Artículo publicado en el nº 521-522 de julio/agosto de 2004 en la revista Positif, dossier sobre «Sexe et érotisme».
Depuis l’apparition du film sonore la voix peut être une promesse de désir car elle ravit les sens ; pourtant, aujourd’hui encore, le corps inspire davantage les metteurs en scène lorsqu’il s’agit de donner vie au désir. Faut-il en déduire une crainte à l’égard de la voix dissociée de la parole qui doit elle pour ravir l’esprit mettre de la chair sur les mots ?
Lorsque les conquérants régnaient sur les écrans l’impératif theâtral imposait à l’acteur le timbre et la tessiture du héros ; jusque dans les scènes d’amour une voix ferme, d’une allégresse ou d’une gravité un peu forcée, maintenait à égale distance le désir manifeste et la tendresse. Les codes vocaux autorisaient seulement un érotisme filtré par l’élégance. Chez les protagonistes masculins de naguère dominaient la rondeur, l’éclat, la puissance, l’inflexion appuyée, la voix projetée parfois jusqu’à l’excès. C’était l’ère vocale de la terre et du feu. Depuis que nous ne croyons plus aux promesses de gloire du récit d’aventure, que la parole pleine a perdu son pouvoir, qu’elle s’est morcelée puis déconstruite, la voix s’est peu à peu vêtue d’ombre. A vrai dire, l’origine s’en trouve dans les premières interprétations de Marlon Brando.
Dans La femme d’à côté (1981) Gérard Depardieu prête son corps de géant à la voix frêle de Bernard, tandis que Fanny Ardant apporte à Mathilde une voix mate et assombrie, avec une nuance d’autorité, qui les aspire tous deux vers le drame. Truffaut inverse les rôles traditionnellement dévolus aux voix masculine et féminine. A l’ivresse scandée de Fanny Ardant s’oppose la voix de Gérard Depardieu, toujours au bord du vertige, en proie à une dysphonie du désir. Leur chuchotement abrasif semble annoncer une ère de confidences et de dérèglements, d’essouflements, de phrases inachevées, de voix tour à tour juvéniles et éteintes chez des hommes de plus de quarante ans.
A la même époque Rohmer procède à une féminisation des voix masculines – policées, légères, voix de tête presque détachées du corps –,et dans son sillage de nombreux réalisateurs préfèrent aux atours d’une voix rugueuse le charme d’une voix masculine moins vibrante mais, croit-on, plus vraie. Ainsi, dans le cinéma des vingt dernières années il est rare qu’un metteur en scène qui vive dans l’aire affective et culturelle du monde occidental opte pour des voix masculines graves. Pour ses histoires d’amour âpre Almodóvar s’y est essayé avec succès. Mentionnons les voix de Nacho Martínez dans Matador et celles de Javier Bardem et José Sancho dans En chair et en os. Ailleurs, dans les films slaves, de Kusturica par exemple, se font entendre des voix masculines pleines d’assurance.
A l’orée des années quatre-vingts ont eu lieu deux phénomènes décisifs. D’une part, depuis près de vingt-cinq ans nombreux sont les chanteurs qui tâchent de chuchoter comme Robert de Niro ni les comédiens qui ont adopté, involontairement peut-être, le ton de récitant de Lou Reed, Serge Gainsbourg, Leonard Cohen et Jacques Dutronc, leur nonchalance de voyageur qui revient des paradis artificiels. La fusion est telle que l’on attend de l’acteur au cinéma le phrasé du chanteur et chez celui-ci le regard et l’aisance de mouvement de l’acteur. D’autre part, la voix hantée, assourdie, parfois monotone de certains chanteurs de rock des deux décennies antérieures (Nick Drake, Scott Walker, Nico, Kevin Ayers, Alex Chilton, Syd Barrett, Marianne Faithfull1) lentement a infléchi les intonations des comédiens. 2Il est probable qu’à leur tour le hip-hop et le rap influenceront la diction des acteurs.
Un film cristallisa les élans d’une époque : Rusty James (1983). Dans le film de Coppola ni le dialogue ni la trame ténue n’exprimaient l’essentiel ; les voix de Mickey Rourke, Matt Dillon, Tom Waits, Dennis Hopper et les sons soumis à des saturations et distorsions fréquentes aujourd’hui se fondaient dans la bande sonore de Stewart Copeland afin de créer une partition vocale. L’orchestration des voix est ainsi devenue à l’instar de la musique le réceptacle de l’inconscient du film.
Rarement la voix avait été considérée à ce point une texture, sinon peut-être dans les éclats de voix chez Godard, les polyphonies chez Altman, la voix souffle chez Tarkovski, chez Resnais, si attentif à l’entrelacs des voix et à la recherche de l’euphonie, et aussi dans ce concert de voix off lacunaires du cinéma contemporain.
Dans Rusty James la voix de Mickey Rourke, d’aube qui n’en finit pas, condensa l’errance et la désespérance des années soixante-dix dans la cadence lasse de The Motorcycle Boy. L’opacité de la voix s’accordait à celle de cet homme sans feu ni lieu, de ce frère mythique à la voix automnale. A travers cette voix enmurée se confirmait une idéalisation de l’homme blessé que Stacy Keach, Bruno Ganz et Patrick Dewaere, parmi d’autres, avaient interprété avant lui. Mais pour ce prince en exil il était trop tard pour aimer, d’ailleurs sa voix ne résonnait plus alors que jadis les voix d’Orson Welles et de Robert Mitchum résonnaient dans la poitrine. Une voix sans résonnance peut-elle éveiller le désir ? Oui, si l’on en juge par le nombre élevé de fictions décalées, de tonalité nocturne, qui se plaisent à mettre en exergue un désir tourmenté, tout aussi idéalisé que le désir solaire, d’autant plus que scénariste, réalisateur et acteur doivent compenser par les stridences le manque de résonnance du personnage et du comédien.
En lieu et place de ce soufflet puissant qu’est le buste, la voix masculine s’est installée tantôt dans la gorge – lieu d’émission habituel de nombreuses voix féminines – où parfois l’émotion se bloque, tantôt dans l’abdomen dans lequel elle puise l’énergie du moi profond, donnant cette impression de voix en quête d’identité, en déséquilibre constant. Nous assistons en quelque sorte à un changement d’ère vocale ; voici venu l’âge de l’air.
Dans les séquences qualifiées d’érotiques les acteurs ont souvent la voix du dandy sans port d’attaches, de l’homme qui désire mais n’aime pas. Est-ce-à dire que les personnages l’exigent ou que les réalisateurs réunis sous la bannière du cinéma d’auteur et leurs comédiens se plaisent à ciseler ce motif ? Mark Ruffalo dans In the cut, Mark Whalberg dans The yards, Harvey Keitel dans La leçon de piano, la locution d’Elias Koteas dans Exotica et Crash , François Cluzet et Mathieu Amalric dans Fin août, début septembre sont quelques uns des héritiers de cette troublante aphasie, de cette virile mélancolie, bien qu’il s’agisse d’une force contenue lorsque ces voix habitent des corps solides : Sean Penn, par exemple. Aux antipodes, les interprètes de Tsai Ming-Lai, Wong Kar-Wai et Hou Hsiah-Hsien usent aussi de voix détimbrées.
Il existe néanmoins le risque de perdre les atouts de ces voix éraillées avec soin, si l’on ne veille à doser leur emploi. Le volume bas, le refus d’une diction claire et des contrastes, le goût du vrai conduisent à une forme de naturalisme qui alterne les saccades et les murmures et confine au maniérisme. A trop vouloir être naturel on finit par perdre son identité. Bien des voix d’aujourd’hui se ressemblent tant qu’on peut les confondre. C’est tout le prix de la voix de Kevin Spacey capable dans un seul rôle de multiples modulations, quand prévaut si souvent la même couleur vocale au long d’un film.
Selon l’étymologie la fiction se doit d’être une fracture, une feinte grâce à laquelle on pénètre dans un espace inconnu, un voile déchiré en même temps qu’un baume réparateur, d’où il ressort que nombre de films de fiction basculent dans le faux documentaire, dès lors que les voix miment à s’y méprendre le halètement et le râle, les mots qui échappent, que l’accumulation des signes extérieurs du désir conduit à une affligeante banalité. Signe des temps, le cliché du vieil et chaste baiser silencieux a cédé sous la poussée du poncif de l’étreinte houleuse.
Faut-il rappeler que rien n’est plus artificiel et arquétypique que la voix veloutée du séducteur hongrois dans Eyes wide shut ? Une telle voix, à la limite il est vrai de la caricature, est la clé qui ouvre un espace symbolique. Sans cette ouverture, la voix au cinéma n’est qu’un haillon sur un corps. Dans le film de Kubrick la confession de Nicole Kidman ne saurait non plus être qualifiée de naturelle tant sa diction acidulée, sa voix menue, à peine nasale, presque enfantine, perpétue la tradition des voix féminines du cinéma classique, à cela près que sa voix s’écoute elle-même autant qu’elle énonce. Autrefois, le personnage parlait pour l’autre, pour le spectateur, aujourd’hui il arrive qu’il parle aussi pour lui même. C’est là un signe de modernité. L’affleurement du flux de conscience mais aussi du désir est la cause de ce débit lent, de cette manière de détacher les syllabes, de les savourer, d’en mesurer leur effet, de leur donner une teneur musicale.
Deux représentations classiques de la voix féminine au moins perdurent : la femme enfant et la femme à la voix grave. La diction de certaines actrices contient un écho des voix de chanteuses telles qu’Allison Statton, Elizabeth Fraser, Beth Gibbons2 dont la voix mêle l’enfance, la fantaisie maladive et le désir désenchanté. La voix retenue de Sarah Polley en est une illustration. Elle joue aussi bien de l’ambiguïté de la femme enfant que d’un sentiment d’étrangeté au monde, source de cette voix sans âge, en suspens ; une voix souffle issue d’un corps absent, sûre de son pouvoir de fascination et éloignée de l’infantilisation de la voix de femme enfant du passé. Mais le sexe parle avec plus de vigueur à travers une autre voix féminine, la voix-aimant, légèrement voilée, parfois rauque qui génère chez l’autre, sinon la peur, le trouble. La voix de Charlotte Rampling en porte l’empreinte.
Et ajoutons que la confession érotique demeure l’apanage de la femme. De la même manière que dans Une autre femme Gena Rowland s’immisce dans la vie de Mia Farrow après avoir entendu ses confidences par mégarde, certaines voix féminines se frayent un passage en un lieu secret situé au delà de la parole. Les monologues de Lena Endre (Infidèle), Juliane Moore (Shorts cuts) et Nicole Kidman (Eyes wide shut), Josiane Balasko (Trop belle pour toi), le dialogue entre Laura Elena Harring et Naomi Watts (Mulholland Drive) sondent sans détours le vertige des sens, comme autrefois Bibi Anderson et Françoise Lebrun. L’ultime tabou n’est pas la nudité de l’homme mais la voix masculine qui transmet sans ambages son émoi sexuel. A ce jour, le monologue masculin tend encore à être une déclaration d’amour – Harry Dean Stanton dans Paris, Texas en est un exemple connu – ou un état des lieux des conquêtes d’un séducteur – Féodor Atkine dans Cinq et la peau –, le plus souvent blasé.
Nul ne songe à contester le regard capté par le photographe ou le caméraman, c’est bien le nôtre, cependant chacun à l’écoute de sa voix doute : est-ce bien là ma voix ? Mon désir est-il aussi évident pour les autres qu’il l’est pour moi ? Questions sans réponse puisque la voix que nous émettons est différente de la voix que les autres perçoivent. Par delà les modes et les mutations la voix est une incarnation du mystère car elle est invisible. D’ailleurs, si la parole est fille de la pensée, la voix relève de la mise en scène, c’est-à-dire du mystère d’un regard sur le monde.
1 Kevin Ayers fut l’un des fondateurs de Soft Machine et collabora à leur premier disque en 1966 avant d’entamer une carrière solitaire. Alex Chilton fut le chanteur des Boxtops puis le cofondateur de Big Star en 1971. Enfin, Syd Barrett fut en 1967 l’un des créateurs du groupe Pink Floyd dont il s’éloigna après le premier album à la suite de problèmes mentaux. L’album Wish you were you (1975) de Pink Floyd lui est dédié.
2 Allison Statton fut la chanteuse de Young Marble Giants entre 1979 et 1981, Elizabeth Fraser est la chanteuse de Cocteau Twins depuis 1982, et Beth Gibbons est la chanteuse de Portishead depuis 1994.