Nº 545/546 juillet/août 2006, dossier cinéma américain des années soixante-dix, L’ivresse du désenchantement
L’IVRESSE DU DESENCHANTEMENT
Floreal Peleato
A la fin d’Alice’s restaurant (Penn, 1969) les mécomptes avaient raison d’une communauté hippie. La mort de l’un d’entre eux à la suite d’une overdose clairsemait peu à peu le groupe fragilisé. Après son mariage Alice voyait s’éloigner le dernier des amis, telle une mère abandonnée par ses trop nombreux enfants. La caméra glissait alors en silence parmi des arbres pour filmer Alice seule sur le seuil de l’église en un lent et beau plan – mélange de travelling et de zoom – qui congelait le temps pour exprimer l’adieu au rêve d’une génération orpheline. Dès 1966 Tim Hardin se demandait : “How can we hang on to a dream ?”. En vérité, Alice et ses amis s’ accrochèrent peu à leur rêve.
A la mélancolie d’Alice’s restaurant succéda l’énigme de Zabriskie Point (Antonioni, 1970). Le morcellement visuel et musical par lequel s’achevait le film brouilla notre perception ; après la mort de l’étudiant criblé de balles par la police sur un aérodrome pour avoir volé une avionnette qu’il avait peinte de couleurs pastels, l’explosion de la maison bâtie sur les pitons rocheux était-elle une songerie, un appel psychédélique rythmé par la musique de Pink Floyd, ou une invitation à “tout changer” comme le suggérerait l’un des personnages d’Au fil du temps (Wenders, 1975) ? La jeune Daria emportait la réponse dans son silence tandis que la voiture filait dans le désert.
Plusieurs fins de films confirmèrent bientôt la confusion de ceux qui cherchaient les traces d’une ivresse perdue. Il ne manquait plus pour suspendre le temps que la pellicule qui flambe (Macadam à deux voies, Hellman, 1971) lorsque The driver lancait son bolide sur une piste, puis les arrêts sur image de Wanda perdue dans un bar country (Wanda, Loden, 1970), de Tully le boxeur tourmenté par sa vie gâchée (Fat City, Huston, 1972), de Jérémiah Johnson qui tendait sa main au chef crow en signe d’amitié (Jeremiah Johnson, Pollack, 1972), du visage lacéré d’Axel Freed (Le flambeur, Reisz, 1974). Quelque chose cendrait leur regard d’une intensité presque minérale.
En 1970 John Lennon chantait dans God ne croire ni à la magie, ni au Yi-King, ni à la Bible, ni au tarot, ni aux mantras, ni au yoga, ni aux rois, pas même en Jésus ou Boudha. Et il concluait : “The dream is over”. Trois accords de guitarre acoustique ne suffisaient plus à réinventer l’espoir d’un monde meilleur. Cette même année les soldats américains entonnaient au Viêt-nam Who’ll stop the rain de Creedence Clearwater Revival. La pluie de bombes, de napalm, de complots et de mensonges mit la lumière sous le boisseau. Et l’homme demeura seul dans la pénombre durant une décade.
Le germe des Mémoires d’Hadrien est bien connu. Marguerite Yourcenar lut la phrase suivante dans la correspondance de Flaubert : “Les Dieux n’étant plus et le Christ n´étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc-Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été.”(1) Les films américains des années soixante-dix sont l’équivalent du premier siècle de notre ère. Sur ces stèles d’Amérique sont gravées des préceptes proches du stoïcisme : accomplir chaque action comme étant la dernière, ne rien attendre, ne rien éluder, cesser de poursuivre le bonheur, mener une vie frugale, endurer sans faiblir, célébrer l’amitié, se défier des passions, se consumer jour après jour en acceptant son sort. Nulle tarasque à craindre, plus de saints édifiants, d’hérétiques à combattre, mais l’homme seul face à son destin. Puisque l’Homme était le sujet les scénaristes écrivirent et les metteurs en scène filmèrent l’homme plus que la femme. Il incarnait les valeurs d’un monde finissant d’où la femme était exclue ou préservée. Sans doute était-ce un acte réflexe pour montrer la condition de l’homme en une époque et en un lieu. Peut-être y avait-il la difficulté à exprimer le même sentiment avec des personnages féminins. A l’exception de Wanda, Lou Andreas Sand (Portrait d’une enfant déchue, Schatzberg, 1970), Mabel Longhetti (Une femme sous influence, Cassavetes, 1974), des trois recluses (Trois femmes, Altman, 1977) ou encore Myrtle Gordon (Opening Night, Cassavetes, 1978), la femme ne régna pas dans les films américains de l’époque. Et encore ceci : si l’homme n’avait guère à s’épancher, l’amour survenait mais ne durait pas. On filma des amours brèves, et surtout des retrouvailles et des séparations.
Ce fut un cinéma où rien ne fut plus grand que l’homme. Livré à lui-même, jamais il ne fut plus fragile et plus fort que face au vertige de soi, à la nausée, à une sorte de solitude ontologique, et surtout face à la liberté conquise de l’être sans passé qui taraude et sans avenir qui échappe. Cependant, lorsque nous revoyons aujourd’hui certains de ces films leurs personnages nous paraissent prisonniers du présent, comme si le refus ou l’impossibilité de se projeter dans un temps autre opacifiait leur vision.
La disparition relative du flash-back et des ruptures temporelles est singulière dans ces films tout en compressions et dilatations, souvent linéaires mais trompeurs tant leur chronologie semble bousculée. Vivre accroché au présent et non plus à un rêve fut l’expression de ce temps fondu dans la durée des haltes et des fragments discontinus captés par la caméra. Beaucoup l’affirmaient, les temps avaient changé, mais certains personnages refusaient de l’accepter, ainsi Billy le Kid dans une réplique célèbre du film de Peckinpah. Dans L’épouvantail (Schatzberg, 1973) Lion disait à Max que le monde ne cesse de changer et qu’ils n’y pouvaient rien. Sur les berges du fleuve-monde les êtres en devenir mais sans avenir qui mésusaient de leur fortune regardaient les autres hommes entraînés par le courant.
Le monde vidé de transcendance ne fit que mieux montrer des vies ancrées dans des corps. Temple ou tombeau le corps devint l’unique certitude. A défaut de bonheur l’homme ne put se résigner à renoncer au plaisir. Sa vie fut vouée à l’instant fulgurant ou douloureux. Etre signifiait agir et l’on filma jusqu’à l’ivresse des corps saisis dans toute leur gaucherie, dans toute leur puissance aussi. Cela fit croire à une sorte de réalisme documentaire dédramatisé en même temps qu’à un hyperréalisme maniériste parce que les films furent écris par des scénaristes attachés aux êtres davantage qu’aux architectures dramatiques visibles. En dépit des brillantes et parfois brèves carrières de Carol Eastman, Alvin Sargent, Alan Sharp, Rudy Wurlitzer, David Rayfield l’écriture parut reléguée à un deuxième plan. Par ailleurs ces films furent interprétés loin des studios par des comédiens soucieux de vérisme béhavioriste. Mais qu’y a-t-il de plus stylisé que Panique à Needle Park (Schatzberg, 1971) cent fois imité et jamais égalé, que la plongée hypnotique de Macadam à deux voies, que cette frontière incertaine entre la veille et le sommeil tracée dans The king of Marvin Gardens (Raffelson, 1971) et John Mc Cabe (Altman, 1971), que la somnambulique Balade sauvage (Malick, 1974), que la Conversation secrète (Coppola, 1974) enregistrée au bord du gouffre mental, que la mosaïque cubiste de La fugue (Penn, 1975), que les troublants transferts d’identité des Trois femmes? Derrière le trompe-l’oeil du quotidien palpitait le flux d’une vie étrange.
Jamais peut-être le cinéma américain ne filma d’êtres aussi seuls que ces personnages meurtris par les amitiés chancelantes, les idéaux flétris, les familles désunies, les amours mortes. Garde-t-on le souvenir de personnages plus esseulés que Wanda (Wanda), Harry, Archie et Gus à la dérive (Husbands, Cassavetes, 1970), le pianiste Robert Dupea (Five easy pieces, Raffelson, 1970), le boxeur Tully (Fat city), les policers Kilvinski et Fehler (Les flics ne dorment pas la nuit, Fleisher, 1972) les vagabonds Lion et Max (L’épouvantail), Bennie (Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, Peckinpah, 1974), Michael Corleone (Le parrain II , Coppola, 1974), les braqueurs d’Un après-mdi de chien (Lumet, 1975), Travis Bickle (Taxi Driver, Scorsese, 1976), Bill, Abby et Linda, anges déchus des Moissons du ciel (Malick, 1978), JakeVan Dorn, le père puritain à la recherche de sa fille disparue (Hardcore, Schrader, 1979) ? A cette liste il faudrait ajouter les noms des protagonistes des films “de complot” et des films policiers, de Dirty Harry a “Popeye” Doyle. Leur solitude allait bien au-delà de l’errance du déraciné car le cavalier du western classique était l’étendard d’un peuple et l’aventurier ou le défricheur de terre insufflaient l’espoir d’une époque. Pour le voyageur qui portait son bissac au gré des rencontres la route ne fut plus la promesse d’un Eden. Ne cherchant plus rien à peine trouva-t-il non plus des raisons de vivre mais des manières de vivre, de sorte qu’un dandysme existentiel nourrit les personnages en état de vacance. Selon Cimino le cinéma donne à sentir et la littérature à penser mais nombre de films américains d’alors incitent à la réflexion parce que le désenchantement est plus introspectif que le ravissement. Le voyage de retour ou sans retour d’un Ulysse est toujours plus réflexif que l’envol d’un Jason et, partant, plus lent et sinueux.
Dès lors s’installa un taedium vitae aigu, non pas précisément l’ennui mais plutôt l’attente du gabier en partance dont le voyage est sans cesse ajourné. Baudelaire l’avait écrit: “Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.”(2) Si la poésie et la vertu viennent à manquer et si le vin – ou ses substituts modernes – cesse d’ouvrir les portes des paradis artificiels l’ivresse est à trouver ailleurs. Profonde est la douleur de celui qui ne parvient pas ou plus à s’enivrer. La vie s’offre à lui mais dans ses plis il ne trouve que matière au désenchantement. Tout un pan du cinéma américain de l’époque eut pour vocation de cautériser cette blessure ou d’en montrer les bords à peine cicatrisés.
Dans Le pays de la violence (Frankenheimer, 1970) le sheriff quincagénaire Henry Tawes menait une vie morne dans un comté du Tennessee. Il croyait vivre l’ultime ivresse auprès d’une jeune femme qui le trahissait et pour laquelle il était prêt à enfreindre la loi. A partir de ce schéma connu le film aurait pu être un mélodrame qui puise sa force dans le sentiment de culpabilité des personnages alors qu’ici l’accent était mis sur l’impossibilité de l’ivresse, le désarroi, le désenchantement du monde dont les chansons de Johnny Cash étaient en quelque sorte la voix off. Pour d’autres, la violence, la vitesse, le sexe, l’exil, l’alcool et le jeu furent des exutoires. Axel Freed (Le flambeur) était un joueur qui avait besoin pour vivre de “l’incertitude du jeu, du risque d’échec”. Au long de son cheminement suicidaire il ne souhaitait ni ne pouvait être aidé. Il n’était pas un de ces perdants magnifiques héritiers du cinéma des années quarante, plutôt un équilibriste incapable de vivre sans ivresse, ayant besoin pour vivre de marcher les yeux fermés au dessus du vide. Encore une fois le corps était la preuve unique de l’existence.
Le désenchantement a pour corollaire le désengagement. L’écrivain Ludovic Massé affirma au sortir de la Deuxième guerre mondiale :“Il est des hommes, plus nombreux qu’on ne croit, des hommes qu’on nomme des réfractaires quand on veut les flatter, des utopistes quand on veut les dédaigner, des anarchistes quand on veut les perdre, qui ne consentent jamais à entrer dans les jeux de la propagande ou dans les prémisses des curées.”(3) Le désengagement isole l’individualiste, plus rarement il secoue l’homme qui ne supporte plus l’inaction dont abuse le pouvoir pour se livrer aux pires exactions et à son tour miné par l’usure ou la déraison il peut devenir un fauve. Le colonnel Kurtz (Apocalypse now, Coppola, 1979) fut l’un des grands désenchantés de la décennie. Où règne la folie, l’homme s’abîme dans le silence ou la fureur. Sous le signe de Conrad d’autres s’exposèrent à la brûlure de la lucidité. Ray Hicks, le protagoniste de l’âpre Les guerriers de l’enfer (Reisz, 1978), était un spartiate moderne, un écorché forcené prêt à lutter sans quartiers avec leur propres armes contre les forces de l’ordre corrompues par la drogue. Aux yeux de ce combattant du Viêt-nam la gangrène avilissait le monde à l’entour. Seul l’instinct de survie lui donnait encore une raison d’avancer dans un monde gouverné par la loi du plus fort. Après un combat dans une montagne fantômatique il mourait sans gloire pour sauver l’ami qui l’avait mené sur ce chemin inéluctable. En un dernier sursaut de stoïcisme Ray Hicks croyait à la vertu du sacrifice. L’ami faible et vélléitaire lui survivait.
Une telle vision de l’homme chassa des écrans le mélodrame et la comédie. La culpabilité et l’innocence gorgent le mélodrame, parfois le bourrent jusqu’à la gueule de chutes et de rachats ; l’ordre auquel il aspire a besoin de bons et de méchants tant le genre humain s’y montre attachant sous une écorce rude. A la différence du mélodrame le cinéma de l’époque n’insista pas sur le malheur dû aux inclémences mais sur la souffrance de l’être soumis aux affres parce que vivant. La comédie est, selon une phrase aussi célèbre qu’apocryphe, l’ouvrage de ceux qui pensent. Après une décennie grave Annie Hall (Allen, 1977) annonça le retour du rire. Et pour beaucoup ce fut un soulagement. Mais, selon le même auteur, la vie est une tragédie pour ceux qui sentent. Il n’y eut pas de tragédies dans le cinéma américain des années soixante-dix car la tragédie sourd d’un monde “bigger than life” régi par les dieux ; il fut traversé par un sentiment tragique de l’éphémère. Ce que le cinéma gagna en profondeur il le perdit parfois en chaleur. Un cinéma émotionnel plus que sentimental peut générer un manque chez le spectateur désireux d’oublier ses blessures. A cet égard un film anglais est en tous points le frère jumeau des oeuvres mentionnées jusqu’ici : Barry Lyndon (Kubrick, 1975).
Le désenchantement enivre comme un vin mauvais l’homme guetté par l’amertume. Parfois il s’épaissit pour devenir du désespoir, mais le désespoir n’est pas toujours sombre. Blaise Cendrars écrivit: “La sérénité ne peut être atteinte que par un esprit désespéré, mais pour être désespéré il faut avoir beaucoup vécu et aimer encore le monde.”(4) Souvenons-nous de la dernière scène de Little Big Man (Penn, 1970). Little Big Man accompagnait son grand-père adoptif au sommet d’une colline. Là, Peau-de-la-vieille-hutte s’allongeait pour accueillir la mort qui ne venait pas au rendez-vous. Le vieil homme s’en étonnait mais ne maugréait pas. La pluie fertilisait la terre. La vie continuait. Belle et douloureuse pour tous deux déjà fortifiés par les épreuves. Little Big Man savait quel chemin il lui restait à parcourir pour acquérir la sérénité de son grand-père.
Le cinéma américain des années soixante-dix contraignit le spectateur à être adulte. Même la fantaisie était grave. Peu à peu tant de rigueur le lassa. Avec La guerre des étoiles (Lucas, 1977) l’infantilisme gagna hélas les suffrages du public dans le monde entier. Il sévit encore. Le rêve collectif ne parut plus illusoire mais dérisoire. Quant au rêve individuel il s’amenuisa pour n’être plus qu’une peau de chagrin. Boire à la gourde des jours lointains, courir encore un monde désenchanté, garder les yeux ouverts, offrir les derniers mots. Tel fut et est encore, à la ville comme à l’écran, l’espoir tragique des rêveurs rudoyés par la vie.
(1)Gustave Flaubert, Correspondance, Tome III, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991, p 191. Lettre à Edma Roger des Genettes écrite sans doute en 1861.
(2) Charles Baudelaire, Oeuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Enivrez-vous, p 286.
(3) Ludovic Massé, Tolstoï, l’homme de la vérité, Editions Mare Nostrum, 1991, p 25.
(4) Blaise Cendrars, Une nuit dans la forêt, Denoël, 1956, p 16.