Nº 601, mars 2011, dossier « Stanley Kubrick, de Napoléon au Viêt-Nam”, Les Sentiers du silence, sur l’émergence du silence dans l’oeuvre du cinéaste.

LES SENTIERS DU SILENCE

Il semble que le silence se soit glissé de manière subreptice et durable dans l’oeuvre de Stanley Kubrick au creux des interstices de 2001 : l’odyssée de l’espace, et plus particulièrement dans sa séquence finale. Le périple sidéral connu sous le titre « Jupiter et au-delà de l’infini » se clôt sur une série de très gros plans de l’oeil de Dave Bowman lequel découvre la sépulcrale suite blanche. Il franchit les frontières de l’indicible puis demeure un instant sur le seuil de la chambre matricielle dans une sorte de sas. Sa stupéfaction devient la nôtre face à l’éclatante blancheur d’un décor inoui où l’homme est attendu. La musique, proche ici du bruitage, disparaît après l’exploration des lieux pour laisser place au souffle sourd de Dave Bowman. Cette intrusion du règne vivant dans un monde clos et silencieux nous opresse tant elle  nous emprisonne dans le corps de l’astronaute. La quête solitaire lui impose le silence dans son for intérieur autant que dans la noirceur abyssale.

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« Le silence est pour les oreilles ce que la nuit est pour les yeux. » (1) écrit Pascal Quignard. Nous priver des sons c’est nous contraindre à vivre aux aguets dans l’attente de leur retour mais leur netteté trop pure ou chargée d’écho nous blesse, ainsi, le son d’une coupe de cristal brisée sur le sol déchire la quiétude de la chambre blanche pour nous arracher à cette vie dilatée tout autant que concentrée puisque Dave Bowman vieillit sous nos yeux. Dans un dernier sursaut le mourant alité lève un doigt pour interroger le mystère mais ne peut prononcer un mot, tel Perceval troublé à la vue du Graal et de la lance qui saigne chez le Roi Pêcheur. Son râle précède la troisième apparition du monolithe noir mais cette fois le thème musical de Ligeti accompagnera l’image du « foetus astral ».  Le Graal porté par la jeune femme et qui diffuse une lumière sans source visible paraît autant de fois devant Perceval. Comme le jeune chevalier le voyageur est muet, saisi qu’il est d’effroi face à l’infini, conscient de la vanité des mots, ployé par une solitude sans fin, étourdi par le vertige du temps et accablé par l’énigme d’un monde opaque.

Dans la nuit stellaire de cette étrange bulle le silence kubrickien trouve sa « scène primitive » car il repose sur le vide. En cela il est bien différent des silences qui jalonnent les films antérieurs. Auparavant, depuis le Baiser du tueur, l’emploi du silence obéissait aux règles en vigueur : doute, menace ou au contraire apaisement, introspection, ambigüité, suspense, même pendant le « duel » entre Dave Bowman et le robot Hal ; en d’autres termes le silence répondait au besoin d’efficacité dramatique. Mais il y a plus, Michael Herr et Frédéric Raphaël, respectivement coscénaristes de Full Metal Jacket et Eyes Wide Shut, n’ont pas manqué de signaler dans leurs livres consacrés à Kubrick à quel point celui-ci était attentif au rythme du film à venir : le silence le libère des entraves du récit classique, de ses articulations les plus logiques, il peut dorénavant s’adonner à la recherche de la toute-puissance des rythmes.

Jusqu’à 2001 on lui reconnaissait la maîtrise d’un grand metteur en scène formaliste, à partir de ce film le plan devient chez Kubrick une image chargée de sens traversée par le temps, même s’il s’agit d’un temps abstrait, évidé, en suspens, en tous points éloigné d’un temps chronologique, circulaire, mythique ou d’une approche contemplative. A l’encontre de nombre d’artistes plus sentimentaux pour lesquels le temps s’écoule ou s’épand en strates Kubrick le sculpte en blocs minéraux pour en être l’artisan.

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Grâce à l’acuité d’un regard toujours plus scrutateur l’intensité émotionnelle des films ultérieurs est souvent produite par la rencontre du silence et de l’immobilité. On se souvient des visages de cire aperçus dans Barry Lyndon en apparence, hélas pour certains, peu expressifs. Marisa Berenson écrit : « On m’a dit parfois que j’avais peu de texte dans Barry Lyndon ou que j’étais statique, comme me le disait Stanley mes regards en disaient souvent davantage que mes mots. » (2)

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Sur ce point aussi l’épilogue de 2001 marque une césure franche dans le corpus du cinéaste. Le trop plein verbal était loin d’être inhabituel dans ses films, qu’il s’agisse de la voix off constante de L’ultime razzia, des joutes oratoires des officiers dans les Sentiers de la gloire, des discours de Spartacus et Crassus avant la bataille finale dans Spartacus, de la théâtralité de l’échange entre Humbert Humbert et Clare Quilty au début de Lolita, ou de l’histrionisme du Docteur Folamour.

Selon John Baxter, peu clément à l’égard de Kubrick, celui-ci aurait affirmé :  « Je crois que les films muets font souvent bien mieux les choses que les films parlants, dit-il. Il ne donne pas de détails, sauf pour dire qu’il aime particulièrement ce qui est peut-être le moment le plus réussi du film, quand Barry et Lady Lyndon, après s’être observés en douce par dessus la table de jeu, se rencontrent dehors, sur la terrasse à colonnades (…) En acceptant des éloges pour la réserve de cette scène, Kubrick évite de mentionner le fait qu’il avait tourné un long échange dialogué entre Barry et Lady Lyndon, puis qu’il l’avait mis au rebut parce que la scène tombait exactement au milieu du film, d’une durée de trois heures sept minutes, exigeant un intermède. » (3) En admettant qu’il ait filmé cette scène sous forme dialoguée il n’en demeure pas moins que la décision ultime prise au cours du montage a privilégié le silence pour mieux partager le trouble intime de Lady Lyndon. Ne pas se détourner du silence d’un visage est une manière d’en exiger la mise à nu sans bienveillance, d’y sculpter aussi ce temps solide qui pétrifie les êtres.

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Emily Dickinson affirme que  « Le Silence est notre seule crainte. Il y a dans la Voix un Rachat – mais le Silence est l’Infini. Il n’a pas de visage. » (4) Kubrick partage la même fascination que la poétesse pour le silence du monde produit peut-être par un Grand Architecte leibnitzien. A partir de 2001 il l’exprime, paradoxalement, tant par la musique de répertoire qui préexiste au récit que par une parole allusive et appauvrie et surtout par l’insertion de longs silences qui mettent en évidence une solitude accrue. Hormis Orange mécanique, alourdi d’effets caricaturaux et d’artifices visant à une modernité factice, ses films suivants portent la trace de cet allègement dramatique.

Il n’hésite pas à placer ses personnages face au silence d’un monde dont ils ignorent certaines cérémonies : la mélancolie rembrunit la silhouette silencieuse et presque statuaire de Redmond Barry (Barry Lyndon) étranger aux usages de l’aristocratie qui tolère à peine sa présence. Sous l’emprise du silence de l’hôtel Overlook l’écrivain Jack Torrance (Shining) est happé par la folie au point de perdre et la capacité à parler et celle d’écrire, à peine parvient-il à mécanographier jusqu’à la nausée la phrase « All work and no play makes Jack a dull boy ». Pendant son entraînement Joker (Full Metal Jacket) peine à assimiler les usages des marines puis lors des combats il ne comprend pas la jeune vietnamienne blessée qui lui dit « Shoot me ».  Derrière un masque Bill Harford (Eyes Wide Shut) déambule parmi les invités d’une orgie dont les invités semblent les membres d’une secte. Il ignore qu’il n’y a pas de deuxième mot de passe pour les initiés et que « Fidélio » est réservé au premier seuil.  Et lorsqu’il revient au château l’entrée lui est interdite à l’instar de Perceval qui de retour au château du Roi Pêcheur découvre les lieux abandonnés d’une « Terre Gaste ».

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Chacun d’entre eux fait face au mystère mais aucun n’est capable de le déchiffrer. Peut-être le premier mystère à résoudre est-il celui de l’identité. Redmond Barry falsifie son nom au cours de son ascension sociale, Bill Harford occulte le sien lorsqu’il s’immisce dans la fête orgiaque, Joker est un surnom, et il n’est pas impossible que Jack Torrance ait vécu à l’hôtel Overlook en 1921 sous une autre identité. Perceval a lui la révélation de son nom un jour après avoir assisté au passage du cortège qui présentait le Graal. Méconnaître son nom ou choisir de le cacher est un motif de silence coupable à moins que le manque d’assurance n’en soit l’origine, peut-être suscitée par l’absence du père. En effet, Perceval est orphelin comme l’est Redmond Barry, nous ignorons tout des pères de Joker et Bill Harford, et celui d’Alex (Orange mécanique) est un pauvre hère.

Chacun de ces personnages, nouveau Perceval en visite chez le roi mehaignié, hésite à prononcer les mots qui pourraient éviter la mort ou libérer d’un sortilège. Redmond Barry ne peut empêcher la mort de son fils Bryan, Bill Harford ne peut éviter celle de la prostituée appelée Mandy, Joker assiste sans voix au délitement de la raison de Pyle, il ne parvient pas à éviter son suicide et plus tard il met à mort la jeune sniper vietnamienne qui lui demande d’abréger ses souffrances. Perceval lui n’a pu guérir le Roi Pêcheur ni épargner à sa propre mère de dépérir de chagrin loin de lui lorsqu’il a choisi de rejoindre la cour du roi Arthur afin d’être adoubé chevalier. Perdure alors chez les personnages le mutisme qui  tourmente Perceval pour n’avoir osé agir.

Sur le sentier du silence l’homme s’engage dans une voie ardue dans l’espoir que la quête ne soit pas sans objet ni récompense. Ce qui manque aux personnages de Kubrick pour accomplir ce voyage n’est pas la confiance en soi mais en l’autre. N’en fallait-il pas à  Perceval pour accepter d’être conduit les yeux bandés et les oreilles bouchées vers le lieu de son initiation ? Dans Eyes Wide Shut Nick Nightingale joue du piano les yeux bandés lorsque les puissants l’engagent pour leur soirée orgiaque. Bill Harford sera littéralement démasqué pour avoir enfreint la règle du lieu. Néanmoins, reconnaissons que s’il reste fidèle à son épouse Alice en dépit des propositions incessantes c’est moins par rigorisme moral que mû par l’instinct de qui se sait en route vers l’inconnu, voire l’interdit. Comment reprocher aux personnages de Kubrick trop d’impatience si leur créateur a besoin pour animer ce qu’il filme de déchirer le voile des apparences, quelquefois avec emportement ?

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Un surcroît de silence nous rappelle le monde antérieur à la venue de l’homme et nous fait craindre un monde d’où l’homme serait absent, ou du moins d’où nous serions absents. L’épilogue de Barry Lyndon aime à nous rappeler notre condition de mortels :  «Ils sont tous égaux maintenant. » Riches ou pauvres, heureux ou blessés par la vie ils sont réduits à n’être plus que des souvenirs. La dernière phrase de Full Metal Jacket tempère cette terrible condamnation mais Joker a beau affirmer « Je suis vivant, je n’ai pas peur», on peut douter de sa conviction. On dira le constat désabusé ou pessimiste ; trop de lucidité peut rogner les ailes il est vrai. Ce qui importe c’est que le silence ne nous mène vers la Terre Gaste et qu’au contraire il fortifie celui qui accepte d’être mis à l’épreuve. Bill Harford n’a pu percer certain mystère mais a-t-il réellement besoin d’accéder à cette connaissance pour vivre ? Rien n’est moins sûr. Mieux vaut, semble dire le cinéaste par le biais d’Alice Harford, se tenir éveillé, au risque de ne plus discerner la frontière entre le rêve et le réel et de vivre dans l’incertitude. L’étrange expérience vécue n’a pourtant pas appris à Bill Harford l’une des vertus du silence : à garder un secret. René Char a écrit : « Je veux partager ton mystère, mais je ne veux pas connaître ton secret. » Nul doute que Kubrick a emporté le sien dans la tombe de Childwickbury manor.

(1) Pascal Quignard, La haine de la musique, petits traités, Calmann-Lévy, 1996, p 307

(2) Marisa Berenson, Moments intimes, Calmann-Lévy, 2009, p 153.

(3) John Baxter, Stanley Kubrick, biographie, Editions Le seuil, Paris 1999, p 288.

(4) Emily Dickinson, Quatrains et autres poèmes brefs, Poésie Gallimard, 2000, Lettre à Susan Dickinson, p 129.