Article publié dans Positif (Nº 629-630, juillet-août 2013)
A partir de 1945 ils sont des millions à travers le monde à pouvoir dire : « l’horreur a un visage », ou plutôt des visages noyés d’ombre qu’il convient de démasquer sous peine d’assister à l’impunité des criminels grisés par le silence des lâches, la faiblesse des imprudents et la corruption des puissants. Face au pacte des délinquants que peuvent les laissés pour comptes, les dissidents, les réfractaires et les idéalistes sinon témoigner de leur infortune ? Même si le cinéma conçu dans l’après-guerre ne se réfère pas au traumatisme produit par la Deuxième Guerre mondiale et si l’on feint de croire à un monde lavé de sa souillure une menace discrète assombrit les films, car en dépit de l’horreur récente l’homme ne devient pas meilleur.
En Italie, le néoréalisme puise ses forces dans la mise en cause d’un ordre injuste sur le point d’émerger entre les ruines. A ses débuts il montre les hommes prêts à perpétuer des méfaits au mépris de toute solidarité. Plus tard seulement il s’attendrira et sera pittoresque. Et tous, du plus pauvre jusqu’aux nantis, collaborent à l’asservissement social. Aucune compassion n’empêche la détresse du Voleur de bicyclette (1948) ou le suicide d’un enfant dans Allemagne, année zéro (1948) et dans Senza pietà (1948) le racisme n’épargne pas le soldat noir amoureux d’une jeune femme réduite à se prostituer puis assassinée. Pourtant le fort pouvoir d’empathie des films italiens réalisés entre 1945 et 1950 repose sur une défense et illustration de la dignité humaine malmenée par une adversité parfois si obstinée qu’elle mérite le nom de fatum. L’impact émotionnel et esthétique du néoréalisme sur les autres cinématographies de l’époque est, on le sait, immense, si bien que le film noir américain n’échappe pas à son influence.
Très tôt deux voies d’expression s’épanouissent dans le genre. D’un côté, la sophistication des sinueux Laura, Assurance sur la mort, Péché mortel, Le Grand sommeil, Gilda, L’emprise du crime, Le secret derrière la porte et La Dame de Shangai, dénués de toute visée sociale, fait les délices de spectateurs avides de mélodrames criminels, de femmes fatales, de senteurs délétères et de personnages d’exception ; de l’autre, une veine plus crue se fait jour peu à peu, due, pour l’essentiel, à des nouveaux venus plus enclins à décrire la vie morne de millions d’américains. Si grandeur il y a dans ces films noirs d’inspiration documentaire elle réside dans la résistance quotidienne de ceux qui luttent pour survivre. Ils s’attirent les faveurs du public car les cinéastes américains dressent un état des lieux de la nation qu’ils critiquent tout en la ménageant : leurs personnages peuvent être des rebelles ou des réformateurs, mais pas des révolutionnaires prêts à détruire les fondements de la société. Ni la censure ni les spectateurs de l’époque n’auraient accepté un discours politique, au mieux partageaient-ils une condamnation morale.
On préfère la « true story » qui semble garantir un apport d’authenticité à l’écran. La voix off d’un narrateur extérieur au récit inscrit le film dans un contexte précis pour confirmer que La Brigade du suicide (1947) et Incident de frontière (1949) d’Anthony Mann sont des « true stories », sans doute flatteuses pour la police américaine, mais sans concession à l’égard des rouages corrompus. L’ouverture de Appelez Nord 777 (1947) d’Henry Hathaway mêle images d’archives des années trente situées à Chicago avant d’introduire des scènes filmées dans les années quarante associées à un commentaire off de style journalistique. La Cité sans voiles (1948) de Jules Dassin va plus loin car son producteur Mark Hellinger assure la locution off du prologue et de l’épilogue en hommage à ces « huit millions d’histoires qui existent dans la cité sans voiles ».
New York est cette cité et devient le symbole de la métropole tentaculaire. Depuis L’Aurore (1927) la ville est le lieu de toutes les tentations et de tous les dangers. Stylisée dans Scarface (1932) ou Les Fantastiques années vingt (1939) elle disparaît au profit d’une ville plus fidèle à la perception des contemporains. C’est ainsi qu’un apport indéniable du néoréalisme est la visibilité du creuset culturel. A l’écran, grecs, italiens, slaves, noirs, mexicains, jusqu’alors délaissés par les producteurs, occupent une place non négligeable.
Ce n’est pas un hasard si le journaliste est une figure récurrente du genre puisque qu’il arpente la ville à la recherche de la vérité. Dans Appelez Nord 777 James Stewart consacre ses efforts à faire innocenter un homme incarcéré pour un crime qu’il n’a pas commis. A travers son parcours nous découvrons aussi bien le déroulement du test de vérité, les techniques d’imprimerie, une prison panoptique que les fonctions du Pardon Board qui peut accorder sa grâce et garantir la défense des valeurs démocratiques. Cette insistance à décrire un savoir-faire, des procédés et des institutions pourrait aussi bien être signalée dans un film néoréaliste.
L’obsession du détail donne parfois tout son sel à une séquence. Dans Le Port de la drogue (1953) de Samuel Fuller, Thelma Ritter aide les policiers à identifier un pickpocket simplement en connaissant sa manière de plier un journal face à sa victime. A l’échelle d’un film ce souci de véracité se vérifie dans les fims noirs qui décrivent la préparation méthodique d’un vol : Quand la ville dort (1950), L’ultime razzia (1956), Le coup de l’escalier (1959). On peut se demander si sur ce point les réalisateurs américains ne prolongent pas en le systématisant le besoin de justesse ressenti par les cinéastes italiens.
Dans un autre domaine le film noir accentue quelque chose d’implicite et peu convaincant dans le cinéma néoréaliste : le traitement du son. Un surcroît de réalisme, apparent du moins, obtenu par l’insertion de sonneries, sirènes, klaxons, coups de freins, passages de trains et de tramways, ambulances, avions, volées de cloches, rotatives d’imprimerie, machines en usine, constitue un arrière-plan sonore obsédant. On mesure dans L’impasse tragique (1946) de Henry Hathaway à quel point certains sons répétés à l’envi forment un leitmotiv jamais lassant et d’une puissance d’évocation suffisante pour comprendre l’environnement physique et émotionnel du détective protagoniste. L’absence d’un son peut aussi produire un impact mémorable. Dans Association criminelle (1955) de Joseph Lewis Brian Donleavy meurt sous le crépitement des mitraillettes qu’il n’entend pas car on lui retire le sonotone juste avant son exécution.
L’espace urbain du film noir oppresse le héros à son insu. Sa géométrie onirique se prête à merveille à ces poursuites et errements somnambuliques parmi ponts suspendus, gratte-ciels, cours et ruelles sordides, escaliers et couloirs conçus par un disciple de Dédale, docks miséreux, berges de fleuves aux eaux stagnantes, avenues désertes, motels surgis de nulle part, entrepôts à l’abandon, filmés à Los Angeles, San Francisco, New York ou La Nouvelle Orleans (Panique dans la rue, 1950). Cette oscillation entre la splendeur du spectacle et la rigueur du reportage, à l’image du passage du luxe au dénuement, est aussi exprimée par le recours au tournage en décors naturels sans renoncer au studio.
Ce réalisme dru imprègne Sur les quais (1954), également réalisé par Elia Kazan, qui sans être un film noir est hanté par la dégradation, les tâtonnements identitaires et la conquête de la dignité. La photographie de Boris Kaufman résume bien la ligne de partage indécise qui distingue les films noirs opalescents aux contrastes violents et aux ombres découpées et d’autres habités par la grisaille. Outre Atlantique, Otello Martelli et Aldo Tonti étaient confrontés aux mêmes questions formelles que John Alton et Joe Mac Donald. Est-il indispensable de filmer la pauvreté en images ternes ?
Ce même désir de réalisme irrigue aussi les brefs films d’Ida Lupino qui à l’exception du Voyage de la peur (1953) ne sont pas des films noirs, mais Not wanted (1949), Outrage (1950) et Never fear (1950) transmettent ce besoin de d’accuser les institutions et de donner la parole, et la raison, aux plus démunis, au premier plan desquels se situent les femmes, si souvent exploitées ou maltraitées. La réalisatrice choisit de situer ses histoires dans des small town et à la campagne, rare dans le genre si l’on excepte La Griffe du passé (1947) et Nightfall (1956) de Jacques Tourneur, Marché de brutes (1948) et Incident de frontière d’Anthony Mann, Haines (1950) de Joseph Losey ou La Maison dans l’ombre (1951), dont certains lui attribuent la coréalisation avec Nicholas Ray. Presque tout le métrage du Voyage de la peur réunit les trois personnages dans un désert sans attraits mais la résolution nocturne finale emprunte au genre ses codes les plus connus. La sécheresse des films d’Ida Lupino renforcée par un ton quasi dédramatisé et des budgets infimes est contredite par un jeu d’acteurs encore marqué par une recherche de l’effet.
Le goût du vrai conduit à débarrasser le visage de l’acteur de toute aura de star pour qu’affleure l’homme de la rue, de préférence parmi les personnages secondaires. A la beauté on va préférer l’intensité des « gueules » des acteurs de composition et ici encore la quête du réel débouche sur l’artifice. On a beau vouloir convaincre le public que la vraisemblance enrichit Boomerang (1947) grâce à l’apport de comédiens non professionnels, comme il advient dans le néoréalisme depuis Rome, ville ouverte (1945), ceux-ci se mêlent aux interprètes célèbres, non sans ambigüité.
Du néoréalisme le film noir hérite le poids du destin qui étouffe les personnages de La Griffe du passé, Les Tueurs (1946), Criss cross (1949), Quand la ville dort, Sunset Boulevard (1950) et, dont la mort, sacrificielle dans Les Démons de la liberté (1947), n’est pas vaine, à part sans doute celle de Tom Neal dans Détour (1946). Peut-être avons-nous besoin de voir le destin ployer les êtres humains pour atteindre la catharsis. Sinon, comment expliquer la « poisse » qui s’abat sur l‘homme semblable à un boxeur frappé par un ennemi invisible ? Dans le film noir le personnage masculin évite un sort funeste, soit par le biais de la rédemption (L’enfer de la corruption, 1948 ; Nous avons gagné ce soir, 1949), soit lorsqu’il est gagné par l’amour, de manière hâtive et quelque peu conventionnelle (L’impasse tragique ; Les Bas bas fonds de Frisco, 1949 ; Le Port de la drogue ; Association criminelle).
Certes, le sort s’acharne sur certains personnages, cependant le film noir se distingue du néoréalisme par l’énergie qui se dégage de l’enquête et permet de dépasser l’échec. La structure dramaturgique du genre oblige scénaristes et réalisateurs à délaisser l’épisodique et le digressif afin de resserrer les liens de la trame. Malgré les épreuves infligées aux personnages la vitalité l’emporte. Elle est fortifiée par la conviction qu’envers et contre tout règne l’isonomie, c’est-à-dire l’égalité des chances face à la loi défendue par les partisans de la démocratie athénienne. Mais une autre caractéristique américaine la nourrit.
Avant d’être popularisée par Boris Cyrulnik la notion de « résilience » paraît sous la plume de Paul Claudel en 1936 : « Il y a dans le tempérament américain une qualité que l’on traduit là-bas par le mot resiliency, pour lequel je ne trouve pas en français de correspondant exact, car il unit les idées d’élasticité, de ressort, de ressource et de bonne humeur. Une jeune fille perd sa fortune, elle se mettra sans grogner à laver la vaisselle et à fabriquer des chapeaux. Un étudiant ne se croira pas déshonoré de travailler quelques heures par jour dans un garage ou dans un café. » Elle est sous-jacente dans de nombreux films. À la fin de Règlement de compte (1953), le personnage interprété par Glenn Ford, éprouvé par la mort de sa femme et de sa fille et le constat d’une gangrène sociale n’en reprend pas moins du service dans les rangs de la police car il se doit de continuer l’héroïque et discret combat quotidien.