Artículo publicado en el nº 536 de Positif en octubre de 2005 (dossier Orson Welles)

L’oralité est l’omphalos du monde d’Orson Welles. Dans Une histoire immortelle il n’y aurait pas d’histoire si la parole n’embrasait Mr Clay certain de se mouvoir dans « un monde créé par lui, un monde né de la parole. » (p 223)1. Welles trouve en Karen Blixen un coauteur d’exception avec lequel il partage le goût de la fable, du récit gigogne, de l’enchevêtrement, de l’identité voilée. Si « Navigare necesse est, vivere non necesse » fut bien la devise de Karen Blixen sa nouvelle et l’adaptation écrite et filmée par Orson Welles illustrent ce credo.

Moreau CoggioA la différence de la nouvelle, à laquelle le film est néanmoins  très fidèle, le film ne raconte pas une histoire mais le rêve d’une histoire peuplée de somnambules. Tant dans la nouvelle que dans le film Mr Clay et Elishama vivent hors du temps, loin du désir et de l’affection, voire hors du monde dont les grilles et les balcons les protègent. A peine un store vénitien résume-t-il la chambre nue d’Elishama ; quant à Mr Clay sa cellule est une vaste demeure isolée. Le cas de Virginie diffère dans le texte et dans l’adaptation. Dans le récit écrit elle est un personnage enroulé comme un lierre à son passé dont il reste peu de chose dans le film si ce n’est le portrait de son père et celui de l’impératrice Eugénie dans sa chambre.

Autre Moreau CoggioIl n’est pas certain que l’éllision du passé des personnages eût satisfait l’écrivain. Karen Blixen consacre de nombreuses pages au passé de Mr Clay, d’Elishama, de Virginie et de Paul qui deviennent sous sa plume des exilés sous l’emprise de forces supérieures. Cependant, sous l’émail symbolique de la nouvelle le romanesque, un romanesque altier certes, dote les personnages de vraisemblance sans leur ôter pour autant leur mystère. A tout moment l’on sait pourquoi agissent ses personnages. Rien de tel chez Welles. Il élimine leur passé et n’en retient que quelques traits saillants et en oblitérant le passé des personnages il effaçe aussi leur présent, conférant ainsi à chacune des quatre silhouettes une motivation plus opaque.

Dès les premiers plans surgissent des fantômes : le masque blafard d’Elishama, la gueule de gargouille de Mr Clay, le visage de cire de Virginie, les traits statuaires de Paul. Quant aux figurants chinois ils sont des apparitions muettes, presque surnaturelles, qui ponctuent le récit. Par ailleurs, le découpage ne nous situe pas davantage dans un lieu précis : les lieux clos succèdent aux lieux désertés pour exprimer le dégoût des sucs vitaux qu’éprouvent Mr Clay et Elishama et l’idée qu’ils ne sont pas pas des êtres de chair et de sang. Même l’espace sonore se vide au point que la voix off du narrateur disparaît assez tôt. La brièveté de certains plans, la durée du film, l’enchaînement de blocs de temps plutôt que d’une continuité fluide  donnent au film l’air d’une fresque antique incomplète. La musique de Satie ajoute à son étrangeté ; ces gouttes musicales en suspens unissent les béances du récit et nous transportent vers un limbe. Lorsqu’Elishama présente à Virginie la requête de Mr Clay, Karen Blixen lui fait dire : « C’est une comédie, un rêve ou une tragédie» (p 191) mais Welles conserve seulement l’idée qu’Elishama a oublié le mot comédie.

Welles RueilWelles sacrifie tout au rituel de la représentation pour mieux se consacrer à deux nocturnes – la prophétie et la mise en scène – enchâssés entre un prologue et un épisode diurnes. Au cours du film les choses sont dites plus que véritablement dramatisées. Les personnages existent non parce qu’ils agissent mais parce que placés à l’avant-scène par le cinéaste ils racontent leur histoire au fil de monologues ou de scènes à deux personnages. Parfois l’énonciation du texte confine à l’abstraction. Par exemple, la confession de Virginie concernant son intention de se suicider est abrupte. Il s’en dégage un ton de récitatif éloigné de la nouvelle, conforté par la postsynchronisation qui se joue du réalisme et donne aux voix certaine matité.

L’image du film aussi nous renvoie à la scène. Dès le premier plan des tentures théâtrales habillent les escaliers qu’au loin  descend Elishama et un rouge non moins théâtral couvre les murs du salon de Mr Clay. Tout aussi théâtrale est la lumière dorée qui baigne Paul  lorsque Mr Clay lui parle des vertus de l’or, et le blanc du lit à baldaquins couvert de tulles, de dentelles est aussi mortuaire que théâtral. Le point culminant de la représentation est bien sûr la belle scène érotique qui n’occupe dans la nouvelle pas plus de trois lignes. Puis, une fois la représentation terminée, Elishama éteint la lampe sur la véranda, comme au théâtre. Il est vrai que Welles n’a qu’infléchi l’un des axes de la nouvelle car Virginie est éprise d’art dramatique (p 187, p 222) et qu’Elishama est un spectateur du grand théâtre du monde. Ce souci de cohérence théâtrale  conduit Welles à commencer le récit presque in media res, à respecter avec quelque licence la règle des trois unités – non observée dans la nouvelle qui se déroule dans des lieux multiples et au cours d’une semaine alors que le déroulement temporel du film est plus imprécis mais aussi plus concentré.

the-immortal-storyMais la propension du cinéaste à aller vite empêche parfois qu’un motif récurrent puisse éclore. En voici quelques exemples. Dans la nouvelle le genou apparaît dans la prophétie d’Isaïe (« Et fermes les genoux chancelants») que Mr Clay fait répéter à Elishama car les genoux font souffrir le vieil homme. Durant la nuit d’amour Paul caresse le genou de Virginie (p 228) et le coquillage que remet Paul – à Elishama dans la nouvelle, à Mr Clay dans le film – est «  doux et lisse comme un genou » (p 241). Sans avoir connaissance des mentions antérieures l’énigmatique comparaison de Paul perd en force d’évocation. Et qui parmi les spectateurs se souvient qu’il est dit au tout début du film que le père de Virginie a été mis à genoux par Mr Clay – détail qui ne figure pas dans la nouvelle – ou encore que Mr Clay se frotte les genoux après avoir chargé Elishama d’engager la recherche des acteurs de l’histoire ? Dans le même ordre d’idées, que Virginie dise à Elishama sans crier gare : « Tu es le juif errant » est arbitraire et surprend le spectateur. Et qu’Elishama découvre par inadvertance la devise du père de Virginie, qu’il devine que Virginie n’acceptera pas cent guinées mais trois cents – somme dûe par son père à Mr Clay – et qu’il sache interpréter tout de suite le motif caché du châle qui tel un miroir contient une réalité inversée relève du tour de prestidigitation, à moins que cela ne révèle la toute puissance de cet homme de l’ombre.

La nouvelle est un précipité dans lequel se dissolvent et se mêlent force références littéraires : le pacte faustien entre Mr Clay et la mort, Shéhérazade (tous les soirs Elishama lit jusqu’à l’aube des documents comptables à l’insomniaque Mr Clay), le juif errant (p 203), Judith et la tête d’Holopherne (p 221), Paul et Virginie, Robinson Crusöe (chapitre XI, le bateau), la chambre-crypte, la gorgone Méduse (Virginie jure à son père que jamais elle ne regardera plus Mr Clay en face), la malédiction du père acculé au suicide ; le naufrage de La Tempête ainsi que Prospero le magicien qui tel Isaïe peut guérir la surdité. Et le souffle biblique habite les profondeurs du texte. En témoignent l’extrait de la prophétie d’Isaïe qui annonce la fin des Temps, le jardin de l’Eden (la nuit d’amour faussement virginale) et la référence à Judas (les trente deniers, p 193)2.

PedrazaLe texte s’intitule en anglais The inmortal story  et en français L’éternelle histoire. Cette traduction infidèle du titre induit une lecture stimulante de l’oeuvre. Est éternel ce qui est hors du temps et n’a ni commencement ni fin : « Je reviens éternellement vers l’éternel retour»3 écrit Borges pour exprimer la circularité d’un temps étranger aux hommes. Mais voici qu’immortel est ce qui a vécu et ne peut périr ; alors que l’éternité est l’attribut du divin, l’immortalité est le rêve de bien des hommes. Une histoire éternelle est condamnée à se répéter, une histoire immortelle est destinée à être unique. La différence mérite donc d’être signalée d’autant plus que l’article défini employé par l’écrivain et le cinéaste disparaissent du titre français du film.

Si l’on s’en tient à l’interprétation habituelle selon laquelle cette histoire n’a jamais eu lieu avant que Mr Clay n’en soit l’instigateur alors nous nous trouvons face à une histoire immortelle mais des détails viennent atténuer ou contredire cette affirmation. Virginie n’est pas l’épouse de Mr Clay et elle n’a pas dix-sept ans, Paul non plus, comme le reconnaît Elishama à la fin de la nouvelle (p 238). Et d’ailleurs Mr Clay ne souhaite pas obtenir un enfant de Virginie. D’autre part, rien ne garantit que Paul ne racontera pas son histoire en échange de quelques bocks. Rien ne nous permet d’affirmer qu’avant lui d’autres marins n’ont pas vécu une expérience analogue. Rien ne prouve que Mr Clay est le premier à vouloir qu’ait lieu cette histoire connue dans tous les ports du monde. Peut-être y- a-t-il dans chaque port un homme hanté par le désir de donner vie à l’histoire. Ces hommes-là ne sont pas des démiurges ; au mieux rêvent-ils de l’être. Qui plus est Mr Clay donne au début du film une bien étrange définition de ce qu’est une histoire : ce n’est pas une fiction mais au contraire le récit d’un évènement vécu. Cette conviction contient sa propre contradiction : si Mr Clay veut faire de cette histoire une réalité c’est qu’il sait implicitement qu’elle est racontée parce qu’elle a déjà eu lieu.

Welles PedrzaRicardo Piglia écrit que tout conte contient deux récits : un récit visible qui occulte un récit secret narré de manière elliptique et fragmentaire 4. Le récit apparent est ici celui de l’homme tenté d’égaler les dieux ou Dieu mais quel est le récit caché d’Une histoire immortelle ? Mr Clay croit rivaliser avec le prophète Isaïe mais peut-être le père de Virginie est-il réellement celui contre lequel il lutte ? La première apparition de Mr Clay chez lui assis pris dans le jeu de miroirs laissés par le père de Virginie tend implicitement à confirmer cette hypothèse. L’affirmation de Ricardo Piglia selon laquelle l’art de la narration est un art de la duplication s’applique à cette histoire inscrite en creux comme un glyphe et placée sous le signe de la dualité. Commençons par l’auteur. Karen Blixen publia ses oeuvres écrites en danois sous son nom et sous le pseudonyme d’Isak Dinesen ses textes écrits en anglais. Et dans le film de nombreux points se répètent : Mr Clay dit d’abord à Elishama que la nuit est longue et lorsqu’il rencontre Paul il lui demande si les nuits étaient longues sur l’île déserte ; Elishama raconte à Mr Clay la prophétie d’Isaïe qui lui fut traduite par un prêteur sur gage ; Virginie dit avoir perdu sa virginité lorsqu’il y avait un tremblement de terre et pendant qu’elle fait l’amour elle dit à Paul qu’un temblement de terre se produit ; Elishama dit deux fois le verset d’Isaïe qui concerne le boiteux ; deux fois Virginie rappelle le suicide de son père ; Paul rêve d’avoir son propre bateau et c’est une cargaison qui a produit le litige entre Mr Clay et le père de Virginie ; il y a dans l’histoire deux chansons celle qu’a écrite Paul et la « chanson » du coquillage ; il y a aussi deux prophéties : celle d’Isaïe et en filigrane celle du père de Virginie. Les miroirs qu’il laisse pour refléter un jour le châtiment de Mr Clay reflètent les quatre personnages prisonniers de la dualité pour mieux saisir les effets de mise en abîme : Elishama est un puer senex face à Mr Clay qui s’en retourne vers l’enfance ; Paul dit n’avoir jamais fait l’amour et l’on peut douter que Mr Clay ait eu une vie sexuelle.

La question se pose de savoir si tout n’est pas joué d’avance par le grand architecte nommé destin et si nous n’assistons pas à l’écho d’un évènement lointain. En effet, tout semble codé dans ce récit sous-tendu par la devise du père défunt de Virginie : « Et pourquoi pas ? » mentionnée en français dans la nouvelle publiée en anglais. Qu’Elishama soit juif, survivant d’un pogrom, héritier d’une tradition prophétique justifie sa lassitude car il sait ou a su. Il devient chez Welles moitié Bartleby et moitié Grégoire Samsa. Il est difficile de croire que Karen Blixen ait choisi par caprice le nom d’Elishama – en hébreu « Dieu entend » – qui est dans la Bible le scribe qui garde le rouleau dicté par Jérémie à Baruch (Jérémie, 36, 21-22). Dans Une histoire immortelle Elishama est un secrétaire qui conserve la trace de paroles d’Isaïe citées au début et à la fin du film. Notons que Welles abrège les versets choisis par l’écrivain et supprime tous ceux qui se refèrent à Dieu (Isaïe, 35).

Une histoire immortelleIl est coutume de considérer Une histoire immortelle une métaphore de la création mise en acte par un démiurge nommé Mr Clay. Soit. Mais n’est-ce pas Elishama celui qui met en scène et Mr Clay n’est il pas plutôt le simple commanditaire ou le producteur et l’un des interprètes5 ? Elishama est, si l’on veut, l’assistant réalisateur de Mr Clay qui engage les acteurs, révise le scénario, prépare le plan de tournage et veille à son exécution, mais c’est un assistant zélé qui cache avec subtilité son désir de mise en scène. C’est la lecture à voix haute des versets du prophète Isaïe qui devient le déclencheur dramatique. On remarquera que jamais Mr Clay ne lit les rapports, il les écoute et dans le cas des versets Elishama les connaît par coeur. C’est encore Elishama qui le convainc sans effort que l’histoire du matelot n’a jamais eu lieu, alors qu’il a peut-être déjà joué son rôle de régisseur auprès d’un autre maître. Mr Clay devient le captif de la parole de ce double d’apparence servile – souvent filmé de dos – pour lequel l’exercice du pouvoir n’apporte aucune ivresse, aucun désir de puissance, car il n’est que le porte-parole d’un puissant marionnettiste : Isaïe qui « pose sa main sur la tête de Mr Clay ». Par ailleurs, dans la nouvelle Elishama est capable de berner Mr Clay (l’épisode des chevaux, p 172), il le méprise (p 176), il le considère un fou (p 185), il annonce sa fin (p 202), il est conscient d’être l’artisan de l’histoire (« Il entra dans la maison dans l’intention d’être la conclusion de l’histoire», p 235), et à la fin il se demande quels rôles ont joué les trois personnes (p 237) car il ne s’inclut pas. Un choix de mise en scène renforce notre confusion de spectateur. Dans la version française Elishama est le narrateur, dans la version anglaise c’est Mr Clay.

Rogger CoggioUne histoire immortelle nous conte comment la « coupe du triomphe » de Mr Clay a l’amertume de la coupe de cigüe. Welles reprend la formulation de Karen Blixen, elle-même si proche de la sentence cinglante d’Oscar Wilde qui affirmait qu’il y a dans la vie deux tragédies : ne pas réaliser ses rêves mais aussi les réaliser. Cet adieu aphoristique confirme si besoin était le caractère introspectif de l’oeuvre. La mort de Mr Clay n’est en aucun cas explicite dans la nouvelle. En choisissant que Mr Clay meure Welles le condamne à ne pas connaître la vérité puisqu’il ignore la fin de l’histoire. Le géant d’argile – en anglais clay – n’a pu triompher du prophète Isaïe et jamais il ne bondira comme un cerf. Pour Mr Clay l’eau ne jaillira pas du désert ; il n’aura connu que le pays de la soif où séjournent ceux qui ne sont pas élus. Et sa main inerte laisse tomber le coquillage de Paul. Jusqu’au bout Welles brouille les pistes car dans la nouvelle c’est la main d’Elishama qui retombe et clot le récit, de sorte que l’on peut se demander si cet anticlimax n’annonce pas la mort lente d’Elishama. Au dernier plan du film Elishama est engourdi par l’amnésie qui semblait être la sienne dans l’ouverture du film. La chanson du coquillage qu’il porte à son oreille lancine sa mémoire fondue au blanc tandis que le spectateur arpente les allées ombragées d’un rêve éveillé 6 né de la parole : « comme au premier matin du monde. »

 

1 Karen Blixen, L’éternelle histoire dans Le dîner de Babette, Gallimard, 1961, Folio, p 223.

2 Les réminiscences bibliques sont omniprésentes dans la prose de Karen Blixen. Rappelons que dans Une héroïne Héloïse utilise des versets d’Isaïe dans un sens kabbalistique et que dans Peter et Rosa l’écrivain reprend l’image d’ « une vie vendue » comme le fit Judas. Et dans Le jeune homme à l‘oeillet est contenue l’idée que les récits créés par Dieu sont supérieurs à ceux qu’inventent les hommes. Dans Le plongeur les poissons connaissent un « plan du monde » ignoré des hommes.

3 Jorge Luis Borges, Historia de la Eternidad, El tiempo circular, p 117, Emecé, 1953.

4 Ricardo Piglia, Formas breves, Tesis sobre el cuento, Nueva tesis sobre el cuento, cf : p 103-139, Anagrama, 2000.

5 Isabelle Jordan, Positif, nº 254-255, mai 1982, p 80.

6 Comme dans Vertigo, Marienbad, La jetée, Tristana, Shining ou  Lost Highway.