Artículo publicado en el nº 556 de Positif (junio de 2007)

La mélancolie accorde des clartés à l’homme abîmé dans la contemplation d’une image fixe. Grâce à une concentration qui est moins l’effet de la volonté que de son abandon l’invisible devient intelligible. Combien de fois n’a-t-on vu au cinéma un personnage plongé dans le ressouvenir procuré par un album de photographies, un dessin, un portrait, une lettre, une partition ? Leur disparition confirme la fugacité de nos vies, ainsi lorsque dans Fellini Roma (1972) les peintures rupestres longtemps cachées aux hommes s’effaçent au contact de la lumière et de l’air notre regard qui les profane reste à la lisière de l’ineffable.

Nul breuvage n’apaise le sujet tout à sa douleur dont il tire quelque fierté si, comme l’affirme Novalis, elle est « un souvenir de notre haut rang »(1). De là le plaisir aristocratique conféré par la conviction que l’esprit demeure dans ce qui a été, plus encore s’il s’agit d’une oeuvre d’art. Le personnage est un élu autant qu’un exclu ; c’est un voyant dolent,  un homme mûr ou meurtri avant l’heure, cultivé, brûlé par quelque humeur sombre. L’homme devant le tableau est le confident de l’auteur qui par son biais nous livre sa conception de l’art.

la-prima-notte-di-quieteCependant qu’un bal célèbre l’union sentimentale et sociale de Tancrède et Angélique (Le guépard, 1963) le prince Salinas anticipe ses derniers soubresauts face au Fils puni de Greuze éploré devant le lit du père agonisant.  Courtiser la mort, voici qui est propre d’un tempérament saturnien. Il n’y a pas de réel dialogue face à un tableau de sorte que les nouveaux époux ne peuvent que momentanément détourner le prince de sa consomption. Ce n’est pas tant sa mémoire personnelle qui affleure alors qu’un héritage culturel sédimenté au fil des siècles. Le tableau est un oracle grâce auquel le prince, habitué à observer les étoiles, s’interroge non pas sur son existence mais sur le sens des vies enchâssés l’une dans l’autre.

Dans Le professeur (1972) de Zurlini Daniele Dominici, bourgeois qui renie sa haute naissance, soliloque devant la  Madonna del parto commandée à Piero della Francesca par la communauté paysanne de Monterchi. Il va et vient devant la femme tutélaire qui guide son introspection. Elle lui semble moins heureuse qu’absorbée par le mystère de la vie qui croît en elle. L’on devine chez ce dandy désabusé  un éloge de la pureté et de la simplicité perdue, d’autant que l’accompagne une jeune femme dissolue que son amour ne peut rédimer.

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Le taciturne Gortchakov craint dans Nostalghia (1983) de franchir le seuil de l’église où se trouve la même Vierge gravide.(2) Eugenia qui a traversé avec lui la moitié de l’Italie assiste à la cérémonie des femmes qui déposent devant la madone une statue de la Vierge. Tarkovski filme ensuite un magnifique enchaînement de trois plans. D’abord un gros plan d’Eugenia dont le regard est happé par le tableau, puis le visage de la madone jusque là aperçue de loin, enfin le regard intérieur de Gortchakov filmé en noir et blanc dans un ailleurs situé entre la rêverie et le souvenir qui semble instaurer un dialogue muet avec la Madonna. Pour Daniele Dominici et Gortchakov l’accoutumance mélancolique adoucit le regret d’un temps révolu où la spiritualité emplissait une vie.

Le songe de la lumière (1992) montre Antonio López qui devise dans son atelier avec un ami également peintre devant une reproduction du Jugement dernier. Les deux hommes aux abords de la soixantaine remarquent que Michel-Ange s’est peint, plus ou moins au même âge, sous les traits de Saint Barthélémy. Peu avant la fin du film Antonio López renonce à peindre et même à dessiner les coings de son jardin. Il se couche sur un lit tandis que sa femme le peint dans une position qui rappelle celle d’un mort. Il choisit de tenir à la main une photographie en noir et blanc d’un temple grec qu’il a visité lorsqu’il était jeune. Puis il s’endort. Sa femme le laisse seul. Commence alors la séquence du rêve. L’on voit l’ombre de la caméra dans le jardin où des coings épars se flétrissent, quelques toiles et bustes réalisés par l’artiste et son visage baigné dans une lumière bleutée. Sa voix en off évoque la fermentation des coings durant son enfance à Tomelloso, une lumière surgie d’un au-delà qui n’est ni celle de l’aurore ni celle du crépuscule, quelque chose qu’il est peut-être seul à percevoir. Goûter aux cendres du temps, rêver parmi des ruines, revenir vers l’enfance, voilà bien des obsessions saturniennes.

La mélancolie point d’autant mieux que l’artiste admiré a vécu il y a fort longtemps. A l’écran il est rare de voir un homme s’émouvoir devant une oeuvre de son époque, à moins qu’il ne soit un éclairé, parfois porte-parole de l’auteur. Nous l’acceptons dans Andréi Roublev (1966) lorsque le moine Cyrille rend visite à Théophane le grec parce que la plupart des spectateurs ne sauraient distinguer une icône du onzième, du treizième ou du quinzième siècle et parce que l’artisanat d’un peintre médiéval invite à l’humilité.

Il en va autrement si l’artiste est contemporain de la production offerte au regard. Dans Edvard Munch (1973) l’être silencieux qui dans ses carnets s’exprime à la troisième personne vit tel un fantôme parmi une bohême souffrante. Face à L’enfant malade pour lequel le peintre a souhaité transcender la réalité afin d’atteindre à l’émotion, les conservateurs peuvent en appeler au scandale, les fragments des toiles filmées s’insèrent dans le montage non linéaire  pour condamner leur médiocrité. Cette mélancolie en morceaux nous soumet à examen, en particulier le troisième autoportrait dont le narrateur nous dit qu’il est défiant. edvard-munch-biopic

L’image qui nous regarde tend à introduire une intention symbolique ou pour le moins une interrogation. Que ce soit Munch scrutant son visage peint, un inquiétant portrait gothique, une scène de genre dans un saloon, la féconde lignée des femmes défuntes ou dédoublées, Gertrud déchirée par les chiens ou le sévère regard qui habite le salon de Thierry (Coeurs, 2006). Rendez-vous à Bray (1971) narre la déambulation de Julien auquel son ami Jacques mobilisé sur le front, l’action a lieu en 1917, a donné rendez-vous au domaine isolé de La Fougeraie où l’accueille une étrange servante. Lors de son dîner solitaire le jeune pianiste voit son reflet dans un miroir qui lui fait face et soudain il découvre stupéfait le tableau préraphaélite de Burn-Jones intitulé Le roi Cophétua et la mendiante. Bien qu’il soit assez récent il décrit une légende d’un Moyen-Âge idéalisé. Delvaux aurait pu ne pas en référer au chaste roi gagné à l’amour à la vue d’une humble femme, en composant une suite somnambulique de rimes picturales il autorise nos interprétations. Dans de nombreux films néanmoins la signification s’estompe derrière un signe opaque. Juste avant que ne commence le célèbre avant-dernier plan de son film Profession : reporter (1975) hanté par la désertification Antonioni filme sans raison apparente le petit paysage fluvial placé au dessus du lit après que David Locke a raconté à la jeune femme la fable de l’aveugle. Si ce plan n’existait pas l’étrangeté de la scène en serait amoindrie. Cet oeil fixe fait écho au geste de l’homme noir qui dans une scéne antérieure tourne la caméra vers le reporter. Ici la mélancolie provient d’un espace off inconnaissable.

L’homme devant le tableau est le pendant d’un motif bien connu, la femme devant le miroir. L’homme lui s’y voit à la dérobée avant de prendre le chemin de l’exil, du duel, de la prison, du rituel ou de dire adieu à la vie. Dans Le guépard le prince Salinas est pris d’un léger malaise à côté d’un miroir avant de s’isoler dans la bibliothèque puis c’est après s’être regardé dans une glace des toilettes qu’il quitte le bal. Est-ce à dire que les cinéastes hésitent à placer la femme devant un tableau ? Tel semble être le cas. La jeune femme peintre des Amants du Pont-Neuf (1991) admire une dernière fois au Louvre un autoportrait de Rembrandt avant de perdre la vue.  Il est regrettable qu’aucun plan de Michèle ne succède au plan frontal de la toile. L’absence de relation entre la femme et le tableau prive la scène de son potentiel mélancolique. Que reste-t-il ? Une aimable citation.

shining-movieLa fiction se nourrit de l’authentification du réel produit par la photographie mais parfois celle-ci contredit ce postulat. Dans Shining (1980) les plans finaux du bal du 04 juillet célébré à l’hôtel Overlook en 1921 annihilent notre ancrage temporel. Les trois plans de cette photographie suffisent à nous convaincre que dès le départ Jack Torrance nous menait sur l’île des morts. Leur effet narcotique nous emprisonnent dans la spirale d’un sortilège. L’improbable a eu lieu, peut-être.

A la fin de Charulata (1964) Bhupati surprend les pleurs de  sa femme qui aime son cousin Amal. Celui-ci a quitté le couple puisque l’adultère ne peut être consommé. Bhupati est abattu. Il sort. Il revient. Ray filme alors six superbes arrêts sur images : la main de Bhupati qui hésite à s’approcher de celle de Charulata, le visage de Charulata, celui de Bhupati, le serviteur et sa lampe, le mari et la femme unis par leurs mains, le couple vu de loin dans la galerie. La déchirure, l’éloignement, la solitude, la tendresse, le besoin d’être deux. Tout est là, dans cette béance. Dans ces strates du temps révélé se glisse la mélancolie. Et rien ou presque n’est montré.Charulata-1970-001-the-final-scene

Certains metteurs en scène s’essaient avec succès à utiliser d’autres supports visuels. La pellicule vierge que montre Oreste aux enfants errants que sont Voula et son frère Alexandros (Paysage dans le brouillard, 1988) a la vertu d’une prédiction confirmée par l’arbre auprès duquel s’achève leur périple. L’arrêt sur image final des enfants qui enserrent le tronc de l’arbre lointain contient en puissance l’énigme d’un monde à déchiffrer. Il en va de même avec le générique de fin du Nouveau Monde (2005). La succession de cartes de l’Amérique du Nord annonce l’avancée des colons vers l’Ouest. Ces plans, en apparence anodins, attestent l’inéluctable puisque le futur s’y devine, pour ainsi dire, sans avenir. Oui, le caractère saturnien d’un cinéaste s’affirme souvent, et même à son insu, dans les derniers plans d’un film.

La mélancolie se fonde sur un constat, ce qu’est l’homme, et sur un espoir que l’on n’ose dire déçu, ce qu’il pourrait être. Les cinéastes saturniens résistent à l’étreinte du temps quand d’autres y succombent. Ils voyagent jusqu’à l’ombilic du monde puis reviennent parmi nous pour donner à voir ses mystères. Leur privilège, ne rien ignorer du royaume des vivants et des morts ; leur risque, soit la misanthropie, soit poétiser la vie à l’excès car comme Walter Benjamin l’a écrit :  « Le seul plaisir que s’autorise le mélancolique, et c’est un plaisir puissant, est l’allégorie. »(3)

  • Armel Guerne, Les Romantiques allemands, Phébus libretto, Paris 2004, p 263.
  • Tarkovski a filmé une copie de l’oeuvre de Piero della Francesca dans la crypte de San Pietro située à 120 km de Monterchi.
  • Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985.