Nº 581-582, juillet/août 2009, Folie et sainteté dans le dossier consacré à « Cinéma et folie » (une vingtaine d’articles).

Selon l’étymologie il semble que le mot « fou » dérive du latin ;  follis désignerait une outre, une vessie, un soufflet ou un ballon gonflé d’air. Par extension le fou serait un être flottant à la dérive, saisi par on ne sait quel appel d’air. S’il est un moment de l’histoire du cinéma qui donne à voir cette folie c’est bien le prologue d’Andréi Roublev (Andréi Tarkovski, 1966), film intitulé à l’état de projet, rappelons-le, La Passion selon saint Andréi. En l’an 1400 un homme rêve d’égaler les oiseaux et après un vol aussi bref qu’exaltant il s’abat au sol sous le poids des peaux de bêtes maladroitement jointes en une sorte de montgolfière. Il suffirait que l’homme soit aspiré vers le haut au lieu de s’écraser dans sa nacelle pour que naisse l’image d’un rêveur d’infini qui quitte la demeure des hommes pour rejoindre Dieu, puisque nos traditions situent son domaine dans le ciel.

ARoublev

Ainsi, il y aurait trace de folie chez celui qui veut briser les lois de la gravité sans y parvenir au risque de se vider de sa consistance et de perdre ses points de repère. Ce que l’on nomme égarements, manies, excentricités, seraient les premiers symptômes de la « folie », c’est-à-dire d’une identité morcelée. Mais il y aurait un premier signe d’élection sous la forme d’une colonne d’air métaphorique qui soustrait le saint à son aimantation terrestre et le rend léger, par quoi la lévitation serait l’expression la plus sûre de l’extase. Thérèse d’Avila évoque ce transport : « Lorsque je voulais résister, je croyais sentir sous mes pieds des forces étonnantes qui m’enlevaient ; je ne saurais à quoi les comparer. Nulle autre des opérations de l’esprit dont j’ai parlé n’approche d’une telle impétuosité. J’en demeurais brisée. C’est un combat terrible et qui sert peu. »

Aux yeux des hommes folie il y a dans cette ascèse ascentionnelle motivée par une sortie de soi, même si elle est en apparence involontaire. La lévitation est souvent pour les cinéastes la manifestation de l’invisible à l’adresse des sceptiques ou la fuite hors d’un environnement sordide (Le temps des gitans, Emir Kusturica,  1989). A quelques exceptions près, le célèbre Joseph de Cupertino patron des aviateurs et des astronautes (The reluctant saint, Edward Dmytryk, 1962), la lévitation au cinéma est réservée aux femmes, comme si dans leurs corps parfois gravide se célébrait l’union de la terre et du ciel. Pour Emilia devenue sainte au contact du messager intrus (Théorème, Pier Paolo Pasolini, 1968), pour Céline (Céline, Jean-Claude Brisseau, 1992), tour à tour qualifiée de folle qui renonce à son héritage et de sainte lorsqu’on lui attribue un pouvoir de thaumaturge, la lévitation révèle l’abandon des forces au profit d’un ravissement. Pour Hari (Solaris, Andréi Tarkovski, 1972), suicidaire défunte réincarnée dans le souvenir de son amant Kelvin, pour Alexander enlacé avec la sorcière (Le sacrifice, Andréi Tarkosvki, 1986) elle ne va pas sans une dissolution du moi qui permet de vivre dans un songe ou un entre-deux mondes, sensation accentuée dans Le miroir (Andréi Tarkovski, 1974) où s’étreignent passé, présent, rêve et réel. Le dernier plan d’un film peut confirmer cet au-delà de la raison, cette disparition graduelle des contours, cette rencontre entre les états solide, liquide et gazeux, cette abolition du temps, notre monde alors vu du ciel semble infime. Solaris en témoigne, en quelque sorte ce n’est plus Hari qui lévite mais le monde entier qui flotte. Et dans Breaking the waves (Lars Von Trier, 1996)  la miraculeuse volée de cloches finale  filmée en plongée verticale au dessus de la plate-forme pétrolifère glorifie la mort de Bess sacrifiée afin de sauver la vie de son mari Jan.

Breaking the waves

Légèreté, influence de l’air, attirance pour les hauteurs, désir de fusion cosmique, sont des signes par lesquels se montre au cinéma la recherche d’extase du saint. Simon du désert (Luis Buñuel, 1965) est un exemple bien connu de cette échappée hors d’une enveloppe charnelle laissée en jachère, comparable en un sens à la lévitation et dont on trouve de nombreux équivalents dans la recherche des paradis artificiels.

Il y a chez le saint la conviction d’un ailleurs révélé par la lévitation, les apparitions, les voix, les stigmates, l’incombustibilité, ou autres phénomènes, qui pour les uns sont l’oeuvre d’un miracle, pour d’autres un mystère, pour d’autres encore une maladie – alors on le dira « fou » –, quand elles ne sont pas l’expression d’une imposture. Bernadette Soubirous (La chanson de Bernadette, Henry King, 1943) est méprisée par la religieuse qui la croit simulatrice jusqu’à ce que celle-ci découvre peu avant sa mort sa capacité surhumaine ou inhumaine à surmonter en silence la douleur produite par la maladie qui l’emporte. La religieuse semble ignorer l’inclination du saint au silence, alors que l’usurpateur tend à se montrer.

La sainteté n’est pas une vocation, elle ne s’apprend ni se s’enseigne, elle est arbitraire et ne touche ni les plus pieux ni les esprits les plus vifs. Frappée sous le sceau de l’étrangeté elle rend très ténue la frontière qui la sépare de la folie. L’on ne saurait confondre, croit-on, un fou avec un saint mais en est-on si sûr ? Outre la sortie de soi il est d’autres manifestations de la folie du saint : l’oubli de soi commandé par une humilité impérieuse, le dangereux altruisme d’un don de soi total et l’abandon de soi  proche d’un déni d’identité.

fioretti uccelacci

Pour qui a renoncé aux victoires de la volonté s’en remettre au destin choisi pour lui par Dieu peut être un ferment d’allégresse. Dans les Onze Fioretti de Saint François d’Assise (Roberto Rossellini, 1950) les compagnons du saint sont prompts à partager la vie des hommes, lesquels les mettent à l’épreuve car ils ébranlent leurs certitudes. Leur bonté suspecte condamne l’homme qui se sait faible ; leur innocence, littéralement leur incapacité à faire le mal, désarme l’homme d’ordinaire enclin à la violence. La rencontre de frère Genaro avec le tyran Nicolas illustre cette gêne du puissant face au faible qui conserve son sourire en dépit d’une menace. A la fin du film, sur l’injonction de François les frères tournent sur eux-mêmes jusqu’au vertige puis leur guide les invite à suivre la direction vers laquelle ils sont tombés. Ces hommes-toupies choquent nos convictions tant ils vivent avec une longanimité que beaucoup nommeront inconscience lorsqu’ils se réjouissent qu’un vaurien les chasse de leur cabane sous une pluie battante. Il est vrai que la pauvreté est leur lot commun mais un cinéaste peut décider de raconter le dépouillement volontaire d’une personne qui préfère aux fastes de la vie sociale une retraite pastorale auprès des plus démunis. Centochiodi (Ermanno Olmi, 2007) montre un professeur de philosophie qui renonce avec joie au prestige de l’Eglise et de l’université et feint un suicide afin de vivre sur les berges du Pô en compagnie d’une communauté de pauvres. Est-il un saint ou est-il fou ? Quoi qu’il soit il est un dissident rattrapé par la loi qu’il a transgressée en plantant cent clous dans cent livres rares car les tenants de l’ordre tolèrent mal ces rebelles, a fortiori s’ils appartiennent à l’appareil d’État. L’oubli de soi n’est pas toujours suscité par la foi mais sa joie conserve l’empreinte du sacré.

Le saint est un provocateur qui s’ignore, un béat, un bouffon, un juglar di Dio dont la folie consiste à être bon. Peut-être aussi est-il un sage. Si saint François de Sales dit vrai : « L’humilité m’empêche de faire le sage, la simplicité et la rondeur m’empêchent aussi de faire le fou. »  A l’opposé de la légèreté franciscaine, une sensation de pesanteur, de culpabilité première qui mène aux macérations et aux mortifications peut affecter celui pour lequel la sainteté est un fardeau, presque un acte de contrition. Bernanos l’exprime avec force au tout début d’Un journal de curé de campagne.  “Que pèsent nos chances, à nous autres, qui avons accepté, une fois pour toutes, l’effrayante présence du divin à chaque instant de notre pauvre vie?”se demande le curé d’Ambricourt. La  componction sans limites, voilà sa folie, mais l’humilité du curé filmé par Bresson cache l’orgueil. Il se contraint à un oubli de soi qui lui semble le plus sûr chemin vers l’amour du prochain. Croit-il en sa sainteté ? Non, ce serait propre d’un fou. Souhaite-t-il la folie pour atteindre la sagesse? Pas davantage, ce serait un danger, mais le don de soi est pour lui une offrande douloureuse. S’abîmer dans l’ascèse, dont l’horizon n’est autre qu’un suicide différé et une marche vers le martyre, peut relever de la maladie. Néanmoins, le pain sec, un mauvais vin, les jeûnes, le cilice et la foi sauvent le curé de l’opprobre et de l’hôpital.

thereseLe désir de fusion avec l’ « époux » chez la sereine Thérèse de Lisieux (Thérèse, Alain Cavalier, 1986) s’en distingue car en elle tout est joie même si sa fin proche amenuise ses forces. La foi l’embrase, tant dans la prière que dans la communion de la vie monastique. Il eût été choquant de voir Thérèse avaler les glaires d’une carmélite malade, Cavalier l’a compris et a supprimé cette séquence au montage. Le don de soi devient inacceptable pour le spectateur s’il donne à voir le début d’un anéantissement, fût-il dicté par la foi.

europa2Le don de soi peut s’exercer aussi dans l’enceinte de la vie séculière. Europe 51 (Roberto Rossellini, 1952) montre la douloureuse découverte du monde par Irène après le suicide de son fils, puis  l’incompréhension de son entourage bourgeois lorsqu’elle délaisse les mondanités de rigueur et se consacre aux exclus. Après une vie ensommeillée la purgation brutale produite par le deuil fortifie chez elle un amour agissant au point de remplacer une ouvrière en usine ou de protéger la fuite d’un pauvre délinquant. Prôner de fait l’égalitarisme menace l’ordre social si bien que le juge, le médecin, le curé et le mari, conscients de n’avoir pas son courage, décident de l’enfermer pour « son bien » dans une clinique psychiatrique derrière les barreaux desquels elle finira sa vie. Au docteur qui lui demande si elle croit être en possession d’une force bénéfique elle répond que si tel était le cas elle serait folle. Agit-elle poussée par l’amour ? Non, dit-elle, mais par haine de soi. Le don de soi repose ici sur la générosité autant que sur le besoin d’expiation. Est-elle si différente au fond de Travis Bickle (Taxi Driver, 1976) ? Non, si ce n’est qu’Irène se consume et accepte sa condition de victime propiciatoire tandis que Travis choisit d’assainir par les armes la cité livrée au mal. Elle consent au suicide programmé, lui choisit l’homicide lorsque le mépris de soi se mue en haine de l’autre, mais tant Irène que Travis sont animés par un besoin de salvation. C’est que la démesure instille dans le coeur de qui rêve de sainteté.

taxi-driver

Se délester de tout c’est encore une manière de s’alléger, mais la société ne peut y consentir : Paolo donne son usine aux ouvriers avant de se dénuder et de fuir dans le désert (Théorème), quant à Séraphine c’est au moment où elle se défait de son argenterie que la police l’arrête pour la mener à l’asile (Séraphine, Martin Provost, 2008). Parfois un don de soi extrême conduit à l’abandon de soi à la limite de l’avilissement. Dans un petit village écossais pétrifié par le rigorisme puritain (Breaking the waves) Bess, fragilisée par la mort de son frère suite à laquelle elle a été hospitalisée, se marie avec Jan l’étranger qui travaille sur une plate-forme pétrolifère mais un accident le condamne à survivre au mieux comme paraplégique. Il lui demande d’aller avec d’autres hommes et de lui raconter ses expériences. Bess refuse d’abord puis tourmentée par un sentiment de culpabilité elle acquiert la conviction que cela permettra le rétablissement de Jan. Son sacrifice cathartique met à quia le spectateur dénué de réponse face à l’énigme d’un monde à déchiffrer.

Le fou et le saint sont au cinéma dans le meilleur des cas l’avers et le revers d’un message implicite, mais il est hélas des films, Vivre dans la peur (Akira Kurosawa, 1955) ou Chronique des années de braise (Mohammed Lakdar Hamina, 1975) parmi tant d’autres, où le réalisateur assène des « vérités » aux spectateurs agacés par le prêche constant d’un prophète qui serait tout à la fois saint et fou, c’est-à-dire le porte-parole de l’auteur pour accuser la conscience des spectateurs. Marguerite Yourcenar soutient qu’ “il n’y a pas de sagesse sans courtoisie, ni de sainteté sans chaleur humaine”, sans doute, et la douceur du saint déconcerte tout autant que la violence du prophète.

miracoloTout différent est le simple d’esprit. Il n’est pas éloquent car son expérience se situe en deçà du langage. Sa parole pauvre l’éloigne du fanatisme qui guette le prophète. Dans « Il miracolo » (L’amore Roberto Rossellini, 1946), Nanni la vagabonde croit rencontrer Saint Joseph mais ni les risées de la foule, ni la bassine qu’on veut lui poser derrière la tête en guise d’auréole, ne fléchissent sa conviction d’enfanter un bébé d’origine divine. Pour le simple d’esprit seul le soliloque permet d’être soi, puisque l’échange avec les hommes est difficile c’est à Dieu qu’il s’en réfère. Bess croit dialoguer avec Dieu tandis qu’elle monologue, se dédouble et contrefait sa voix. Le Stalker (Stalker, 1979) est, nous dit sa femme, un grand enfant incompris des hommes qui l’accompagnent jusqu’à la chambre des désirs, comme Domenico (Nostalgia, Andréi Tarkovski, 1983) qui se perd en imprécations à l’endroit des mécréants.  Lorsqu’il perd confiance en l’homme Alexander (Le sacrifice) dit à Dieu être prêt à sacrifier ce qu’il a de plus cher, sa maison, afin que la paix soit restaurée. De manière exceptionnelle il échoit au simple d’esprit s’il recouvre la raison – Johanes dans Ordet de Dreyer – de produire un miracle, comme si la folie était le prix à payer pour accéder à la connaissance et à la compassion.

Il n’est pas rare que l’artiste soit présenté au cinéma, tantôt en fou lorsque l’homme s’enfonce, victime des injustices et de la peur, tantôt en saint, s’il s’élève, sourd aux incartades et aux faiblesses de ses pairs. La folie est pour le cinéaste croyant le moyen de sanctifier la souffrance, pour l’athée elle est la possibilité d’en découdre avec ses contemporains par le truchement du médecin de campagne, de l’instituteur, de l’engagé d’une cause humanitaire, de l’otage séquestré, voire du marginal, auquels il accorde les attributs d’un saint laïque.

Entre tous les créateurs Van Gogh fait figure de saint souffrant, d’illuminé soumis à des forces obscures, d’artiste maudit, de suicidaire qui apostrophe la postérité. Trop de fims ont montré l’artiste immolé sur l’autel de la liberté d’expression chèrement conquise, laissant entrevoir l’ombre idéalisée de Van Gogh, lequel écrivait en 1882 : « Je vois que la nature me parle, me dit quelque chose comme si elle me sténographiait. Dans cette sténographie il peut y avoir des mots indéchiffrables, des erreurs ou des lacunes, mais quelque chose demeure de ce qu’ont dit ce bois ou cette plage ou cette figure. » Pour avoir aussi répondu à cet appel Séraphine de Senlis, Wölfli, Aloïse, Ligabue, Picassiette, Augustin Lesage ou Jeanne Tripier ont pâti d’être considérés fous. Nombre d’artistes à l’abri de la déraison aiment à s’imaginer sténographiés par l’inspiration, la grâce ou le dérèglement des sens suggéré par Rimbaud ; en un mot ils rêvent d’être saint, sage et fou, mais un fou qui revient occuper sa place parmi les hommes pour recevoir des lauriers. D’autres, plus épris d’exigence que de renom, choisiront pour devise ce mot de Jules Renard : « être libre comme un anarchiste et bon comme un saint. »

Joyce rendit visite à Jung en Suisse dans l’espoir qu’il guérisse sa fille Lucia qui mourrait psychotique. L’écrivain se refusait à croire que sa fille fût malade et en voulait pour preuve qu’elle écrivait des textes, selon lui semblables à ceux qu’il préparait pour Finnegans Wake, mais à sa surprise Jung lui fit cette réponse : « Là où vous nagez, elle se noie. » Etre artiste c’est nager en eaux troubles et profondes sans sombrer dans l’abîme. En revient-on indemne ? Rien n’est moins sûr. Oui, être artiste c’est être apte à perdre le contrôle sans perdre la raison.

 

Marguerite Yourcenar, « Tombeau de Jacques Masui » dans Le temps, ce grand sculpteur, Gallimard, 1983, p 233