Le Bel instant, L’art de la marche au cinéma  sobre el arte de caminar en el cine. Dossier « Le Paysage et ses métamorphoses », Positif, nº 649, marzo de 2015, p 109-111.

LE BEL INSTANT, L’ART DE LA MARCHE AU CINÉMA

Qu’il emprunte des chemins de traverse, parcoure jusqu’à l’épuisement des prairies sans ombre, ou que son entendement vacille dans de trop vastes clairières, le marcheur s’avance vers l’éveil. À l’esthète le monde offre une étoffe que celui-ci se charge d’embellir, au marcheur, sa rude écorce. Parfois même à son insu il se dépouille du « moi » afin d’aller à la rencontre de ce que la raison lui masque. Et cette vacance de l’être inspire aux metteurs en scène haltes, détours et digressions chez ceux que stimulent la saisie de l’instant, contemplation et révélation si l’auteur a quelque visée spirituelle. Selon Nicolas Bouvier la prose est une visite que l’on effectue, la poésie, une visite que l’on reçoit. C’est de cette deuxième dont hérite tout film où chaque foulée met en branle la possibilité d’accueillir les caprices du hasard, comme il advient à la fin des Onze fioretti de François d’Assise lorsque les compagnons du  poverello pivotent sur eux-mêmes avant d’entreprendre un long voyage vers l’inconnu. Dans tout film hanté par la marche le tempo se susbtitue à la trame dramatique dans l’ordre des priorités.

Sous l’oeil des cinéastes le pas, la parole et la pensée participent d’un élan commun. Mais étrangement la marche produit deux effets contraires : soit elle libère la parole, soit elle isole les personnages dans le silence, d’autant plus qu’elle est solitaire. La toute-puissance d’une pensée agissante soutient les marcheurs créés par Tarkovski,  empêtrés dans les méandres de la Zone (Stalker), ralentis par la tourbe nourricière (Andreï Roublev, Nostalghia) ou exposés aux inclémences d’une lande dénudée (Le Sacrifice). Est-on bien sûr que les personnages voient la nature environnnante ou n’est-ce pas plutôt que, par imprégnation, ils sculptent leur pensée en une sorte d’abandon de la raison qui cède le pas à une vision intérieure ? Chez Tarkovski le pas stimule la parole, à son tour productrice de réflexion. Leur marche alanguie, pesante même, leur corps ramassé, contribuent à cet oubli de soi pour n’être plus que des pensées en mouvement, au point de se dissoudre dans un paysage gorgé d’eaux matricielles.

Stalker BEL INSTANT
Stalker

 

De toute autre manière, chez Malick lPositif,a marche, filmée en une myriade de plans dans Le Nouveau Monde, Tree of life et A la merveille, est éperdue, légère, presque enfantine tant elle rappelle les sauts et les cabrioles d’antan. Tout à leur ivresse les personnages cristallisent de minuscules instants au cours desquels la marche, surtout féminine, est une forme d’envol, de ballet qui exprime ce que la parole partagée avec autrui ne peut transmettre : le détachement, le bonheur des sens et la croyance en un idéal. Peut-être pensent-ils, comme Emerson, que « L’homme le plus heureux est celui qui apprend de la nature même sa leçon de prière. » Une autre parole plonge en eux-mêmes, tout aussi fragmentée et lacunaire que la mise en image, elle s’interroge, s’attarde, s’adresse à un interlocuteur quelque peu indéfini – la conscience, dieu, l’univers – sur le ton de la confidence ou de la confession : c’est la voix off. A la merveille pousse à l’extrême cette volonté d’unir dans un même souffle le discours intérieur et l’enchaînement hasardeux mais gracieux des enjambées. Jamais jusqu’à ce point le flux vital n’a été associé à la marche. Elle relève de la fulgurance, et le paysage semble filmé à coups de brosse pour laisser des traînées de couleur sur une toile abstraite, qui expriment sans faillir l’imperceptible et inexorable suite des inspirations et des expirations.

Le Nouveau Monde
Le Nouveau Monde

De nombreux marcheurs renoncent à parler, voire à regarder autour d’eux, pour mieux s’emplir de sensations, comme si la mémoire, et non la vue, se chargeait d’enregistrer les futures réminiscences plus nettes que l’impression du moment. La silhouette importe alors davantage que le visage. Par trois fois Delphine dans Le Rayon vert s’en va marcher seule, pour « prendre congé de nous-mêmes » dirait William Hazlitt ou pour vivre « à part soi », c’est-à-dire «s’intéresser profondément et passionnément à ce qui se passe dans le monde, mais sans éprouver la moindre envie de s’y faire accepter ou de s’y mêler. »  Ces brèves scènes, descriptives et d’apparence inutile, filmées en plan général ponctuent le parcours émotionnel de la jeune indécise dont la perception du monde s’aiguise néanmoins. A peine voit-elle le paysage, mais mer et montagne lui apportent un baume. Son rythme  est celui du promeneur enclin à la rêverie, c’est-à-dire souple et sans accès de brusquerie. C’est la marche-introspection de celui ou celle à l’écoute de soi. De préférence ils choisissent l’espace clos du jardin et du parc dans lequel règne l’harmonie. Fanny Brawne (Bright Star) est à son tour l’un de ces innombrables marcheurs de l’écran en quête d’un bien-être protecteur. A l’image d’une ballerine elle esquisse à pas menus une danse en devenir en accord avec la délicatesse de sa pensée.

En des moments tout aussi décisifs une impulsion intense conduit certains personnages plus passionnels, ou en tout cas moins implosifs, vers une nature hostile et majestueuse où ils se heurtent à leurs désirs et à leurs peurs dans une sorte de toile d’araignée invisible. C’est caméra à l’épaule ou en de sinueux mouvements que Jane Campion filme la marche-soubresaut qui menace d’essoufler Ada (La Leçon de piano) et Robin (Top of the lake), prisonnières du labyrinthe intérieur qui les empêche de voir, littéralement et symboliquement, le miroir du lac ou la forêt boueuse. Pour chacun de ces personnages la marche signifie une sortie de soi, une exacerbation des sens, une mise en danger, une mue qui annonce une renaissance affective.

Top of the lake LE BEL INSTANT
Top of the Lake

Bien différente est celle de l’homme qui apprend à vivre dans le wilderness. A mesure qu’il se libère de ses attaches, son pas, d’abord mal assuré, s’affermit et sa santé se fortifie. Jérémiah Johnson illustre à merveille cette lente éclosion. Mais à la différence des promeneurs dont le regard intérieur se pose ça et là, ils n’ont d’yeux que pour l’horizon qu’ils ne cessent d’interroger tandis qu’ils oublient les motifs pour lesquels ils ont tout quitté. Quelque chose d’inassouvi et cependant proche de la plénitude habite ces buveurs d’immensité peu à peu aptes à une marche ingravide.

Le plan d’ensemble, le panoramique et les mouvements circulaires sont les figures davantage sollicitées par les réalisateurs pour partager leur accomplissement ou leur chute, amplifiés par l’emploi du format scope. Car scruter l’infini est le lot des guetteurs en quête d’un ailleurs. Dans Lawrence d’Arabie, Walkabout, Le Vol de l’aigle ou encore La Dernière piste la marche sans relâche est indissociable du regard porté vers le désert, qu’il soit de sable ou de glace. Vidé de son énergie l’homme s’y trouve à l’affût d’un signe : un point d’eau, un abri, un inconnu bienveillant. Un bout de tissu, une tache de sang, deviennent les vestiges de son séjour sur terre. Et quand un guide aide un peuple souffrant à surmonter les obstacles, l’Exode suggère son modèle épique à la plupart des réalisateurs fascinés par l’image de colonnes de marcheurs décharnés et hirsutes filmés à contre-jour. L’attitude digne et solennelle de l’élu donne raison à Thoreau quand il affirme : « L’esprit chevaleresque et héroïque qui était jadis l’apanage du chevalier semble être désormais celui du Marcheur ou tout au moins avoir survécu chez lui. »  Cette dimension s’accroît si le périple s’apparente à un pélerinage. Plus encore que la marche de l’individu esseulé l’avancée collective tend à montrer le combat de la folie contre l’espoir, patent chez les personnages qui commencent à soliloquer et dont l’esprit se dissocie du corps. Ils n’ont plus le contrôle d’une parole enhardie par une marche ereintante.

Meeks cutoff BEL INSTANT
La dernière piste

Quelquefois le paysage s’érige en témoin sévère car plus il met l’homme à l’épreuve dans des lieux intemporels, moins celui-ci est capable de les voir. D’où ces visages impavides, presque inexpressifs, ou beaucoup plus rarement tendus, tels ceux des éclaireurs aux traits parchemeninés. En effet, l’âpreté du décor naturel s’accommode mieux de l’understatement. Et si la mise en scène épouse le regard du marcheur elle tend à montrer, soit des plans subjectifs qui disent la stupeur, soit une nature impérieuse (Aguirre ou la colère de Dieu, Fitzcarraldo et l’ensemble de la filmographie de Herzog). D’instinct les réalisateurs se sentent invités à tracer de puissantes lignes horizontales ou verticales pour confirmer que, selon les mots de Pascal, l’homme est dans la nature  «Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. »

Loin des tentations du sublime et des abysses la marche-travelling à laquelle Antonioni, Wenders, Kiarostami et les tenants du road-movie nous ont habitués, le long de voies ferrées, ponts, tunnels et routes secondaires, depuis ce lointain précurseur qu’est Les Mendiants de la vie, est celle des rebelles en rupture avec la société ou des êtres rejetés par elle.  Pour ces vagabonds marcher ne marque pas une étape dans leur vie mais condense la constance d’un mouvement vers l’avant (L’épouvantail) ; aussi loin qu’ils aillent ils demeurent indifférents aux variations de lieux et plus soucieux des rencontres qui peuvent infléchir le cours de leur vie. Cette confrérie se distingue par la solidarité entre anges déchus, ses utopies malmenées, son humour désespéré, sa propension à se projeter dans un avenir chimérique ou au contraire à refuser toute représentation du lendemain, et pour beaucoup ses membres fuient le passé. Tout simplement, pour rester debout et résister. Grâce à eux nombre de réalisateurs, même les plus réfractaires aux religions, s’approchent d’une certaine humilité évangélique qui rend palpable l’énergie de boxeurs qui luttent face au vide, avant qu’ils ne chancèlent.

Lorque l’effort est durable le marcheur apprend à refuser usages et principes ; sa discrète désobéissance civile le mène vers une forme d’insularité, si bien qu’il jette sur la vie à l’entour un regard vidé d’intention. Sa marche peut devenir une déambulation obsessionnelle, presque hagarde (le début de Paris, Texas), parfois transmuée en une douloureuse perte d’identité (Gerry). Pour les marcheurs au bord du gouffre le temps s’abolit et seule la respiration les maintient enracinés dans le monde.

Le temps aussi, mais un temps alourdi par l’Histoire et les fantômes du passé, se glisse dans la marche-aveugle à laquelle Angelopoulos soumet ses personnages, prisonniers du brouillard, de la pluie, de la neige, de rivages à franchir. Depuis Le Voyage des comédiens il filme des masses compactes, petit groupe ou foule peu importe, condamnées à errer sinon sans but du moins sans fin, à répéter un rituel dont ils ne comprennent pas toujours la teneur. Leur pas est lent, leur cadence obsédante, leur tête souvent inclinée, leurs corps frissonne ou se fige dans une attitude statuaire. Sous l’emprise d’un destin énigmatique ils ne peuvent échapper aux plans séquences entêtants. Plus que de raison ils se cognent au réel et leur marche révèle la fatigue et l’usure, au point que leur ronde rarement débouche sur le soulagement. Et pourtant, dans un film au moins la compassion du cinéaste se livre sans détours. A la toute fin, si belle, de Paysage dans le brouillard, au terme de leur éprouvante traversée de l’Europe les enfants Voula et Alexandros découvrent qu’il suffit de marcher une dernière fois puis d’enlacer un arbre blotti dans la brume pour que s’éveille la terre endormie.