Positif, Figures de la compassion. Dossier « Marlon Brando et son héritage », nº 533/534, julio/agosto de 2005, p 41-43.
FIGURES DE LA COMPASSION
S’il est un lieu où l’homme n’est plus un loup pour l’homme, là règne la compassion. Aujourd’hui le mot invite au sarcasme bien qu’il ne s’agisse point de la commisération chrétienne mais plutôt de la compréhension grâce à laquelle un renversement se produit : la force s’apaise tandis que la fragilité se fortifie ; et le coeur parle mieux que l’esprit. Qui veut s’en convaincre doit revoir la célèbre scène du taxi de Sur les quais.
Terry Malloy (Marlon Brando) est assailli par un dilemme : dénoncer la corruption des dockers auprès d’une commission d’enquête ou continuer à vivre dans le mensonge et la médiocrité. Son frère Charley (Rod Steiger) ne parvient pas à le dissuader puis le menace avec un pistolet ; c’est alors que Marlon Brando esquisse un geste dont la postérité est immense d’autant plus qu’Elia Kazan le lui attribue. Loin d’éprouver la peur, la colère ou la stupéfaction, Terry abaisse lentement le canon du pistolet et plaint son frère avec une douceur digne d’une Pietà, au point que Charley demeure confondu. Seul peut ébaucher un tel geste un homme conscient d’une sorte de culpabilité originelle dans un monde néanmoins désacralisé. Au risque de déplaire il faut dire que la compassion se révèle surtout chez l’homme guetté à tort ou à raison par un sentiment de culpabilité. Terry Malloy se sent coupable de n’avoir pas été le contender qu’il aurait pu être et qu’il évoque quelques secondes plus tard.
Depuis lors cette séquence est étudiée dans maintes écoles d’interprétation et imitée par ceux qui ne comprennent pas que toute vraie création est sans descendance, que l’inspiration ne s’apprend pas. Qu’importe d’ailleurs où Brando trouva si jeune cette connaissance de la vie. Puisqu’il ne peut puiser qu’en lui-même l’artiste est un éternel autodidacte. Il a pour mission de trouver, non de chercher au nom d’on ne sait quelle expérimentation ni de poser des questions, comme le grégarisme et la mode aiment à le répéter : l’art est une réponse oraculaire qui suscite des questions.
Encore faut-il ajouter que si dans le cinéma américain la gestuelle masculine permettait de savourer la manière d’allumer une cigarette ou boire un verre d’alcool souvent cela répondait à la codification d’un genre. Cependant rien dans le geste de Brando ne renvoie à la tradition. Parmi les acteurs classiques qui le précédèrent James Stewart fut celui qui égala avec fréquence cet équilibre entre la puissance et l’émotion. Peut-être sa popularité est-elle due à l’harmonie des contraires contenue dans la compassion qu’il était capable de transmettre à l’instant où il renonçait à la violence, à la vengeance, à la volonté affermie par l’orgueil flétri. C’est que la compassion rend les hommes égaux face à la douleur et pour le spectateur elle a fonction de catharsis.
Quant à Brando, son attitude dans la scène du taxi a bouleversé l’appréhension du travail du comédien plus encore que ses monologues improvisés, ses silences introspectifs, sa démarche indolente, son marmonnement, son goût du disparate. Hélas, très tôt le maniérisme a instauré l’avènement de l’accidentel chez des comédiens plus soucieux de composition, parfois d’histrion, que de justesse. Si l’interprète aime que les spectateurs lisent sa pensée naissante, en choisissant de réagir plutôt que d’agir, en donnant sens à tout geste, à tout silence, la profondeur souhaitée cède le pas à la lenteur.
Dans le sillage de Terry Malloy sont apparus des réfractaires, des hors-la-loi, épuisés par la déambulation, énivrés par l’autodestruction. Sans grief à l’égard de Paul Newman, reconnaissons que dans Le gaucher l’empreinte du dandysme nuit à son interprétation non dépourvue de brio. Lorsqu’il comprend que sa fuite n’a pas d’issue et que même la jeune mexicaine amoureuse de lui le rejette son expression devient extatique. C’est un suicidaire en sursis qui place son revolver sur la tempe et plisse les yeux tandis qu’il murmure peu avant de recevoir la mort que lui réserve Pat Garrett. Paul Newman appelle de ses voeux le plan rapproché, voire le gros plan, peut-être involontairement, de sorte que l’apparent naturalisme du jeu ne fait que souligner sa théâtralité. Ici la compassion est ternie par la complaisance.
Au fil de la décennie suivante l’héritage de Brando s’est peu à peu décanté et les blandices du personnage brûlé par la vie ont brillé avec plus dr vigueur chez des comédiens de moindre prestige. Souvenons-nous de Robert Blake dans De sang froid, de ses gestes secs et précis esquissés sans effort. Son regard affranchi de la haine tourné vers le monde plutôt qu’il ne s’adresse à l’autre est dévoilé par la caméra apte à saisir une prestation moderne sertie dans la contention classique.
Plus tard, à travers le western, le road movie et la renaissance des genres la compassion s’est encore manifestée entre hommes, en marge de la loi, presque toujours au terme du voyage, souvent à l’heure de la mort. Et toujours est touché qui croyait taire l’émotion.
Qui ne se souvient de Jon Voight atteignant seul en autobus la Floride alors qu’à ses côtés meurt Dustin Hoffman dans Macadam Cowboy ; du désarroi de Marlon Brando après la mort de James Caan dans Le parrain ; de la colère teintée de désespoir de James Coburn après avoir tué Kris Kristofferson dans Pat Garret and Billy the Kid ; de Clint Eastwood conduisant Jeff Bridges mourant le long d’une highway dans Le canardeur ; de Will Sampson étouffant Jack Nicholson lobotomisé dans Vol au dessus d’un nid de coucous; de Robert De Niro menant John Savage parmi les siens dans Voyage au bout de l’enfer ; de Robert Duvall et Robert De Niro réconciliés à l’approche de la mort de ce dernier à la fin de True confessions ; de Kevin Costner dans Un monde parfait quand sonne la curée : grièvement blessé, il se livre à la police en tenant par la main l’enfant déguisé en Casper; et aujourd’hui de Clint Eastwood dans Million Dollar Baby qui abrège la souffrance d’Hillary Swank, une femme oui mais qui choisit de vivre parmi des hommes endurcis.
Au vrai, la compassion est un baume qui sur le seuil de la mort drape le personnage d’une aura théâtrale et confère à celui qui est changé par elle la grandeur de l’homme qui accède à la clairvoyance. C’est une loi dramaturgique très ancienne. Heat n’aurait pas obtenu le succès que l’on sait si à son terme Al Pacino n’acceptait de prendre la main que lui tendait Robert De Niro à l’agonie. Il faut plus de force au personnage d’Al Pacino pour serrer cette main tendue que pour traquer sans fléchir son adversaire.
Et pourtant le tragique consiste moins à mener les personnages à la mort qu’à les blesser profondément. La mort héroïse l’homme dont le souvenir peut être glorifié tandis que la blessure inflige au sujet sa condition d’être aux ailes rognées. C’était déjà le cas dans Sur les quais. A cet égard, lorsque dans un film le personnage survit, l’homme y apparait tel qu’il est, non comme on voudrait qu’il soit. Au pied d’une fontaine s’achève L’épouvantail. En dépit de sa vitalité et de son endurance Gene Hackman est démuni et ne peut aider Al Pacino meurtri au point de perdre tout contact avec le monde à l’entour. Dans Cutter’s way Jeff Bridges, mû par une amitié indéfectible et par une culpabilité dont il ignore la cause, soutient sans cesse John Heard, cet ami vétéran du Viêt-nam, cet invalide irascible malgré ses provocations et ses excès. Au cours de leur quête forcenée et peut-être illusoire de la vérité l’un des deux au moins perdra la vie. Si l’on refuse le happy end artificiel, il est exceptionnel qu’une promesse de bonheur couronne un parcours hérissé de blessures. Dans Lone star le policier qu’interprète Chris Cooper couvre de terre le passé ; il préfère comprendre au lieu de condamner, bien que la rancoeur le menace, afin de vivre envers et contre tout la relation amoureuse avec celle qui n’est autre que sa demi-soeur.
La compassion peut être un breuvage capiteux dont l’arrière-goût est douteux. Aux yeux de certains spectateurs Fred Murray Abraham écrit la partition du Requiem dictée fiévreusement par Tom Hulce dans Amadeus surtout pour léguer à la postérité l’ultime chef-d’oeuvre de Mozart. Mais, plus les frontières morales s’estompent, plus l’ambigüité permet à l’acteur d’atteindre parfois l’informulé.
Selon toute apparence Sean Penn est aujourd’hui l’héritier le plus direct de Marlon Brando. A y regarder de plus près il en a, il est vrai, la stature massive, le maintien un peu las, la diction susurrante, l’oeil mi-clos, la lenteur du geste, la démarche féline, bien qu’il émane rarement de lui ce que plus haut nous avons nommé compassion. Chez lui poind encore une mâle colère juvénile. C’est un acteur au visage presque émacié, à la voix posée, au regard tantôt exalté, tantôt clair, chez lequel se perpétue la compassion : William Dafoe. Martin Scorsese ne s’y est pas trompé en lui proposant l’incarnation du Christ la plus vivante à ce jour, la plus sujette aussi au scandale, non seulement parce que le film ne s’inspire pas directement des Evangiles mais surtout parce qu’il n’y a de compassion qui ne soit troublante. A son tour Paul Schrader lui a confié les rôles de spectateur blessé par la rumeur du monde. Quel metteur en scène saura lui offrir la vie d’un Don Quichotte lucide par delà la folie ?
Et si l’on songe aux cinéastes deux noms, ô combien différents, s’imposent : John Cassavetes et Clint Eastwood. Le besoin d’amour et la rédemption les acheminent respectivement vers la création de rôles complexes, riches en contradictions. Tous deux savent que les êtres mis à mal par la bonté, l’amour, l’amitié, la noblesse, l’idéal et les meilleures intentions habitent les plus beaux drames. A l’opposé, le silence d’un monde sans compassion est le levain des drames les plus forts. Impitoyable et Le parrain II en sont de superbes exemples. Tant l’expression de la compassion que son absence exigent de l’acteur de l’audace, car la première permet d’entrevoir la grandeur de l’homme et la deuxième, sa misère.
De loin en loin le souffle de la compassion traverse un film dans son entier. S’il fallait un nouveau titre pour La ligne rouge ce serait La condition humaine tant son propos ne craint ni la solennité ni l’universalité. La baleine de guerre, les flancs lourds de marines, accouche sur la grève de soldats orphelins puis à la fin du film elle avale ces soldats certains d’avoir vécu l’horreur. De cet ailleurs situé entre le Paradis perdu et l’Enfer les regards et les voix off somnambuliques des comédiens même les plus rogues gardent la trace. Leurs épanchements philosophiques rappellent le soliloque de Kurtz dans Apocalypse now et l’impudeur de leur confession a quelque parenté avec le monologue de Paul dans Le dernier tango à Paris.
Dans le chaos cosmique de La ligne rouge Witt (Jim Caviezel) croit percevoir le tressaillement d’une “grande âme unique” grâce à laquelle le partage de la douleur conduit à la connaissance. Peut-être est-ce là le premier élan de la compassion que freinent bien des comédiens, soit qu’ils enchérissent sur l’intensité requise par le rôle, soit qu’ils ne craignent d’être ébranlés et préfèrent les atours d’une interprétation lisse, quoique brillante. Les meilleurs comédiens ne cherchent pas dans le jeu de Brando un modèle, car une esthétique qui ne repose pas sur une éthique, sur une pensée avivée par les sentiments, s’appauvrit pour n’être plus qu’une méthode. La cristallisation de la compassion nous renvoie aux origines du théâtre que Brando ne feignait pas d’éviter dans Sur les quais.
Telle une eau lustrale qui purifie elle touche l’homme capable de renoncement aux vanités, d’affronter les ridicules, au prix parfois d’un déchirement. Les plus grands artistes, qu’ils soient comédiens, cinéastes, écrivains ou saltimbanques, ont le don de l’accueillir quelques instants. Marlon Brando fut de ceux-là. Leur frémissement nous donne l’illusion de mieux comprendre l’homme. Du moins nous permet-il de l’aimer davantage.