enúmero doble de julio/agosto de 2007 (nº 557-558) en el dossier Mizoguchi-Ozu-Naruse.
Trop souvent l’on confond la monotonie et l’ennui. On voudrait que la monotonie soit le fruit de l’incurie, de la maladresse, de l’usure, de rhétoriques stylistiques d’autant plus éprouvantes qu’elles sont dédaigneuses. Bien des exemples il est vrai le confirment et pourtant la monotonie peut exprimer la recherche constante d’un artiste obsessionnel qui se risque à lasser pour mieux dire ce qu’il a déjà dit ou ce que d’autres avant lui ont capté et transmis.
Les sculptures des dieux et déesses et les scènes bibliques perpétués depuis les temps anciens, l’Art de la fugue de Bach, les sonates pour piano de Scarlatti, les Variations Diabelli de Beethoven, les estampes consacrées au mont Fuji par Hokusai et Hiroshige sont monotones tout autant que la montagne Sainte-Victoire peinte par Cézanne, les Nymphéas de Monet, les cycles picturaux de Picasso et Tapiès, les scénarios écrits par Kogo Noda pour Ozu, les déploiements monochromes de l’art contemporain, ses innombrables séries photographiques et plastiques, et maintes oeuvres littéraires qui se réclament, parfois en vain, de la modernité.
Il faudrait y ajouter les mosaïques de Mikio Naruse d’où le jaillissement et l’extrême sont exclus, d’où la brillance est bannie au profit de situations ni trop ténues, ni trop fortes, traitées avec la même distance émotionnelle ou plutôt avec la même attention. Ce refus de l’éclat nourrit aussi les plans enchaînés selon un rythme étale au cours de scènes qui nuancent et renouvellent les motifs. Tout semble lent quand tout est rapide et sec. Cette surface dramatique dépolie, dédorée, lui permet d’obtenir une marqueterie dont chaque fragment s’imbrique dans un tout compact sans nous livrer le secret grâce auquel le temps d’une vie banale en apparence s’inscrit dans notre mémoire. Les contours en sont difficiles à cerner tant le cinéaste aplanit jusqu’à réduire à l’uniforme en sorte que s’il survient l’extraordinaire devient quotidien.
Certains livres gagnent à être lus à haute voix, d’autres invitent au silence ; certains tableaux requièrent que l’on s’éloigne pour mieux les admirer, d’autres que l’on s’approche ; certaines pièces musicales et certains films s’apprécient mieux loin des mondanités. Pour goûter à l’art de la variation de Naruse opposé au goût de la variété il ne faut craindre ni le silence, ni la répétition, ni surtout la sensation, stimulante par ailleurs, qu’une tapisserie tissée dans des tons gris ne dévoile que peu à peu sa beauté.
Parmi les images récurrentes du cinéaste le visage d’une femme enneigée condense tout son talent. Entendons une femme ensevelie sous ses émotions, glacée par le sacrifice, affaiblie par le manque de générosité d’autrui, souvent par la veulerie des hommes, usée par l’impossibilité d’un amour heureux, attérée par son propre délitement, par sa difficulté à dire et vivre ses sentiments car il n’est pas question pour elle de renoncer aux usages. Dans Le grondement de la montagne (Yama no oto, 1954) le mari falot dit de sa jeune épouse Kikuko (Setsuko Hara) qu’elle est un lac tandis que son amante est un torrent. Oui, les femmes enneigées de Naruse ont le calme trompeur d’un lac et sa profondeur abyssale qui attire les tempéraments suicidaires.
Le cinéaste traque ou suscite le moindre cillement, toute moue, tout pincement, tout haussement, toute contraction qui révèle une fêlure. Le fracas du monde se lit sur ces visages féminins rétractés qui s’éclairent quelques secondes avant qu’une sorte de cire ne contraigne l’émotion leur donnant ainsi un masque de contrition aussi énigmatique que l’objet qui intrigue le beau-père de Kikuko dans Le grondement de la montagne. Les silhouettes sveltes de ces femmes peu sexuées sont des feux follets qui émergent dans des ruelles, des maisons basses, des escaliers et des soupentes, des terrains vagues hérissés de haies et de palissades, parmi des arbres dénudés, des parcs vides, des avenues que l’on parcourt en tramway et dans des trains bondés par une foule solitaire, en voiture parfois mais le plus souvent en déambulant car déambuler c’est être seul tout en étant avec l’autre.
Kikuko a les attributs du masque neutre mentionné ci-dessus. Elle endure les vexations de son mari, son infidélité, elle avorte sans plainte ni imprécation, jamais un mot malveillant ne sort de sa bouche. C’est une femme de floraison lente dont les proches ne soupçonnent pas d’emblée la force mise au service du « non », du non à la vie. Sa douceur est un leurre car elle cache son orgueil blessé. Autour d’elle le film ne « monte » pas mais il « descend » lentement ; il n’y aura pas de chocs, juste des froissements. Lorsqu’on la voit assise tenant dans les bras l’enfant de sa belle-soeur un cadrage lointain l’isole sous la véranda. Son beau-père qui vient d’apprendre la perte de son bébé demande que lui soit retiré l’enfant pour lui éviter, dit-il, la fatigue. Naruse consacre alors un bref plan moyen à Kikuko. Elle ne laisse rien voir de son tourment, à peine détourne-t-elle les yeux. Bien que soumise à sa vertu souffrante Kikuko se tait ; à l’image de la maison de ses beaux-parents assaillie la nuit par la pluie battante elle semble un havre de paix. La bienséance qui l’exige l’étiole peu à peu. Elle décide de vivre loin de son mari et de son beau-père pour lequel elle ressent la dilection la plus vive. La dernière scène la montre marchant aux côtés du vieil homme dans un parc. Elle l’aime et n’ose ne lui dire. La rupture est consommée, la séparation est inéluctable mais même lorsqu’elle pleure Naruse la filme assise sur un banc, de dos, comme pour nous épargner ses sanglots. Accède-t-elle à la liberté, comme le lui dit son beau-père ? Rien n’est moins sûr.
Dans Nuages flottants (Ukigumo, 1955) la voie de Yukiko (Hideko Takamine) est tout aussi solitaire. D’abord violée par un parent elle est ensuite délaissée par Tomioka, un homme marié, indécis et volage qui si il lui accorde des moments de plaisir lui inflige nombre d’ingratitudes. Volte-faces, faiblesses et mensonges se succèdent. Tout le film n’est qu’une suite de rendez-vous manqués avec la vie de deux êtres abusés par un rêve d’amour. « Ni avec toi ni sans toi » résume leur triste devenir dans un Japon en apesanteur jonché encore de décombres. Marcher sans cesse aux côtés de Tomioka donne à Yukiko l’illusion qu’ils sont mari et femme. Elle l’aime et c’est assez pour surmonter l’adversité, les heurts, un avortement et la maladie qui la mine. Avant de le suivre sur une île où la pluie diluvienne la condamne à n’être qu’une fleur fanée, telle celle de la chanson que lui apprend le soldat américain, elle s’effondre. (A-t-on vu au cinéma couple plus abattu que cet homme et cette femme fouettés par la pluie qui cingle une barque en partance vers une île ?) Pas un premier plan pourtant ne ternit la nacre de son visage anémié. Dès le début du film Naruse isole son masque blanc dans la grisaille du décor. Ses regards glissés dans le vide sont de brefs travellings oculaires plus subtils que les mouvements d’une caméra. A l’instant où l’amant dit vouloir élever l’enfant et se sentir coupable le réalisateur filme un plan moyen de Yukiko qui baisse les yeux presque toujours à l’affût d’un regard qu’elle ne rencontre pas. On voudrait que le plan dure mais Naruse s’y refuse. Il a capté l’intensité, cela lui suffit. Et Tomioka aime-t-il Yukiko ? Il se souvient trop tard des heures partagées en Indochine et peint les lèvres de la morte sous la pauvre lumière d’une lampe. Dehors la tourmente gronde, indifférente au drame muet, car il n’y a rien à faire sinon taire la douleur. Le visage rayonnant de Yukiko aperçu en flash-back remplace brièvement sa blancheur mortuaire.
Pas un geste de tendresse n’est réservé à Keiko (Hideko Takamine au sommet de son art) la gérente du bar Carton (Quand une femme monte l’escalier, Onna ga kaidan wo agaru toki, 1960). Elle est courtisée avec égards par des clients qui veulent l’épouser, pas un ne surmonterait le mépris affiché de cette vestale, mais elle n’aime qu’un homme marié qui refuse de quitter femme et enfants. Nous ne saurons si la jeune veuve a réellement placé une lettre d’amour sur la tombe de son défunt mari mais nous devinons qu’elle est entière au point de s’imposer une règle de vie stricte. Keiko ne trouve pas plus de prévenance auprès de sa mère et de son frère qui sollicitent de l’argent. Pour autant qu’elle veuille se convaincre que la solitude est le prix de l’indépendance elle déteste monter les escaliers du Carton même si une fois en haut elle croit, ou feint de croire, en sa chance. D’ailleurs ne consulte-t-elle pas une voyante ? Au début du film une hôtesse de bar se suicide plus tard c’est le tour de l’insouciante Yuri qui a travaillé avec elle avant de lui dérober des clients pour ouvrir son propre local, séduite par les promesses d’un homme d’affaires rapace. Keiko sait que l’alternative est un mariage sans amour ou l’achat d’un bar. Avant qu’elle ne monte une nouvelle fois les marches et boive en dépit de son dégoût en compagnie d’hommes esseulés elle va au devant de sa douleur puisqu’elle marche jusqu’à la gare de chemins de fer pour prendre congé de son amant muté à Osaka. C’est un adieu incommodant pour les deux car le père est accompagné par sa famille. Keiko remet aux enfants de l’homme qui détourne le regard un faux cadeau, elle lui rend des actions offertes en guise de dédommagement. Peu après la voix en off de Keiko nous assure qu’elle doit être forte comme les arbres millénaires pour résister au froid de l’hiver. Une fois parvenue sur le seuil du Carton elle sourit et sa modération l’emporte sur le désespoir. Sur le visage de Keiko les frémissements filmés en accord avec les modulations de sa voix disent son infinie tristesse.
Le dernier film du metteur en scène (Nuages épars, Midaregumo, 1967) offre un nouveau portrait de femme sous la neige. Yumiko (Yoko Tsukasa) est enceinte, son mari bientôt sera en poste à Washington. Leur bonheur prend fin brutalement lorsqu’il meurt dans un accident de voiture. Shiro, le conducteur responsable bien que reconnu non coupable par les autorités, souhaite verser une pension à Yumiko qui l’accepte un temps puis refuse. Ici encore Naruse filme le veuvage, la perte d’un enfant car Yumiko avorte, le rejet de l’argent, l’éloignement puis des retrouvailles non désirées, une femme convoitée, exploitée, mais ici l’homme (Shiro) est honnête et bon. La douleur les sépare d’abord puis l’amour naissant, non réciproque et bientôt réprimé par Yumiko qui s’interdit tout débordement émotionnel. Le destin les réunit dans le village natal de la jeune femme. La pluie provoque la fièvre de Shiro. Elle le soigne, lui prend la main, le regarde, l’accepte enfin. Quelle connaissance des êtres fallait-il pour filmer Yumiko mi troublée, mi sereine. Pourtant elle résiste encore. C’est dans un parc ensoleillé qu’elle dit à Shiro, déjà convalescent, que durant cinq mois d’hiver son village natal est isolé sous la neige. Lorsqu’à la fin du film Yumiko cède enfin à son élan dans l’escalier qui la conduit chez son futur amant son visage au teint tantôt éburné, tantôt céruléen, laisse percer le désir et le besoin d’être ensemble. Mais il est trop tard car afin de lui éviter de souffrir il a demandé une nouvelle mutation. Après une nuit d’adieu la séparation, qui bien sûr évoque la fin de In the mood for love, est d’une stupéfiante concision. Yumiko marche sur les rives d’un lac tandis que Shiro part pour Lahore. Leur coeur en hiver souffre d’aimer en vain.
Le peintre Whistler avait raison : seul le travail peut effacer la trace du travail. Comment Naruse parvient-il à enclore ces visages presque immobiles et néanmoins agités de soubresauts, comment peut-il saisir entre deux plans une vie qui bascule ? C’est un mystère. Par chance la neige fond parfois pour laisser place au plaisir et au bonheur mais Naruse préféra filmer l’autre visage de notre condition.