Il est difficile de croire que Raúl Ruiz n’ait pas pas goûté jusqu’à l’ivresse l’enchevêtrement des récits enchâssés dans Don Quichotte de la Manche, au point d’en nourrir subrepticement les méandres narratifs de ses films où s’affirme la toute-puissance de la fiction soumise à un narrateur qui se joue du spectateur avec son consentement. Jamais Ruiz n’a adapté Cervantès, mais sa trace est sous-jacente, plus particulièrement dans le tardif Mystères de Lisbonne (2010).

Ce film repose sur l’adaptation écrite par Carlos Saboga du premier roman de Camilo Castelo Branco, mais Ruiz s’empare de la nature feuilletonesque du matériau pour forger des destinées quichottesques traversées par l’obsession de l’honneur, de la haute naissance et d’une passion pure. La parenté cervantine n’est pas à chercher dans la trame du film très éloignée des livres de l’écrivain espagnol, ni dans ses personnages, pas davantage dans le romantisme délétère du film, plutôt dans le recours à la dissimulation pour mieux narcotiser le spectateur dérouté par le biais de la volute et de l’arabesque. Rien n’est droit dans cette pensée en mouvement, tout est courbe. Cette parenté provient aussi de l’héritage de motifs, à commencer par celui du mystère, fréquent dans la seconde partie de l’œuvre de Cervantès.

« Le mystère est attirant », dit le père Dinis à la comtesse Ângela de Lima retirée au couvent, à la fin de la première partie du film. Don Quichotte pourrait en dire autant quand il se précipite tête baissée dans une échappée belle pour éviter le réel immédiat. Et le mystère est attirant parce qu’il est une voie d’accès à la connaissance, opaque certes et ici ramifiée jusqu’à l’extrême. À cet égard, Ruiz puise chez l’Espagnol le plaisir à se perdre dans un labyrinthe borgésien avant la lettre.

Cervantès façonne dans Don Quichotte un fourre-tout prodigieux dont les audaces narratives font encore pâlir de jalousie. En voici trois. Le premier narrateur suspend le cours d’un duel au chapitre VIII de la première partie, en une sorte d’arrêt sur image, parce qu’il ne sait comment continue son histoire puis déclare au début du chapitre suivant que le véritable auteur du livre est un certain Cide Hamete Benengeli, dont il trouve par hasard à Tolède le manuscrit original écrit en arabe qu’il fait traduire en espagnol par un Morisque afin reprendre le fil de son récit.  Jusqu’ici cela pourrait s’intituler Les Trois Couronnes de l’hidalgo.

Aux chapitres II et III de la Seconde Partie, quelques semaines à peine après avoir vécu leurs aventures, don Quichotte et Sancho Panza découvrent être devenus, selon le bachelier Samson Carrasco, des personnages de fiction sous la plume de Cide Hamete – cela grâce au sortilège d’un magicien, suggère Don Quichotte. Ici on pencherait pour L’Hypothèse du livre volé.

Enfin, au chapitre LXXII de la Seconde Partie, Cervantès intègre à son roman le personnage d’Álvaro Tarfe, inventé par Avellaneda, l’auteur présumé du Quijote apocryphe publié en 1614, soit un an avant l’édition de la Seconde Partie. Et, ce qui est vertigineux, don Quichotte exige d’Álvaro Tarfe qu’il déclare devant le maire du village qu’il ne l’a jamais vu auparavant et que celui qui paraît dans l’autre livre sous son nom  est un usurpateur, bien qu’Álvaro Tarfe prétende avoir été son ami intime. Le titre Généalogie d’un récit s’impose.

On imagine Ruiz l’illusionniste tout à la joie de savourer ces mises en abyme soutenues par des faux-semblants, des narrateurs flous et des identités flottantes. Son film en regorge, que l’on pense à la succession de voix off incertaines et partielles. Ou encore au père Dinis, selon les circonstances personnage omniscient, témoin, enquêteur, ou acteur impliqué au premier plan de l’action, si bien que sa parole est sujette à caution malgré sa bienveillance.

Nous ne saurons pas avant la fin du roman si l’ingénieux hidalgo qui se fait appeler don Quichotte, le Chevalier à la Triste Figure puis le Chevalier des Lions a pour nom véritable Alonso Quijano, Quesada ou Quijada. Cette incertitude des noms constelle aussi le film de Ruiz. On apprend à Joao qu’il est Pedro da Silva, le père Dinis  dans des vies antérieures s’est mué en Sabino Cabra ou Sebastiao de Melo, Álvaro de Albuquerque devient un prêtre sans nom, Elisa de Monfort se pare de celui de  duchesse de Cliton. Et surtout Alberto de Magalhaes s’est d’abord appelé Heliodoro, surnommé Mange-Couteaux, ensuite Tobías Navarro, puis Leopoldo Saavedra. Ce dernier nom, Saavedra, pure coïncidence ou choix délibéré de Castelo Branco, a été accolé par Cervantès à son patronyme pour signer ses œuvres littéraires après cinq ans de captivité à Alger. Aujourd’hui encore nul ne sait avec certitude pourquoi il a pris cette décision. Brouiller les pistes, voilà l’un des besoins les plus vivaces partagés par l’auteur de Don Quichotte et par le cinéaste.

L’art baroque s’est repu des vanités du monde d’ici-bas. On accède au grand théâtre du monde par la porte principale ou par la plus modeste entrée des artistes, pour ceux que le destin a confinés dans une antichambre dénuée de confort.

Le leitmotiv visuel du petit théâtre offert par la comtesse Ângela à son fils Pedro, annoncé par les azulejos du générique puis par le drap peint de la première séquence, résume le défilé à venir des illusions en trompe l’œil. Plus tard, Pedro écoute la conversation entre le père Dinis et sa mère prête à pardonner sa cruauté à son mari mourant et leurs silhouettes paraissent devant l’adolescent telles des figures de papier qu’il fait tomber sur un coup de colère. Ainsi, il devient démiurge pour quelques secondes, mais, après le duel avorté avec Alberto de Magalhaes, il se sent « comme une marionnette manipulée par une main invisible ».

Peut-être Ruiz s’est-il souvenu du spectacle du marionnettiste Maese Pedro (chapitres XXV et XXVI, Seconde Partie). Face à la représentation d’un récit médiéval, don Quichotte, qui ne sait plus distinguer les frontières du réel, s’emporte et détruit le retable. Devant lui les marionnettes sont animées d’une vie qui lui semble manquer aux hommes qui l’entourent.  Son exaltation abrasive est celle, beaucoup  plus contenue mais non moins intense, qui agite les personnages du film prompts aux décisions abruptes. Pour manifester avec plus d’insistance cette dimension mécanique, Ruiz souligne dans les scènes de bal la pose appuyée de leurs invités. L’incandescence des regards d’Álvaro de Albuquerque et de Silvina lors de leur première rencontre ne les empêche pas d’être délestés de leur poids. Ruiz les filme échappant aux lois de la gravité pour glisser et presque léviter. Dans sa filmographie le réel et le surréel sont des voisins de palier qui vivent en bonne intelligence, et tantôt l’un, tantôt l’autre mène la danse. La raideur des personnages, minces quand ils ne sont pas longilignes – à l’exception du baron de Sá –, filmés de loin et la plupart du temps en plans-séquences, accentue l’impression de mannequins régis par le protocole strict de l’époque et de leur classe sociale, ou en tout cas d’individus privés de libre arbitre.

Avant que ne commence un nouvel épisode, le réalisateur insère des cartons pour rappeler notre condition dérisoire d’êtres humains bousculés par le sort et contraints par une volonté plus forte que la nôtre, c’est-à-dire celle d’un narrateur qui nous fait ployer à loisir. Tous les personnages vivent en miroir avec la mort. Aucun n’est épargné par la grande visiteuse. Elle ne cesse de jouer sa mélodie entêtante jusqu’à ce que nous acceptions enfin sa place dans le film : la première. Le prélat nommé autrefois Álvaro de Albuquerque, conscient de la fugacité de notre vie, dialogue chaque jour avec le crâne de sa mère Silvina, comtesse de Viso. Cette théâtralité au goût de cendre est manifeste aussi à la fin de la Seconde Partie quand le marquis de Montezelos devenu aveugle et mendiant rencontre par hasard Pedro, qui n’est autre que son petit-fils, dans le cimetière où gît sa propre fille Ângela de Lima, enterrée dans une fosse commune et non dans le mausolée qu’il dit avoir fait bâtir. Cette scène pourrait aussi être tirée de Don Quichotte. Elle y serait tempérée par une tonalité tragicomique, mais le déguisement, le changement de statut social, les caprices du destin, la grandeur fléchie par l’adversité et cette capacité à vivre obstinément dans l’imaginaire ont une origine cervantine. Face au marquis déchu après son suicide manqué et ses biens dilapidés, nous nous sentons des pantins plus fragiles qu’un fétu de paille.

Cette théâtralité revendiquée atteint presque tous les personnages, tôt ou tard en représentation, à l’exception de Pedro et de sa mère Ângela. Un seul exemple suffira à montrer comment Ruiz met en scène le petit théâtre des passions. Lorsque Alberto et Eugenia de Magalhaes craignent qu’Elisa de Monfort ne perturbe leur vie matrimoniale, le réalisateur les cadre de manière ostensible et bien peu réaliste sous une table dont les pieds et le plateau créent un surcadrage qui les emprisonne. Théâtrales et cervantines encore ces longues confessions qui sont des chausse-trapes pour mener à un nouveau masque, car Don Quichotte est un roman dialogué aux deux tiers, sinon davantage, et se prête à ces digressions sans fin héritées des contes médiévaux et orientaux que Ruiz aime par-dessus tout.

À la fin des Mystères de Lisbonne, tout laisse supposer que l’arborescence foisonnante du récit est peut être née du songe de Pedro à l’article de la mort. « J’avais quinze ans, je ne savais pas qui j’étais », dit la voix off du jeune homme malade à Tanger en écho à la première phrase qu’il prononce. « J’ignore combien de temps a passé entre le moment où je me suis évanoui et le moment où j’ai repris connaissance. J’avais l’impression de rêver… » dit-il au scribe assis à côté du petit théâtre de papier. Tout bascule alors.

Cette mise en cause soudaine du sens de l’histoire évoque don Quichotte dans son lit de mort. Comme au sortir d’une longue léthargie, il recouvre la raison et avoue avoir subi l’influence nocive des romans de chevalerie. Et lui aussi a besoin de s’épancher avant de dicter ses dernières volontés. Rien ne prouve qu’il n’a pas feint la folie pour vivre libre. Rien non plus ne permet de savoir si Pedro, l’orphelin en manque d’amour, a bâti cet immense édifice pour s’accorder un peu d’apaisement avant d’entrer dans la mort.

Cette révélation d’un vertige temporel fait surtout penser à l’épisode de la « grotte de Montesinos » (chapitres XXII à XXIV, Seconde Partie) dans lequel don Quichotte croit avoir séjourné trois jours au côté du fameux héros médiéval Montesinos alors qu’aux dires de Sancho il y a dormi une heure. Tout ne serait alors qu’illusion dans une fantaisie à la lisière d’un fantastique spectral. N’est-ce pas d’ailleurs la signification de la scène ou Joao/Pedro pénètre dans la chambre interdite où le père Dinis cache ses habits de gitan, d’homme du monde et de soldat de l’Empereur ? N’est-ce pas aussi la teneur de la scène dans laquelle Benoît de Montfort dit rencontrer le « mort vivant », c’est-à-dire le fantôme du colonnel Ernest de Lacroze qu’il a trahi pour épouser Blanche de Clairmont, devenue Blanche de Montfort, mère de la future Elisa de Montfort ? Le temps est aboli, l’espace aussi.

Rien dans Mystères de Lisbonne ne semble issu directement du corpus cervantin, pourtant les influences les plus profondes sont des rivières souterraines dont le parcours sinueux affleure en surface peu avant de se jeter dans la mer. Combien de fois sommes-nous étonnés lorsqu’un artiste cite une source d’inspiration insoupçonnée. Il faut imaginer le cinéaste et l’écrivain réunis derrière une porte dérobée pour rire sans être entendus. Sans doute Cervantès chuchotait-il à l’oreille de son ami pendant son sommeil. À coup sûr il a veillé au chevet de Raúl Ruiz lorsque la mort lui a donné rendez-vous. À coup sûr il a veillé au chevet de Raúl Ruiz lorsque la mort lui a donné rendez-vous.